Jean Baptiste Say, Traité d'Économie politique, ou simple exposition de la manière dont se forme, se distribuent et se consomment les richesses (6th edition, 1841)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique ou simple exposition de la manière dont se forment, se distribuent et se consomment les richesses. Sixième édition entièrement revue par l'auteur, et publiée sur les manuscrits qu'il a laissés, par Horace Say, son fils (Paris: Guillaumin, 1841).

 

Editor's Note

To make this edition useful to scholars and to make it more readable, I have done the following:

  1. I have inserted the page numbers of the original edition
  2. I have moved the Table of Contents to the beginning of the text
  3. I have placed the footnotes at the end of the book

 


 

 

Table of Contents

AVERTISSEMENT

Discours préliminaire. [1]

LIVRE PREMIER - DE LA PRODUCTION DES RICHESSES.

LIVRE SECOND - DE LA DISTRIBUTION DES RICHESSES.

LIVRE TROISIÈME - DE LA CONSOMMATION DES RICHESSES.

Épitome des principes fondamentaux de l'économie politique

Notes

 


 

 

Avertissement de l'éditeur sur cette sixième édition

La première édition du Traité d’Économie Politique parut en 1803 ; l’auteur avait employé trois ans d’un travail assidu à composer cet ouvrage. Il remplissait alors les fonctions de tribun ; mais les doctrines libérales qu’il professait et la fermeté de son caractère ne pouvaient convenir longtemps à un pouvoir dictatorial qui grandissait rapidement et qui chaque jour exigeait du pays le sacrifice d’une de ses libertés. Jean-Baptiste Say en sortant du Tribunat crut donc devoir refuser les fonctions de directeur des droits réunis dans le département de l’Allier, et pour conserver son indépendance, pour rester fidèle à ses convictions, il dut vivre dans la retraite. Ce fut alors qu’il se fit manufacturier. L’empereur cependant n’oubliait pas qu’il avait rencontré une résistance sérieuse de la part de l’auteur du Traité d’Économie Politique, lorsqu’il lui avait demandé de refaire et de modifier son livre, pour le mettre en harmonie avec ce qu’il appelait alors les nécessités de l’époque ; la liberté de la presse n’existait déjà plus et le libraire reçut avis qu’il devait renoncer à l’idée de publier une seconde édition d’un livre dont le succès, dès sa première apparition, avait été complet.

Jean-Baptiste Say, loin de Paris, fondant et dirigeant une fabrique qui occupait plus de quatre cents ouvriers, donnant la vie et la richesse à un canton, naguère misérable, employait encore les loisirs d’une vie si active à perfectionner son œuvre ; menant ainsi de front la théorie et la pratique. Il rendait son Traité plus parfait, attendant pour le publier de nouveau la chute d’un pouvoir contre lequel il n’a jamais cessé de protester et dont aux jours des plus grands triomphes, il prédisait la fin prochaine.

Ce fut en effet en 1814 que parut la seconde édition du Traité d’Économie Politique, mais bien que des améliorations importantes y eussent été apportées, des différences et des corrections plus importantes encore devaient signaler la troisième édition, imprimée en 1817. C’est qu’il faut le reconnaître, la chute du système continental et la paix générale changeaient l’aspect économique de l’Europe. Les communications étaient redevenues faciles ; l’auteur en avait profité pour visiter de nouveau l’Angleterre, il avait été accueilli de la manière la plus distinguée par les compatriotes d’Adam Smith, par les économistes du pays ; et il avait pu, comme il le disait lui-même dans l’avertissement qui précédait la troisième édition, mettre à profit leurs conversations et leurs ouvrages.

Le livre devenait ainsi de plus en plus parfait, sans que cependant l’auteur ait eu à revenir sur aucun des grands principes et des belles démonstrations qui avaient fondé sa haute réputation. La quatrième édition fut publiée en 1819 et la cinquième dans l’année 1826. Ces éditions quoique tirées à un grand nombre d’exemplaires, s’enlevaient rapidement, et l’ouvrage était en même temps traduit dans toutes les langues de l’Europe. Cependant, l’auteur, au lieu de s’occuper à préparer immédiatement les éditions subséquentes du même livre, pensa rendre un nouveau service à la science en publiant un Cours complet d’économie politique pratique, ouvrage plus considérable que le premier, et qui, s’il n’en a pas la simple et belle ordonnance, contient d’un autre côté de nombreuses applications pratiques, et un choix d’exemples précieux pour l’instruction de ceux qui se livrent aux professions industrielles, et pour les économistes qui veulent approfondir toutes les parties de la science [1].

Le Traité d’Économie Politique, devenant rare dans la librairie, l’auteur y avait cependant mis lui-même la dernière main, et avait préparé ainsi la sixième édition que nous donnons aujourd’hui au public. Le texte d’un ouvrage, justement considéré comme le premier monument complet élevé à l’Économie politique, va se trouver ainsi définitivement fixé, et toute nouvelle édition dans l’avenir, ne pourra plus être que la simple reproduction de celle-ci.

 


 

 

DISCOURS PRELIMINAIRE.

Une science ne fait de véritables progrès que lorsqu’on est parvenu à bien déterminer le champ où peuvent s’étendre ses recherches et l’objet qu’elles doivent se proposer ; autrement on saisit çà et là un petit nombre de vérités sans en connaître la liaison, et beaucoup d’erreurs sans en pouvoir découvrir la fausseté.

On a long-temps confondu la Politique proprement dite, la science de l’organisation des sociétés, avec l’Économie politique, qui enseigne comment se forment, se distribuent et se consomment les richesses qui satisfont aux besoins des sociétés. Cependant les richesses sont essentiellement indépendantes de l’organisation politique. Sous toutes les formes de gouvernement, un état peut prospérer, s’il est bien administré. On a vu des nations s’enrichir sous des monarques absolus : on en a vu se ruiner sous des conseils populaires. Si la liberté politique est plus favorable au développement des richesses, c’est indirectement, de même qu’elle est plus favorable à l’instruction.

En confondant dans les mêmes recherches les principes qui constituent un bon gouvernement, et ceux sur lesquels se fonde l’accroissement des richesses, soit publiques, soit privées, il n’est pas étonnant qu’on ait embrouillé bien des idées au lieu de les éclaircir. C’est le reproche qu’on peut faire à Steuart, qui a intitulé son premier chapitre : Du gouvernement du genre humain ; c’est le reproche qu’on peut faire aux économistes du dix-huitième siècle, dans presque tous leurs écrits, et à J. J. Rousseau dans l’Encyclopédie (art. Économie politique).

Il me semble que depuis Adam Smith on a constamment [2] distingué ces deux corps de doctrine, réservant le nom d’économie politique [1] à la science qui traite des richesses, et celui de politique seul, pour désigner les rapports qui existent entre le gouvernement et le peuple, et ceux des gouvernements entre eux. Après avoir, au sujet de l’économie politique, fait des incursions dans la politique pure, on a cru devoir à plus forte raison en faire dans l’agriculture, le commerce et les arts, qui sont les véritables fondements des richesses, sur lesquelles les lois n’ont qu’une influence accidentelle et indirecte. Dès-lors que de divagations ! Car si le commerce, par exemple, fait partie de l’économie politique, tous les genres de commerce en font partie, par conséquent le commerce maritime, par conséquent la navigation, la géographie… où s’arrêter ! Toutes les connaissances humaines se tiennent. Il faut donc s’attacher à trouver, à bien déterminer le point de contact, l’articulation qui les lie. On a ainsi une connaissance plus précise de chacune de leurs branches ; on sait où elle se rattache ; ce qui est toujours une partie de ses propriétés.

L’économie politique ne considère l’agriculture, le commerce et les arts, que dans les rapports qu’ils ont avec l’accroissement ou la diminution des richesses, et non dans leurs procédés d’exécution. Elle indique les cas où le commerce est véritablement productif, ceux où ce qu’il rapporte à l’un est ravi à [3] l’autre, ceux où il est profitable à tous ; elle enseigne même à apprécier chacun de ses procédés, mais seulement dans leurs résultats. Elle s’arrête là. Le surplus de la science du négociant se compose de la connaissance des procédés de son art. Il faut qu’il connaisse les marchandises qui sont l’objet de son trafic, leurs qualités, leurs défauts, le lieu d’où on les tire, leurs débouchés, les moyens de transport, les valeurs qu’il peut donner en échange, la manière de tenir ses comptes.

On en peut dire autant de l’agriculteur, du manufacturier, de l’administrateur : tous ont besoin de s’instruire dans l’économie politique, pour connaître la cause et les résultats de chaque phénomène ; et chacun, pour être habile dans sa partie, doit y joindre l’étude des procédés de son art.

Smith n’a pas confondu ces différens sujets de recherche ; mais, ni lui, ni les écrivains qui l’ont suivi, ne se sont tenus en garde contre une autre sorte de confusion qui demande à être expliquée ; les développemens qui en résulteront ne seront pas inutiles aux progrès des connaissances humaines en général, et de celle qui nous occupe en particulier.

En économie politique, comme en physique, comme en tout, on a fait des systèmes avant d’établir des vérités ; c’est-à-dire qu’on a donné pour la vérité des conceptions gratuites, de pures assertions. Plus tard, on a appliqué à cette science les méthodes qui ont tant contribué, depuis Bacon, aux progrès de toutes les autres ; c’est-à-dire la méthode expérimentale, qui consiste essentiellement à n’admettre comme vrais que les faits dont l’observation et l’expérience ont démontré la réalité, et comme des vérités constantes que les conclusions qu’on en peut tirer naturellement ; ce qui exclut totalement ces préjugés, ces autorités qui, en science comme en morale, en littérature comme en administration, viennent s’interposer entre l’homme et la vérité. Mais sait-on bien tout ce qu’on doit entendre par ce mot faits, si souvent employé ?

[4]

Il me semble qu’il désigne tout à la fois les choses qui existent et les choses qui arrivent ; ce qui introduit déjà deux ordres de faits  : c’est un fait que telle chose est ainsi ; c’est un fait que tel événement s’est passé de telle manière.

Les choses qui existent, pour qu’elles puissent servir de base à des raisonnemens sûrs, il faut les voir telles qu’elles sont, sous toutes leurs faces, avec toutes leurs propriétés. Sans cela, croyant raisonner de la même chose, on pourrait discourir, sous le même nom, de deux choses diverses.

Le second ordre de faits, les choses qui arrivent, consiste dans les phénomènes qui se manifestent lorsqu’on observe comment les choses se passent. C’est un fait que lorsqu’on expose les métaux à une certaine chaleur, ils deviennent fluides.

La manière dont les choses sont et dont les choses arrivent, constitue ce qu’on appelle la nature des choses ; et l’observation exacte de la nature des choses est l’unique fondement de toute vérité.

De là naissent deux genres de sciences : les sciences qu’on peut nommer descriptives, qui consistent à nommer et à classer les choses, comme la botanique ou l’histoire naturelle ; et les sciences expérimentales, qui nous font connaître les actions réciproques que les choses exercent les unes sur les autres, ou en d’autres termes la liaison des effets avec leurs causes ; telles sont la physique et la chimie.

Ces dernières exigent qu’on étudie la nature intime des choses, car c’est en vertu de leur nature qu’elles agissent et produisent des effets : c’est parce qu’il est dans la nature du soleil d’être lumineux et dans la nature de la lune d’être opaque, que lorsque la lune passe devant le soleil, ce dernier astre est éclipsé. Une analyse scrupuleuse suffit quelquefois pour nous faire connaître la nature d’une chose ; d’autres fois elle ne nous est complètement révélée que par ses effets ; et, de [5] toutes manières, l’observation, quand nous ne pouvons avoir recours à des expériences faites exprès, est nécessaire pour confirmer ce que l’analyse a pu nous apprendre.

Ces principes, qui m’ont guidé, m’aideront à distinguer deux sciences qu’on a presque toujours confondues : l’économie politique, qui est une science expérimentale, et la statistique, qui n’est qu’une science descriptive.

L’économie politique, telle qu’on l’étudie à présent, est tout entière fondée sur des faits ; car la nature des choses est un fait, aussi bien que l’événement qui en résulte. Les phénomènes dont elle cherche à faire connaître les causes et les résultats, peuvent être considérés ou comme des faits généraux et constans qui sont toujours les mêmes dans tous les cas semblables, ou comme des faits particuliers qui arrivent bien aussi en vertu de lois générales, mais où plusieurs lois agissent à la fois et se modifient l’une par l’autre sans se détruire ; comme dans les jets-d’eau de nos jardins, où l’on voit les lois de la pesanteur modifiées par celles de l’équilibre, sans pour cela cesser d’exister. La science ne peut prétendre à faire connaître toutes ces modifications qui se renouvellent chaque jour et varient à l’infini ; mais elle en expose les lois générales et les éclaircit par des exemples dont chaque lecteur peut constater la réalité.

La statistique ne nous fait connaître que les faits arrivés ; elle expose l’état des productions et des consommations d’un lieu particulier, à une époque désignée, de même que l’état de sa population, de ses forces, de ses richesses, des actes ordinaires qui s’y passent et qui sont susceptibles d’énumération. C’est une description très-détaillée. Elle peut plaire à la curiosité, mais elle ne la satisfait pas utilement quand elle n’indique pas l’origine et les conséquences des faits qu’elle consigne ; et lorsqu’elle en montre l’origine et les conséquences, elle devient de l’économie politique. C’est sans doute la raison pour [6] laquelle on les a confondues jusqu’à ce moment. L’ouvrage de Smith n’est qu’un assemblage confus des principes les plus sains de l’économie politique, appuyés d’exemples lumineux et des notions les plus curieuses de la statistique, mêlées de réflexions instructives ; mais ce n’est un traité complet ni de l’une ni de l’autre : son livre est un vaste chaos d’idées justes, pêle-mêle avec des connaissances positives.

Nos connaissances en économie politique peuvent être complètes, c’est-à-dire, que nous pouvons parvenir à découvrir toutes les lois qui régissent les richesses ; il n’en saurait être de même de nos connaissances en statistique ; les faits qu’elle rapporte, comme ceux que rapporte l’histoire, sont plus ou moins incertains et nécessairement incomplets. On ne peut donner que des essais détachés et très-imparfaits sur la statistique des temps qui nous ont précédés, et sur celle des pays éloignés. Quant au temps présent, il est bien peu d’hommes qui réunissent les qualités d’un bon observateur à une position favorable pour observer. On n’a jamais eu un état de population véritable. L’inexactitude des rapports auxquels on est obligé d’avoir recours, la défiance inquiète de certains gouvernemens, et même des particuliers, la mauvaise volonté, l’insouciance, opposent des obstacles souvent insurmontables aux soins qu’on prend pour recueillir des particularités exactes ; et, parvint-on à les avoir, elles ne seraient vraies qu’un instant ; aussi Smith avoue-t-il qu’il n’ajoute pas grand’foi à l’arithmétique politique, qui n’est autre chose que le rapprochement de plusieurs données de statistique.

L’économie politique, au contraire, est établie sur des fondemens inébranlables, du moment que les principes qui lui servent de base sont des déductions rigoureuses de faits généraux incontestables. Les faits généraux sont, à la vérité, fondés sur l’observation des faits particuliers, mais on a pu [7] choisir les faits particuliers les mieux observés, les mieux constatés, ceux dont on a été soi-même le témoin ; et lorsque les résultats en ont été constamment les mêmes, et qu’un raisonnement solide montre pourquoi ils ont été les mêmes, lorsque les exceptions mêmes sont la confirmation d’autres principes aussi bien constatés, on est fondé à donner ces résultats comme des lois générales, et à les livrer avec confiance au creuset de tous ceux qui, avec des qualités suffisantes, voudront de nouveau les mettre en expérience. Un nouveau fait particulier, s’il est isolé, si le raisonnement ne démontre pas la liaison qu’il a avec ses antécédens et ses conséquens, ne suffit point pour ébranler une loi générale ; car, qui peut répondre qu’une circonstance inconnue n’ait pas produit la différence qu’on remarque entre deux résultats ? Je vois une plume légère voltiger dans les airs, et s’y jouer quelquefois long-temps avant de retomber à terre : en conclurai-je que la gravitation universelle n’existe pas pour cette plume ? J’aurais tort. En économie politique, c’est un fait général que l’intérêt de l’argent s’élève en proportion des risques que court le prêteur de n’être pas remboursé. Conclurai-je que le principe est faux, pour avoir vu prêter à bas intérêt dans des occasions hasardeuses ? Le prêteur pouvait ignorer son risque, la reconnaissance ou la peur pouvait lui commander des sacrifices ; et la loi générale, troublée en un cas particulier, devait reprendre tout son empire du moment que les causes de perturbation auraient cessé d’agir. Enfin, combien peu de faits particuliers sont complètement avérés ! Combien peu d’entre eux sont observés avec toutes leurs circonstances ! Et, en les supposant bien avérés, bien observés et bien décrits, combien n’y en a-t-il pas qui ne prouvent rien, ou qui prouvent le contraire de ce qu’on veut établir.

Aussi, n’y a-t-il pas d’opinion extravagante qui n’ait été [8] appuyée sur des faits [2], et c’est avec des faits qu’on a souvent égaré l’autorité publique. La connaissance des faits, sans la connaissance des rapports qui les lient, n’est que le savoir non digéré d’un commis de bureau ; et encore le commis de bureau le plus instruit ne connaît guère complètement qu’une série de faits, ce qui ne lui permet d’envisager les questions que d’un seul côté.

C’est une opposition bien vaine que celle de la théorie et de la pratique ! Qu’est-ce donc que la théorie, sinon la connaissance des lois qui lient les effets aux causes, c’est-à-dire, des faits à des faits ? Qui est-ce qui connaît mieux les faits que le théoricien qui les connaît sous toutes leurs faces, et qui sait les rapports qu’ils ont entre eux ? Et qu’est-ce que la pratique [3] sans la théorie, c’est-à-dire, l’emploi des moyens sans savoir comment ni pourquoi ils agissent ? Ce n’est qu’un empirisme dangereux, par lequel on applique les mêmes méthodes à des cas opposés qu’on croit semblables, et par où l’on parvient où l’on ne voulait pas aller.

C’est ainsi qu’après avoir vu le système exclusif en matière de commerce (c’est-à-dire, l’opinion qu’une nation ne peut gagner que ce qu’une autre perd), adopté presque généralement en Europe dès la renaissance des arts et des lumières ; après avoir vu des impôts constans, et toujours croissans, s’étendre sur certaines nations jusqu’à des sommes effrayantes ; et après avoir vu ces nations plus riches, plus populeuses, plus [9] puissantes qu’au temps où elles fesaient librement le commerce, et où elles ne supportaient presque point de charges, le vulgaire a conclu qu’elles étaient riches et puissantes, parce qu’on avait surchargé d’entraves leur industrie, et parce qu’on avait grevé d’impôts les revenus des particuliers ; et le vulgaire a prétendu que cette opinion était fondée sur des faits, et il a relégué parmi les imaginations creuses et systématiques toute opinion différente.

Il est bien évident, au contraire, que ceux qui ont soutenu l’opinion opposée, connaissaient plus de faits que le vulgaire, et les connaissaient mieux. Ils savaient que l’effervescence très-marquée de l’industrie dans les états libres de l’Italie au moyen-âge, et dans les villes Anséatiques du nord de l’Europe, le spectacle des richesses que cette industrie avait procurées aux uns et aux autres, l’ébranlement opéré par les croisades, les progrès des arts et des sciences, ceux de la navigation, la découverte de la route des Indes et du continent de l’Amérique, et une foule d’autres circonstances moins importantes que celles-là, sont les véritables causes qui ont multiplié les richesses des nations les plus ingénieuses du globe. Ils savaient que si cette activité a reçu successivement des entraves, elle a été débarrassée, d’un autre côté, d’obstacles plus fâcheux encore. L’autorité des barons et des seigneurs, en déclinant, ne pouvait plus empêcher les communications de province à province, d’état à état ; les routes devenaient meilleures et plus sûres, la législation plus constante ; les villes affranchies ne relevaient plus que de l’autorité royale intéressée à leurs progrès ; et cet affranchissement, que la force des choses et les progrès de la civilisation étendit aux campagnes, suffisait pour rendre les produits de l’industrie la propriété des producteurs ; la sûreté des personnes devenait assez généralement garantie en Europe, sinon par la bonne organisation des sociétés, du moins par les [10] mœurs publiques ; certains préjugés, tels que l’idée d’usure attachée au prêt à intérêt, celle de noblesse attachée à l’oisiveté, allaient en s’affaiblissant. Ce n’est pas tout : de bons esprits ont remarqué, non-seulement tous ces faits, mais l’action de beaucoup d’autres faits analogues ; ils ont senti que le déclin des préjugés avait été favorable aux progrès des sciences, à une connaissance plus exacte des lois de la nature ; que les progrès des sciences avaient été favorables à ceux de l’industrie, et ceux de l’industrie à l’opulence des nations. Voilà par quelle combinaison ils ont été en état de conclure, avec bien plus de sûreté que le vulgaire, que si plusieurs états modernes ont prospéré au milieu des entraves et des impôts, ce n’est pas en conséquence des impôts et des entraves, c’est malgré ces causes de découragement ; et que la prospérité des mêmes états serait bien plus grande s’ils avaient été assujettis à un régime plus éclairé [4].

Il faut donc, pour parvenir à la vérité, connaître, non beaucoup de faits, mais les faits essentiels et véritablement influens, les envisager sous toutes leurs faces, et surtout en tirer des conséquences justes, être assuré que l’effet qu’on leur attribue vient réellement d’eux, et non d’ailleurs. Toute autre connaissance de faits est un amas d’où il ne résulte rien, une érudition d’almanach. Et remarquez que ceux qui possèdent ce mince avantage, qui ont une mémoire nette et un jugement obscur, qui déclament contre les doctrines les plus solides, fruits d’une [11] vaste expérience et d’un raisonnement sûr, qui crient au système chaque fois qu’on sort de leur routine, sont précisément ceux qui ont le plus de systèmes, et qui les soutiennent avec l’opiniâtreté de la sottise, c’est-à-dire, avec la crainte d’être convaincus, plutôt qu’avec le désir d’arriver au vrai. Ainsi, établissez sur l’ensemble des phénomènes de la production et sur l’expérience du commerce le plus relevé, que les communications libres entre les nations sont mutuellement avantageuses, et que la manière de s’acquitter envers l’étranger qui convient le mieux aux particuliers, est aussi celle qui convient le mieux aux nations : les gens à vues étroites et à présomption large vous accuseront de système. Questionnez-les sur leurs motifs : ils vous parleront balance du commerce ; ils vous diront qu’il est clair qu’on se ruine si l’on donne son numéraire contre des marchandises… et cela même est un système. D’autres vous diront que la circulation enrichit un état, et qu’une somme d’argent qui passe dans vingt mains différentes équivaut à vingt fois sa valeur… c’est encore un système. D’autres vous diront que le luxe est favorable à l’industrie, que l’économie ruine tout commerce… c’est toujours un système ; et tous diront qu’ils ont les faits pour eux ; semblables à ce pâtre qui, sur la foi de ses yeux, affirme que le soleil, qu’il voit se lever le matin et se coucher le soir, parcourt dans la journée toute l’étendue des cieux, et traite en conséquence de rêveries toutes les lois du monde planétaire. D’autres personnes habiles dans d’autres sciences, et trop étrangères à celle-ci, s’imaginent, de leur côté, qu’il n’y a d’idées positives que les vérités mathématiques et les observations faites avec soin dans les sciences naturelles ; elles s’imaginent qu’il n’y a pas de faits constans et de vérités incontestables dans les sciences morales et politiques ; qu’elles ne sont point par conséquent de véritables sciences, mais seulement des [12] corps d’opinions hypothétiques, plus ou moins ingénieux, mais purement individuels. Ces savans se fondent sur ce qu’il n’y a pas d’accord entre les écrivains qui en traitent, et sur ce que quelques-uns d’entre eux professent de véritables extravagances. Quant aux extravagances et aux hypothèses, quelle science n’a pas eu les siennes ? Y a-t-il beaucoup d’années que les plus avancées d’entre elles sont dégagées de tout système ? Que dis-je ? Ne voit-on pas encore des cervelles contrefaites en attaquer les bases les plus inébranlables ? Il n’y a pas quarante ans qu’on est parvenu à analyser l’eau qui soutient la vie de l’homme, et l’air où il est perpétuellement plongé ; et tous les jours encore on attaque les expériences et les démonstrations qui fondent cette doctrine, quoiqu’elles aient été mille fois répétées en divers pays, et par les hommes les plus instruits et les plus judicieux. Le défaut d’accord existe sur des faits bien plus simples, bien plus évidens que ne le sont la plupart des faits moraux. La chimie, la physique, la botanique, la minéralogie, la physiologie, ne sont-elles pas des champs clos où les opinions viennent se heurter, tout comme dans l’économie politique ? Chaque parti voit bien les mêmes faits, mais il les classe différemment et les explique à sa manière ; et remarquez bien qu’on n’observe pas dans ces débats que les vrais savans soient d’un côté et les charlatans de l’autre : Leibnitz et Newton, Linné et Jussieu, Priestley et Lavoisier, De Saussure et Dolomieu, étaient tous gens de mérite, et n’ont pu s’accorder. Les sciences qu’ils ont professées n’existaient-elles pas, parce qu’ils se sont combattus ? De même, les lois générales dont se composent les sciences politiques et morales existent en dépit des disputes. Tant mieux pour qui saura découvrir ces lois par des observations judicieuses et multipliées, en montrer la liaison, en déduire les conséquences. Elles dérivent de la nature des choses, tout aussi sûrement que les lois du monde physique ; on ne les imagine [13] pas, on les trouve ; elles gouvernent les gens qui gouvernent les autres, et jamais on ne les viole impunément. Les lois générales qui règlent la marche des choses, se nomment des principes, du moment qu’il s’agit de leur application ; c’est-à-dire, du moment qu’on s’en sert pour juger les circonstances qui s’offrent, et pour servir de règle à ses actions. La connaissance des principes donne seule cette marche assurée qui se dirige constamment et avec succès vers un bon but. L’économie politique, de même que les sciences exactes, se compose d’un petit nombre de principes fondamentaux et d’un grand nombre de corollaires, ou déductions de ces principes. Ce qu’il y a d’important pour les progrès de la science, c’est que les principes découlent naturellement de l’observation ; chaque auteur multiplie ensuite ou réduit à son gré le nombre des conséquences, suivant le but qu’il se propose. Celui qui voudrait montrer toutes les conséquences, donner toutes les explications, ferait un ouvrage colossal et nécessairement incomplet. Et même, plus cette science sera perfectionnée et répandue, et moins on aura de conséquences à tirer, parce qu’elles sauteront aux yeux ; tout le monde sera en état de les trouver soi-même et d’en faire des applications. Un traité d’économie politique se réduira alors à un petit nombre de principes, qu’on n’aura pas même besoin d’appuyer de preuves, parce qu’ils ne seront que l’énoncé de ce que tout le monde saura, arrangé dans un ordre convenable pour en saisir l’ensemble et les rapports. Mais ce serait vainement qu’on s’imaginerait donner plus de précision et une marche plus sûre à cette science, en appliquant les mathématiques à la solution de ses problèmes. Les valeurs et les quantités dont elle s’occupe, étant susceptibles de plus et de moins, sembleraient devoir entrer dans le domaine des mathématiques ; mais elles sont en même temps soumises à [14] l’influence des facultés, des besoins, des volontés des hommes ; or, on peut bien savoir dans quel sens agissent ces actions diverses, mais on ne peut pas apprécier rigoureusement leur influence ; de là l’impossibilité d’y trouver des données suffisamment exactes pour en faire la base d’un calcul [5]. L’observateur ne peut même acquérir la certitude qu’aucune circonstance inconnue ne mêle son influence à toutes les autres. Que doit donc faire un esprit sage en s’occupant de ces matières compliquées ? Ce qu’il fait dans toutes les circonstances qui déterminent la plupart des actions de la vie. Il posera nettement les questions, cherchera les élémens immédiats dont elles se composent, et, après les avoir établis avec certitude, il évaluera approximativement leurs influences réciproques avec le coup d’œil d’une raison éclairée, qui n’est elle-même qu’un instrument au moyen duquel on apprécie le résultat moyen d’une foule de probabilités qu’on ne saurait calculer exactement [6].

[15]

D’autres considérations non moins délicates se rattachent à ce qui précède. Quelques écrivains du dix-huitième siècle et de l’école dogmatique de Quesnay d’une part, et des économistes anglais de l’école de David Ricardo d’une autre part, sans employer les formules algébriques trop évidemment inapplicables à l’économie politique, ont voulu y introduire un genre d’argumentation auquel je crois, en thèse générale, qu’elle se refuse de même que toutes les sciences qui ne reconnaissent pour fondement que l’expérience [7] : je veux dire l’argumentation qui repose sur des abstractions. Condillac a remarqué judicieusement qu’un raisonnement abstrait n’est qu’un calcul avec d’autres signes. Mais un argument ne fournit pas plus qu’une équation, les données qui, dans les sciences expérimentales, sont indispensables pour parvenir à la découverte de la vérité. La meilleure dialectique aussi bien que le calcul le plus exact, s’ils partent d’une donnée incertaine, arrivent à des résultats douteux. Quand on admet pour fondement, au lieu d’un fait bien observé, un [16] principe qui n’est fondé lui-même que sur une argumentation, on risque d’imiter les scolastiques du moyen-âge, qui discutaient sur des mots, au lieu de discuter sur des choses, et qui prouvaient tout, hors la vérité.

Il est impossible de se dissimuler que Ricardo a fondé un principe sur une argumentation, lorsqu’il a dit que le revenu des propriétaires fonciers ne fait pas partie du prix des choses. De ce principe il tire plusieurs conséquences ; de ces conséquences il en tire d’autres, comme si elles étaient des faits constans ; tellement que si, comme il est permis de le croire, la première donnée n’est pas exacte, tous les raisonnemens dont elle est la base, en les supposant irréprochables, ne peuvent conduire à une instruction véritable. Dans le fait, les résultats obtenus par l’auteur anglais sont fréquemment démentis par l’expérience [8].

Il s’en est suivi d’interminables discussions, où les contendans semblent avoir eu pour but, non de répandre l’instruction, mais de se convertir mutuellement ; où chacun, en oubliant le public, n’a cherché qu’à soutenir son dire ; de là des controverses quelquefois peu intelligibles [9], souvent ennuyeuses, [17] et qui ont eu ce fâcheux effet que les gens du monde, ignorant les solides bases sur lesquelles l’économie politique repose, ont pu croire qu’elle était retombée sous l’empire des systèmes et des opinions individuelles, que l’on n’était d’accord sur rien ; quoiqu’en effet les bons auteurs s’accordent sur toutes les bases essentielles, conviennent des mêmes faits et indiquent les mêmes moyens pour parvenir au but des vrais publicistes : la plus grande prospérité des nations.

Ces considérations sur la nature et les moyens de l’économie politique, et sur la meilleure méthode pour parvenir à une solide connaissance de ses principes, nous fourniront les moyens d’apprécier les efforts qui ont été faits jusqu’à ce moment pour avancer cette science.

Les écrits des anciens, leur législation, leurs traités de paix, leur administration des provinces conquises, annoncent qu’ils n’avaient aucune idée juste sur la nature et les fondemens de la richesse, sur la manière dont elle se distribue, et sur les résultats de sa consommation. Ils savaient ce qu’on a su de tout temps, et partout où la propriété a été reconnue par les lois, que les biens s’augmentent par l’économie et se diminuent par les dépenses. Xénophon préconise l’ordre, l’activité, l’intelligence, comme des moyens de prospérité, mais sans déduire ses préceptes d’aucune loi générale, sans pouvoir montrer la liaison qui rattache les effets aux causes. Il conseille aux athéniens de protéger le commerce et d’accueillir les étrangers ; et il sait si peu pourquoi et jusqu’à quel point il a raison, qu’il met en doute dans un autre endroit, si le commerce est véritablement profitable à la république.

[18]

À la vérité, Platon et Aristote aperçoivent quelques rapports constans entre les différentes manières de produire et les résultats qu’on en obtient. Platon esquisse assez fidèlement [10] les effets de la séparation des occupations sociales ; mais seulement pour expliquer la sociabilité de l’homme, et la nécessité où il est, ayant des besoins aussi multipliés et aussi compliqués à satisfaire, de former des nations où chacun puisse s’occuper exclusivement d’un seul genre de production. Cette vue est toute politique. Il n’en tire aucune autre conséquence.

Aristote, dans sa politique, va plus loin : il distingue une production naturelle et une artificielle. Il appelle naturelle celle qui crée les objets de consommation dont la famille a besoin, et tout au plus celle qui les obtient par des échanges en nature. Nul autre gain, selon lui, n’a sa source dans une production véritable ; c’est un gain artificiel qu’il réprouve. Du reste, il n’appuie ces opinions d’aucun raisonnement fondé lui-même sur des observations exactes. Par la manière dont il s’exprime sur l’épargne et le prêt à intérêt, on voit qu’il ne sait rien touchant la nature et l’emploi des capitaux.

Que pouvait-on attendre de nations moins avancées encore que les grecs ? On se rappelle qu’une loi d’Égypte prescrivait à un fils d’embrasser la profession de son père. C’était, dans certains cas, prescrire de créer des produits au-delà de ce qu’en réclamait l’état de la société ; c’était prescrire de se ruiner pour obéir à la loi, et de continuer ses fonctions productives, soit qu’on eût ou qu’on n’eût pas de capitaux ; tout cela est absurde [11]. Les romains décelaient la même ignorance lorsqu’ils traitaient avec mépris les arts industriels, en exceptant, on ne sait [19] pourquoi, l’agriculture. Leurs opérations sur les monnaies sont au nombre des plus mauvaises qui se soient faites.

Les modernes pendant long-temps n’ont pas été plus avancés, même après s’être décrassés de la barbarie du moyen-âge. Nous aurons occasion de remarquer la stupidité d’une foule de lois sur les juifs, sur l’intérêt de l’argent, sur les monnaies. Henri IV accordait à ses favoris, à ses maîtresses, comme des faveurs qui ne lui coûtaient rien, la permission d’exercer mille petites exactions, et de percevoir à leur profit mille petits droits sur diverses branches de commerce ; il autorisa le comte de Soissons à lever un droit de 15 sous sur chaque ballot de marchandises qui sortirait du royaume [12] !

En tous genres les exemples ont devancé les préceptes. Les entreprises heureuses des portugais et des espagnols au quinzième siècle, l’industrie active de Venise, de Gênes, de Florence, de Pise, des provinces de Flandre, des villes libres d’Allemagne à cette même époque, dirigèrent petit à petit les idées de quelques philosophes vers la théorie des richesses.

L’Italie en eut l’initiative, comme elle l’eut, depuis la renaissance des lettres, dans presque tous les genres de connaissances et dans les beaux-arts. Dès le seizième siècle, Botero s’était occupé à chercher les véritables sources de la prospérité publique. En 1613, Antonio Serra fit un traité dans lequel il avait signalé le pouvoir productif de l’industrie mais son titre seul indique ses erreurs : les richesses pour lui étaient les seules matières d’or et d’argent [13]. Davanzati écrivit sur les monnaies et sur les changes ; et, au commencement du dix-huitième siècle, cinquante ans avant Quesnay, Bandini de Sienne, avait montré, par le raisonnement et par l’expérience, qu’il n’y avait jamais [20] eu de disette que dans les pays où le gouvernement s’était mêlé d’approvisionner les peuples. Belloni, banquier de Rome, écrivit en 1750 une dissertation sur le commerce, qui annonce un homme versé dans les changes et dans les monnaies, du reste coiffé de la balance du commerce. Le pape le fit marquis pour cela. Carli, avant Smith, prouva que la balance du commerce n’apprenait rien et ne prouvait rien. Algarotti, que Voltaire a fait connaître sous d’autres rapports, écrivit aussi sur l’économie politique, et le peu qu’il a laissé dénote beaucoup de connaissances positives et d’esprit. Il se tient si près des faits, et s’appuie si constamment sur la nature des choses, que, sans être parvenu à saisir la preuve et la liaison des principes de la science, il se garantit néanmoins de toute idée fausse et systématique. En 1764, Genevosi commença un cours public d’économie politique, dans la chaire fondée à Naples par les soins du respectable et savant Intieri. D’autres chaires d’économie politique furent, à cet exemple, instituées depuis à Milan, et plus récemment dans plusieurs universités d’Allemagne et en Russie.

En 1750, l’abbé Galiani, si connu depuis par ses relations avec plusieurs philosophes français, et par ses Dialogues sur le commerce des grains, mais bien jeune encore, publia un Traité des monnaies qui décèle un savoir et un talent d’exécution consommés, et où l’on soupçonne qu’il fut aidé par l’abbé Intieri et par le marquis Rinuccini. On n’y trouve cependant que les différens genres de mérite que cet auteur a toujours déployés depuis : de l’esprit et des connaissances, le soin de toujours remonter à la nature des choses, un style animé et élégant.

Ce que cet ouvrage a de singulier, c’est qu’on y trouve quelques-uns des fondemens de la doctrine de Smith, et entre autres que le travail est le seul créateur de la valeur des choses, [21] c’est-à-dire des richesses [14] ; principe qui n’est pas rigoureusement vrai, comme on le verra dans cet ouvrage, mais qui, poussé jusqu’à ses dernières conséquences, aurait pu mettre Galiani sur la voie de découvrir et d’expliquer complètement le phénomène de la production. Smith, qui était vers le même temps professeur à Glascow, et qui enseignait la doctrine qui depuis lui a acquis tant de célébrité, n’avait probablement pas connaissance d’un livre italien publié à Naples par un jeune homme alors sans nom, et qu’il n’a point cité. Mais en eût-il eu connaissance, une vérité n’appartient pas à celui qui la trouve, mais à celui qui la prouve, et qui sait en voir les conséquences. Keppler et Pascal avaient deviné la gravitation universelle, et la gravitation n’en appartient pas moins à Newton [15].

[22]

En Espagne, Alvarez Osorio et Martinez De Mata ont fait des discours économiques dont la publication est due au patriotisme éclairé de Campomanes. Moncada, Navarrete, Ustariz, Ward, Ulloa, ont écrit sur le même sujet. Ces estimables écrivains, comme ceux d’Italie, ont eu des pensées solides, ont constaté des faits importans, ont fourni des calculs élaborés ; mais, faute de pouvoir s’appuyer sur les principes fondamentaux de la science qui n’étaient pas connus encore, ils se sont mépris souvent sur le but et sur les moyens, et, à travers beaucoup d’inutilités, n’ont répandu qu’une lumière incertaine et trompeuse [16].

En France, on ne considéra d’abord l’économie politique que sous le rapport des finances publiques. Sully dit bien que l’agriculture et le commerce sont les deux mamelles de l’état, mais vaguement et par un sentiment confus. On peut faire la même observation sur Vauban, esprit juste et droit, philosophe à l’armée, et militaire ami de la paix, qui, profondément affligé des maux où la vaine grandeur de Louis XIV avait plongé la France, proposa des moyens de soulager les peuples par une répartition plus équitable des charges publiques.

Sous l’influence du régent, toutes les idées se brouillèrent ; les billets de la banque, où l’on croyait voir une source inépuisable de richesses, ne furent qu’un moyen de dévorer des capitaux, de dépenser ce qu’on ne possédait pas, de faire banqueroute de ce qu’on devait. La modération et l’économie furent [23] tournées en ridicule. Les courtisans du prince, moitié par persuasion, moitié par perversité, l’excitaient à la profusion. C’est là que fut réduite en système cette maxime que le luxe enrichit les états : on mit du savoir et de l’esprit à soutenir ce paradoxe en prose ; on l’habilla en beaux vers ; on crut de bonne foi mériter la reconnaissance de la nation en dissipant ses trésors. L’ignorance des principes conspira avec la dissolution du duc d’Orléans pour ruiner l’état. La France se releva un peu sous la longue paix maintenue par le cardinal de Fleury, ministre faible pour le mal comme pour le bien, et dont l’administration insignifiante prouva du moins qu’à la tête d’un gouvernement, c’est déjà faire beaucoup de bien que de ne pas faire de mal.

Les progrès toujours croissans des différens genres d’industrie, ceux des sciences, dont on verra plus tard l’influence sur les richesses, la pente de l’opinion, décidée enfin à compter pour quelque chose le bonheur des nations, firent entrer l’économie politique dans les spéculations d’un grand nombre d’écrivains. On n’en connut pas encore les vrais principes, mais, puisque, suivant l’observation de Fontenelle, notre condition est telle qu’il ne nous est pas permis d’arriver tout d’un coup à rien de raisonnable, et qu’il faut auparavant que nous passions par diverses sortes d’erreurs et par divers degrés d’impertinences, doit-on regarder comme absolument inutiles les faux pas qui nous ont enseigné une marche plus sûre ?

Montesquieu, qui voulait considérer les lois sous tous leurs rapports, chercha leur influence sur la richesse des états. Il fallait commencer par connaître la nature et les sources de cette richesse, et Montesquieu ne s’en formait aucune idée. Mais on a l’obligation à ce grand écrivain d’avoir porté la philosophie dans la législation ; et, sous ce rapport, il est peut-être le maître des écrivains anglais, qui passent pour être les nôtres ; [24] de même que Voltaire a été le maître de leurs bons historiens, qui sont dignes eux-mêmes maintenant de servir de modèles.

Vers le milieu du dix-huitième siècle, quelques principes sur la source des richesses, mis en avant par le médecin Quesnay, firent un grand nombre de prosélytes. L’enthousiasme de ceux-ci pour leur fondateur, le scrupule avec lequel ils ont toujours depuis suivi les mêmes dogmes, leur chaleur à les défendre, l’emphase de leurs écrits, les ont fait considérer comme une secte, et ils ont été appelés du nom d’Économistes. Au lieu d’observer d’abord la nature des choses, c’est-à-dire la manière dont les choses se passent, de classer leurs observations, et d’en déduire des généralités, ils commencèrent par poser des généralités abstraites, qu’ils qualifiaient du nom d’axiomes, et où ils croyaient voir briller par elle-même l’évidence. Ils cherchaient ensuite à y ramener les faits particuliers, et en déduisaient des règles ; ce qui les engagea dans la défense de maximes évidemment contraires au bon sens et à l’expérience des siècles [17], ainsi qu’on le verra dans plusieurs endroits de ce livre. Leurs antagonistes ne s’étaient pas formé des idées plus claires des choses sur lesquelles ils disputaient. Avec beaucoup de connaissances et de talens de part et d’autre, on avait tort, on avait raison par hasard : on contestait les points qu’il fallait accorder, on convenait de ce qui était faux ; on se battait dans les ténèbres. Voltaire, qui savait très-bien trouver le ridicule partout où il était, se moqua du système des économistes dans son homme aux quarante écus ; mais, en montrant ce que l’ennuyeux fatras de Mercier De La Rivière, ce que l’ami des hommes de Mirabeau, avaient d’impertinent, il ne pouvait pas dire en quoi leurs auteurs avaient tort.

[25]

Il est indubitable que les économistes ont fait du bien en proclamant quelques vérités importantes, en dirigeant l’attention sur des objets d’utilité publique, en provoquant des discussions qui, quoique vaines encore, étaient un acheminement à des idées plus justes [18]. Lorsqu’ils représentaient comme productive de richesses l’industrie agricole, ils ne se trompaient pas ; et peut-être que la nécessité dans laquelle ils se sont mis, de démêler la nature de la production, a fait pénétrer plus avant dans cet important phénomène, et a conduit ceux qui leur ont succédé à le développer pleinement. Mais, d’un autre côté, les économistes ont fait du mal en décriant plusieurs maximes utiles, en fesant supposer par leur esprit de secte, par le langage dogmatique et abstrait de la plupart de leurs écrits, par leur ton d’inspiration, que tous ceux qui s’occupaient de semblables recherches, n’étaient que des rêveurs dont les théories, bonnes au plus pour rester dans les livres, étaient inapplicables dans la pratique [19].

[26]

Ce que personne n’a refusé aux économistes, et ce qui suffit pour leur donner des droits à la reconnaissance et à l’estime générales, c’est que leurs écrits ont tous été favorables à la plus sévère morale et à la liberté que chaque homme doit avoir de disposer à son gré de sa personne, de ses talens et de ses biens, liberté sans laquelle le bonheur individuel et la prospérité publique sont des mots vides de sens. Je ne crois pas qu’on puisse compter parmi eux un homme de mauvaise foi ni un mauvais citoyen.

C’est sans doute pour cette raison que presque tous les écrivains français de quelque réputation, et qui se sont occupés de matières analogues à l’économie politique depuis l’année 1760, sans marcher positivement sous les bannières des économistes, se sont néanmoins laissé dominer par leurs opinions ; tels que Raynal, Condorcet et plusieurs autres. On peut même compter parmi eux Condillac, quoiqu’il ait cherché à se faire un système particulier sur une matière qu’il n’entendait pas. Il y a quelques bonnes idées à recueillir parmi le babil ingénieux de son livre [20] ; mais, comme les économistes, il fonde presque toujours un principe sur une supposition gratuite, et il en fait l’aveu dans sa préface ; or, une supposition peut bien servir d’exemple pour expliquer ce que démontre le raisonnement appuyé sur l’expérience, mais ne suffit pas pour établir une vérité fondamentale. L’économie politique n’est devenue une science qu’en devenant une science d’observation.

Turgot était trop bon citoyen pour ne pas estimer sincèrement d’aussi bons citoyens que les économistes ; et lorsqu’il fut puissant, il crut utile de les soutenir. Ceux-ci à leur tour [27] trouvaient leur compte à faire passer un homme aussi savant et un ministre d’état pour un de leurs adeptes ; mais Turgot ne jugeait pas d’après leur code : il jugeait d’après les choses ; et, bien qu’il se soit trompé sur plusieurs points importans de doctrine, ses opérations administratives, faites ou projetées, sont au nombre des plus belles qu’aucun homme d’état ait jamais conçues ; aussi rien n’accuse plus le défaut de capacité de son prince que de n’avoir pas su les apprécier, ou, s’il a pu les apprécier, de n’avoir pas su les soutenir.

Ce n’est pas seulement sur les écrivains français que les économistes exercèrent quelque influence ; ils en eurent une très-marquée sur des écrivains italiens qui les surpassèrent. Beccaria, dans un cours public à Milan [21], analysa pour la première fois les vraies fonctions des capitaux productifs. Le comte de Verri, compatriote et ami de Beccaria, et digne de l’être, à la fois grand administrateur et bon écrivain, dans ses meditazioni sull’ economia politica, publiées en 1771, s’est approché plus que personne avant Smith, des véritables lois qui dirigent la production et la consommation des richesses. Filangieri, quoiqu’il n’ait donné qu’en 1780 son Traité des lois politiques et économiques, paraît n’avoir pas eu connaissance de l’ouvrage de Smith, publié quatre années auparavant. Il suit les principes de Verri, et même leur donne un degré de développement de plus ; mais il ne va point, guidé par le flambeau de l’analyse et de la déduction, des plus heureuses prémisses aux conséquences immédiates qui les confirment en même temps qu’elles en montrent l’application et l’utilité.

Tous ces écrits ne pouvaient conduire à un grand résultat. [28] Comment, en effet, connaître les causes qui procurent l’opulence aux nations, quand on n’a pas des idées claires sur la nature des richesses elles-mêmes ? Il faut connaître le but avant de chercher les moyens. En 1776, Adam Smith, sorti de cette école écossaise qui a donné tant de littérateurs, d’historiens, de philosophes et de savants du premier ordre, publia son livre intitulé : Recherches sur la nature et les causes de la Richesse des nations. Il démontra que la richesse était la valeur échangeable des choses ; qu’on était d’autant plus riche qu’on avait plus de choses qui eussent de la valeur ; et que, comme la valeur pouvait être donnée, ajoutée à une matière, la richesse pouvait se créer, se fixer dans des choses auparavant dépourvues de valeur, s’y conserver, s’accumuler, se détruire [22].

Cherchant ce qui donne aux choses cette valeur, Smith trouve que c’est le travail de l’homme, qu’il aurait dû appeler industrie, parce que le mot industrie embrasse des parties que le mot travail n’embrasse pas. Il tire de cette démonstration féconde, des conséquences multipliées et importantes sur les causes qui, nuisant au développement des facultés productives, nuisent à la multiplication des richesses ; et comme ce sont des conséquences rigoureuses d’un principe incontestable, elles [29] n’ont été attaquées que par des personnes trop légères pour avoir bien conçu le principe, ou par des esprits naturellement faux, et par conséquent incapables de saisir la liaison et le rapport de deux idées. Lorsqu’on lit Smith comme il mérite d’être lu, on s’aperçoit qu’il n’y avait pas avant lui d’économie politique.

Dès-lors l’argent et l’or monnayés ne sont devenus qu’une portion, et même une petite portion de nos richesses, une portion peu importante en ce qu’elle est peu susceptible de s’accroître, et parce que ses usages peuvent être plus facilement suppléés que ceux de beaucoup d’autres choses également précieuses ; d’où il résulte que la société, de même que les particuliers, ne sont nullement intéressés à s’en procurer par-delà ce qu’exigent les besoins bornés qu’ils en ont.

On conçoit que ces vues ont mis Smith en état de déterminer le premier, dans toute leur étendue, les vraies fonctions de la monnaie dans la société ; et les applications qu’il en fait aux billets de banque et aux papiers-monnaie, sont de la plus grande importance dans la pratique. Elles lui ont fourni les moyens de prouver qu’un capital productif ne consiste point dans une somme d’argent, mais dans la valeur des choses qui servent à la production. Il classe, il analyse ces choses qui composent les capitaux productifs de la société, et en montre les véritables fonctions [23].

Avant Smith, on avait avancé plusieurs fois des principes très vrais [24] : il a montré le premier pourquoi ils étaient vrais. Il a [30] fait plus : il a donné la vraie méthode de signaler les erreurs ; il a appliqué à l’économie politique la nouvelle manière de traiter les sciences, en ne recherchant pas ses principes abstractivement, mais en remontant des faits les plus constamment observés, aux lois générales dont ils sont une conséquence. De ce qu’un fait peut avoir telle cause, l’esprit de système conclut la cause : l’esprit d’analyse veut savoir pourquoi telle cause a produit cet effet, et s’assurer qu’il n’a pu être produit par aucune autre cause. L’ouvrage de Smith est une suite de démonstrations qui ont élevé plusieurs propositions au rang de principes incontestables, et en ont plongé un bien plus grand nombre dans ce gouffre où les idées vagues et hypothétiques, les imaginations extravagantes, se débattent un certain temps avant de s’engloutir pour toujours.

On a dit que Smith avait de grandes obligations à Steuart [25], qu’il n’a pas cité une seule fois, même pour le combattre. Je ne vois pas en quoi consistent ces obligations. Il a conçu son sujet bien autrement que Steuart ; il plane au-dessus d’un terrain où l’autre se traîne. Steuart a soutenu un système déjà embrassé par Colbert, adopté ensuite par tous les écrivains français et étrangers qui ont écrit sur le commerce jusqu’aux économistes du dix-huitième siècle, constamment suivi par la plupart des gouvernemens européens, et qui fait dépendre les richesses d’un pays, non du montant de ses productions, mais du montant de ses ventes à l’étranger. Smith a consacré une [31] partie importante de son livre à confondre ce système. S’il n’a pas réfuté Steuart en particulier, c’est que Steuart n’est pas chef d’école, et qu’il s’agissait de combattre l’opinion générale d’alors, plutôt que celle d’un écrivain qui n’en avait point qui lui fût propre.

Avec plus de raison les économistes français du dix-huitième siècle ont réclamé quelque influence sur les idées de Smith qui, en effet, a pu apprendre d’eux que la richesse ne consiste pas uniquement dans le prix qu’on tire d’une chose, mais dans la chose même qui a un prix. Il a pu facilement étendre à la création de tous les produits, la multiplication des richesses, que les sectateurs de Quesnay n’attribuaient qu’aux seuls produits agricoles. De là aux nombreuses conséquences découvertes par Smith, on n’aperçoit rien qui passe la portée d’un esprit juste et réfléchi ; mais qui peut élever la prétention d’avoir exclusivement formé un grand homme ? était-il demeuré étranger aux progrès que l’esprit humain avait faits avant lui ? N’est-il pas toujours l’œuvre de la nature et des circonstances ? L’événement le plus commun a pu être pour lui le germe d’une découverte importante : c’est à la chute d’une pomme que nous devons la connaissance des lois de la gravitation universelle. L’homme de génie a des obligations aux notions éparses qu’il a recueillies, aux erreurs qu’il a détruites, aux antagonistes mêmes qui l’ont attaqué, parce que tout a contribué à former ses idées ; mais lorsque ensuite il se rend propres ses conceptions, qu’elles sont vastes, qu’elles sont utiles à ses contemporains, à la postérité, il faut savoir convenir de ce qu’on lui doit, et non lui reprocher ce qu’il doit aux autres. Smith, au reste, ne fesait nulle difficulté d’avouer qu’il avait profité dans ses conversations avec les hommes les plus éclairés de France, le pays du monde où il y a peut-être le moins de préjugés, et dans son commerce d’amitié avec son compatriote [32] Hume, dont les Essais contiennent beaucoup de vues saines sur l’économie politique comme sur beaucoup d’autres sujets.

Après avoir montré, autant qu’on peut le faire dans une esquisse aussi rapide, les progrès que l’économie politique doit à Smith, il ne sera peut-être pas inutile d’indiquer aussi sommairement quelques-uns des points sur lesquels il paraît s’être trompé, et de ceux qu’il a laissés à éclaircir.

Il attribue au seul travail de l’homme le pouvoir de produire des valeurs. Une analyse plus complète prouve, ainsi qu’on le verra dans le cours de cet ouvrage, que ces valeurs sont dues à l’action du travail ou plutôt de l’industrie de l’homme, combinée avec l’action des agens que lui fournit la nature, et avec celle des capitaux. Je ne crains pas d’avancer que Smith n’avait pas envisagé sous toutes ses faces le grand phénomène de la production [26]. N’attribuant que peu de choses à l’action de la terre et rien aux services rendus par les capitaux, il exagère l’influence de la division du travail, ou plutôt de la séparation des occupations ; non que cette influence soit nulle, ni même médiocre, mais les plus grandes merveilles en ce genre ne sont pas dues à la nature du travail ; on les doit à l’usage qu’on fait des forces de la nature. Ce principe méconnu l’empêche d’établir la vraie théorie des machines par rapport à la production des richesses.

Le phénomène de la production mieux connu, a permis de distinguer et d’assigner la différence qui se trouve entre un renchérissement réel et un renchérissement relatif [27] ; différence qui donne la solution d’une foule de problèmes absolument inexplicables sans cela, et tels, par exemple, que ceux-ci : Un impôt, ou tout autre fléau, en fesant renchérir les denrées, augmente-t-il [33] la somme des richesses [28] ? — Les frais de production composant le revenu des producteurs, comment les revenus ne sont-ils pas altérés par une diminution dans les frais de production ? Or, c’est la faculté de pouvoir résoudre ces questions épineuses, qui constitue pourtant la science de l’économie politique [29].

[34]

Smith a borné le domaine de cette science en réservant exclusivement le nom de richesses aux valeurs fixées dans des substances matérielles. Il devait y comprendre aussi des valeurs qui, bien qu’immatérielles, n’en sont pas moins réelles, comme sont tous les talens naturels ou acquis. De deux personnes également dépourvues de biens, celle qui a le plus de talent est moins pauvre que l’autre. Celle qui a acquis un talent au prix d’un sacrifice annuel, jouit d’un capital accumulé ; et cette richesse, quoique immatérielle, est néanmoins si peu fictive, qu’on échange journellement l’exercice de son art contre de l’argent et de l’or.

Smith, qui explique avec tant de sagacité la manière dont la production a lieu, et les circonstances où elle a lieu, dans l’agriculture et les arts, ne donne que des idées confuses sur la manière dont le commerce est productif ; ce qui l’empêche de déterminer avec précision pour quelle raison et jusqu’à quel point la facilité des communications contribue à la production.

Il ne soumet pas à l’analyse les différentes opérations comprises sous le nom général d’industrie, ou, comme il l’appelle, de travail, et ne peut par conséquent apprécier l’importance de chacune de ces opérations dans l’œuvre de la production.

Il n’offre rien de complet, rien de bien lié sur la manière dont les richesses se distribuent dans la société, et je remarquerai que cette partie de l’économie politique offrait un champ presque neuf à défricher ; car les écrivains économiques, se fesant des idées trop peu justes de la production des richesses, ne pouvaient en avoir d’exactes sur leur distribution [30].

Enfin, quoique le phénomène de la consommation des [35] richesses ne soit que la contre-partie de celui de la production, et que la doctrine de Smith conduise à l’envisager sous son vrai point de vue, cet auteur ne le développe point ; ce qui l’empêche d’établir plusieurs vérités importantes. C’est ainsi que, ne caractérisant pas les deux sortes de consommations, l’improductive et la reproductive, il ne prouve point d’une manière satisfesante que la consommation des valeurs épargnées et accumulées pour former des capitaux, est aussi réelle que la consommation des valeurs qu’on dissipe. Mieux on connaîtra l’économie politique, et mieux on appréciera l’importance des pas qu’il a fait faire à cette science, et de ceux qu’il lui a laissés à faire [31].

La forme de son livre, c’est-à-dire la manière dont la doctrine y est présentée, donne lieu à des reproches non moins graves.

Smith manque de clarté en beaucoup d’endroits, et de méthode presque partout. Pour le bien entendre, il faut être habitué soi-même à coordonner ses idées, à s’en rendre compte ; et ce travail met le livre hors de la portée de la plupart des lecteurs, du moins dans quelques-unes de ses parties ; tellement que des personnes éclairées d’ailleurs, fesant profession de le connaître et de l’admirer, ont écrit sur des matières qu’il a traitées, sur l’impôt, par exemple, sur les billets de banque, comme supplément de la monnaie, sans avoir entendu un seul mot de sa théorie sur ces matières, laquelle forme cependant une des plus belles parties de son livre.

Ses principes fondamentaux ne sont point établis dans des [36] parties consacrées à leur développement. On en trouve plusieurs répandus dans les deux excellentes réfutations qu’il a faites, d’une part, du système exclusif ou mercantile, et de l’autre, du système des Économistes, et ils ne se trouvent point ailleurs. Les principes qui ont rapport au prix réel et au prix nominal des choses, se trouvent dans une dissertation sur la valeur des métaux précieux dans les quatre derniers siècles ; les notions sur les monnaies se trouvent dans le chapitre des traités de commerce.

On a encore reproché avec raison au même auteur ses longues digressions. Sans doute l’histoire d’une loi, d’une institution, est instructive en elle-même, comme un dépôt de faits ; mais dans un livre consacré au développement des principes généraux, les faits particuliers, quand ils ne servent pas uniquement d’exemples et d’éclaircissemens, ne font que surcharger inutilement l’attention. C’est un magnifique hors-d’œuvre que le tableau qu’il trace des progrès des nations d’Europe après la chute de l’empire romain. On en peut dire autant de cette discussion pleine d’un vrai savoir, de philosophie, et même de finesse, et si prodigieusement instructive elle-même, sur l’instruction publique.

Quelquefois ces dissertations ne tiennent que par un fil à son sujet. À l’occasion des dépenses publiques, il donne une histoire très-curieuse des différentes façons de faire la guerre chez différens peuples et à diverses époques, et il explique par là les succès militaires qu’ils ont obtenus et qui ont décidé de la civilisation de plusieurs contrées de la terre.

Quelquefois même ces longues digressions sont dépourvues d’intérêt pour tout autre peuple que pour les anglais. Telle est la longue estimation des avantages que recueillerait la Grande-Bretagne, si elle admettait toutes ses possessions à se faire représenter dans le parlement.

[37]

L’excellence d’un ouvrage littéraire se compose autant de ce qui ne s’y trouve pas que de ce qui s’y trouve. Tant de détails grossissent le livre, non pas inutilement, mais inutilement pour son objet principal, qui est le développement des principes de l’économie politique. De même que Bacon a fait sentir le vide de la philosophie d’Aristote, Smith a fait sentir la fausseté de tous les systèmes d’économie ; mais il n’a pas plus élevé l’édifice de cette science, que Bacon n’a créé la logique. C’est déjà une assez belle obligation que nous avons à l’un comme à l’autre, que d’avoir ôté à leurs successeurs la malheureuse possibilité de marcher long-temps avec succès dans une mauvaise route [32].

Cependant on n’avait pas encore de véritable traité d’économie politique ; on n’avait point d’ouvrage où de bonnes observations fussent ramenées à des principes généraux qui pussent être avoués de tous les hommes judicieux ; où ces observations et ces principes fussent complétés et coordonnés de manière à se fortifier les uns par les autres, et à pouvoir être étudiés avec fruit dans tous les temps et dans tous les lieux. Pour me mettre en état d’essayer cet utile ouvrage, j’ai dû [38] étudier ce qu’on avait écrit avant moi, et l’oublier ensuite : l’étudier pour profiter des observations de beaucoup d’hommes capables qui m’ont précédé ; l’oublier pour n’être égaré par aucun système, et pouvoir toujours librement consulter la nature et la marche des choses, telles que la société nous les présente. Élevé dans le commerce, et pour le commerce, mais appelé par les événemens, à m’occuper des affaires publiques, j’y ai porté quelque expérience que n’ont pas toujours les administrateurs et les gens de lettres. On peut donc regarder ce livre comme le fruit de la pratique aussi bien que de l’étude. En l’écrivant, je n’ai eu aucune vue d’intérêt personnel ; je n’avais aucun système à soutenir, aucune thèse à prouver ; mon but était simplement d’exposer comment les richesses se forment, se répandent et se détruisent : de quelle manière pouvais-je acquérir la connaissance de ces faits ? En les observant. C’est le résultat de ces observations que je donne. Tout le monde peut les refaire.

Quant aux conclusions générales que j’en tire, tout le monde en est juge.

Ce qu’on était en droit d’attendre des lumières du siècle et de cette méthode qui a tant contribué aux progrès des autres sciences, c’est que je remontasse constamment à la nature des choses, et que je ne posasse jamais aucun principe métaphysique qui ne fût immédiatement applicable dans la pratique ; de manière que, toujours comparé avec des faits connus, on pût facilement trouver sa confirmation dans ce qui découvre en même temps son utilité.

Ce n’est pas tout : il fallait exposer et prouver brièvement et clairement les solides principes posés avant moi, établir ceux qui n’avaient pas encore été posés, et lier le tout de manière qu’on pût s’assurer qu’il ne s’y trouve plus de lacune importante, plus de principe fondamental à découvrir. Il fallait [39] nettoyer la science de beaucoup de préjugés, mais ne s’attacher qu’aux erreurs accréditées, et aux auteurs qui se sont fait un nom. Quel mal peut faire un écrivain inconnu ou une sottise décriée ? Il fallait préciser les expressions au point que chaque mot ne pût jamais être entendu de deux façons différentes, et réduire les questions à leurs termes les plus simples, pour qu’on pût découvrir avec facilité toutes les erreurs, et surtout les miennes. Il fallait enfin rendre la doctrine tellement populaire [33], que tout homme doué d’un sens droit pût la saisir dans son ensemble et dans ses détails, et en appliquer les principes à toutes les circonstances de la vie.

On m’a combattu surtout dans ce que j’ai dit de la valeur des choses comme mesure des richesses. C’était ma faute ; il fallait qu’on ne pût pas s’y méprendre. La seule réponse utile était de me rendre plus clair, et c’est ce que j’ai tâché de faire. Je demande pardon aux acquéreurs des premières éditions de cet ouvrage, des nombreuses corrections que j’ai faites à celle-ci : mon premier devoir, dans un sujet si important pour le bonheur des hommes, était de rendre mon livre le moins imparfait qu’il était possible.

Depuis les premières éditions qui en ont été faites, plusieurs écrivains, dont quelques-uns jouissent d’une juste célébrité [34], [40] ont publié de nouveaux traités d’économie politique. Il ne m’appartient pas de les juger dans leur ensemble, et de décider s’ils contiennent, ou non, une exposition claire, complète et bien liée des principes sur lesquels repose cette science. Ce que je puis dire avec sincérité, c’est que plusieurs de ces ouvrages renferment des vérités et des développemens propres à avancer beaucoup la science, et que je me suis perfectionné à leur lecture ; mais j’ai pu, comme tout écrivain en a le droit, remarquer en quoi quelques-uns de leurs principes, spécieux au premier abord, sont démentis par une étude plus scrupuleuse des faits.

Peut-être est-on fondé à reprocher à David Ricardo de raisonner quelquefois sur des principes abstraits auxquels il donne trop de généralité. Une fois placé dans une hypothèse qu’on ne peut attaquer, parce qu’elle est fondée sur des observations non contestées, il pousse ses raisonnemens jusqu’à leurs dernières conséquences, sans comparer leurs résultats avec ceux de l’expérience ; semblable à un savant mécanicien qui, par des preuves irrécusables tirées de la nature du levier, démontrerait l’impossibilité des sauts que les danseurs exécutent journellement sur nos théâtres. Comment cela se fait-il ? Le raisonnement marche en ligne droite ; mais une force vitale, souvent inaperçue et toujours incalculable, fait dévier les faits loin de nos calculs. Dès-lors rien dans le livre ne représente ce qui arrive réellement dans la nature. Il ne suffit pas de partir des faits : il faut se placer dedans, marcher avec eux, et comparer incessamment les conséquences que l’on tire avec les effets qu’on observe. L’économie politique, pour être véritablement utile, ne doit pas enseigner, fût-ce par des raisonnemens justes, et en partant de prémisses certaines, ce qui doit nécessairement arriver ; elle doit montrer comment ce qui arrive réellement est la conséquence d’un autre fait réel. Elle doit découvrir la chaîne qui les lie, et toujours constater par l’ [41] observation l’existence des deux points où la chaîne des raisonnemens se rattache.

Depuis la mort de Ricardo, cet auteur a fait secte. Ses partisans ont prétendu qu’il avait changé la face de la science, comme si l’on pouvait changer des faits décrits et caractérisés, à moins de prouver qu’ils sont faux ; ce que Ricardo n’a pas fait ni pu faire. Mais pour montrer qu’il avait fait une révolution dans la science, ils ont exagéré les défauts qu’on peut lui reprocher : ils ont tiré toutes leurs conséquences d’un petit nombre de principes, en fesant abstraction de tous les autres, et sont arrivés en effet à des résultats différens des cas réels, qui sont les conséquences de l’action combinée d’un grand nombre de lois. Ils ont regardé les cas réels comme des exceptions et n’en ont tenu compte. Affranchis du contrôle de l’expérience, ils se sont jetés dans une métaphysique sans application ; ils ont transformé l’économie politique en une science de mots et d’argumens ; sous prétexte de l’étendre, ils l’ont poussée dans le vide. Mais cette méthode n’est pas de notre siècle, qui veut qu’on ne s’écarte pas de l’expérience et du simple bon sens ; et les économistes les plus capables de l’Angleterre, tels que MM. Thomas Tooke, Robert Hamilton, et plusieurs autres, sont demeurés fidèles à la méthode expérimentale de Smith [35].

Quelques vieux préjugés, comme celui de la balance du commerce ou de l’utilité des maîtrises, qui ne sont fondés que sur des notions démontrées fausses depuis qu’on a mieux connu la nature des choses, sont encore reproduits de temps en temps ; mais ils tiennent évidemment soit à des intérêts [42] particuliers opposés à l’intérêt général, soit à l’ignorance où leurs auteurs sont encore des derniers progrès de l’économie politique. Ils exercent peu d’influence ; le siècle les abandonne ; et pour les combattre, il suffit d’exposer de plus en plus clairement les saines doctrines, et de s’en remettre au temps du soin de les répandre. On se jetterait autrement dans des contreverses interminables qui n’apprendraient rien au public éclairé, et qui feraient croire au public ignorant que rien n’est prouvé, parce qu’on dispute sur tout.

Des champions-nés de toute espèce d’ignorance, ont remarqué, avec une confiance doctorale, que les nations et les particuliers savent fort bien augmenter leur fortune sans connaître la nature des richesses, et que c’était une connaissance purement spéculative et inutile. Il convient à l’homme sensé de porter ses vues plus loin. Tous les calculs qui conduisent à la richesse peuvent suffire à l’intérêt personnel dépourvu de moralité ; peu lui importe que ce soit aux dépens d’autrui : l’honnête homme et le publiciste veulent que les biens acquis ne soient pas des dépouilles. Les ressources ruineuses ne suffisent pas à l’entretien de la société ; elles sont funestes même à ceux qui en profitent ; car chez un peuple où l’on se dépouillerait mutuellement, il ne resterait bientôt plus personne à dépouiller. Les biens qui fournissent une ressource constante sont ceux qu’on crée incessamment. Il est donc utile que l’on sache ce qui est favorable ou contraire à la production de ces biens, par qui seuls le corps social peut être entretenu ; qui seuls contribuent à son développement, à son bien-être. Chacun de nous est intéressé à le savoir ; car le corps social est un corps vivant dont nous sommes les membres, et quand il souffre, nous souffrons. Sans doute il vit par lui-même et sans que la plupart des hommes sache comment ; mais le corps humain subsiste de même : cependant est-il indifférent à l’humanité [43] que le corps humain soit soustrait aux recherches qui tendent à le faire mieux connaître ? L’affirmative n’est pas soutenable ; mais que dirait-on si elle était soutenue par des docteurs qui, tout en décriant la médecine, vous soumettraient eux-mêmes à un traitement fondé sur un vieil empirisme et sur les plus sots préjugés ? S’ils écartaient tout enseignement méthodique et régulier ? S’ils fesaient malgré vous, sur votre corps, de sanglantes expériences ? Si leurs ordonnances étaient accompagnées de l’appareil et de l’autorité des lois ? Et enfin s’il les fesaient exécuter par des armées de commis et de soldats ?

On a dit encore à l’appui des vieilles erreurs, qu’il faut bien qu’il y ait quelque fondement à des idées si généralement adoptées par toutes les nations ; ne doit-on pas se défier d’observations et de raisonnemens qui renversent ce qui a été tenu pour constant jusqu’à ce jour, ce qui a été admis par tant de personnages que rendaient recommandables leurs lumières et leurs intentions ? Cet argument, je l’avoue, est digne de faire une profonde impression, et pourrait jeter du doute sur les points les plus incontestables, si l’on n’avait vu tour à tour les opinions les plus fausses, et que maintenant on reconnaît généralement pour telles, reçues et professées par tout le monde pendant une longue suite de siècles. Il n’y a pas encore bien long-temps que toutes les nations, depuis la plus grossière jusqu’à la plus éclairée, et que tous les hommes, depuis le portefaix jusqu’au philosophe le plus savant, admettaient quatre élémens. Personne n’eût songé même à contester cette doctrine, qui pourtant est fausse ; tellement qu’aujourd’hui il n’y a pas d’aide-naturaliste qui ne se décriât, s’il regardait la terre, l’eau, l’air et le feu comme des élémens [36]. [44] Combien d’autres opinions bien régnantes, bien respectées, passeront de même ! Il y a quelque chose d’épidémique dans les opinions des hommes ; ils sont sujets à être attaqués de maladies morales dont l’espèce entière est infectée. Il vient des époques où, de même que la peste, la maladie s’use et perd d’elle-même sa malignité ; mais il faut du temps. À Rome, on consultait les entrailles des victimes, trois cents ans encore après que Cicéron avait dit que deux augures ne pouvaient déjà plus se regarder sans rire.

En voyant cette fluctuation d’opinions qui se succèdent, on serait tenté de ne plus rien admettre d’assuré, et de se jeter dans le doute universel ; on aurait tort. Les faits observés à plusieurs reprises par des hommes en état de les voir sous toutes leurs faces, une fois qu’ils sont bien constatés et bien décrits, sortent du domaine de l’opinion pour entrer dans celui de la vérité. Quelle que soit l’époque où l’on ait montré que la chaleur dilate les corps, cette vérité n’a pu être ébranlée. Les sciences morales et politiques offrent des vérités tout aussi incontestables, quoique d’une démonstration plus difficile ; et parmi ces sciences, l’économie politique est peut-être celle où l’on est parvenu à établir le plus de ces principes qui ont le caractère de la certitude. Les personnes qui les révoquent en doute sont demeurées étrangères aux élémens de cette science.

Certains écrivains sont doués de la déplorable facilité de faire des articles de journaux, des brochures et jusqu’à des volumes, sur des matières qu’ils n’entendent pas, même de leur aveu. Qu’arrive-t-il ? Ils répandent sur la science les nuages de leur esprit ; ils rendent obscur ce qui commençait à s’éclaircir ; le [45] public insouciant aime mieux les croire sur parole que de se mettre en état de les juger. Quelquefois on lui présente un appareil de chiffres, et cela lui impose, comme si les nombres seuls prouvaient quelque chose, comme si tout ne dépendait pas du choix des données et des conclusions qu’on en peut tirer ! Lorsqu’une fois un auteur a manifesté une opinion, la vanité, la plus universelle des infirmités humaines, veut qu’il la soutienne. L’intérêt personnel se joint quelquefois à l’amour-propre ; et l’on sait quelle influence il exerce, même à notre insu, sur nos opinions. De là les doctrines hasardées qu’on voit naître chaque jour et les objections qu’on reproduit après qu’elles ont été cent fois réfutées.

Bien des personnes, dont l’esprit n’a jamais entrevu un meilleur état social, affirment qu’il ne peut exister ; elles conviennent des maux de l’ordre établi, et s’en consolent en disant qu’il n’est pas possible que les choses soient autrement. Cela rappelle cet empereur du Japon qui pensa étouffer de rire lorsqu’on lui dit que les hollandais n’avaient point de roi. Quoique plusieurs nations de l’Europe soient dans une situation assez florissante en apparence, et qu’il y en ait qui dépensent 14 à 1500 millions par an pour payer leur gouvernement seulement, il ne faut cependant pas se persuader que leur situation ne laisse rien à désirer. Un riche sybarite habitant à son choix son palais de ville ou son palais de campagne, goûtant à grands frais, dans l’un comme dans l’autre, toutes les recherches de la sensualité, se transportant commodément et avec vitesse partout où l’appellent de nouveaux plaisirs, disposant des bras et des talens d’un nombre infini de serviteurs et de complaisans, et crevant dix chevaux pour satisfaire une fantaisie, peut trouver que les choses vont assez bien et que l’économie politique est portée à sa perfection. Mais dans les pays que nous nommons florissans, combien compterez-vous de personnes en état [46] de se procurer de pareilles jouissances ? Une sur cent mille tout au plus ; et il n’y en aura peut-être pas une sur mille, à qui il soit permis de jouir de ce qu’on appelle une honnête aisance. Partout on voit l’exténuation de la misère à côté de la satiété de l’opulence, le travail forcé des uns compenser l’oisiveté des autres, des masures et des colonnades, les haillons de l’indigence mêlés aux enseignes du luxe ; en un mot, les plus inutiles profusions au milieu des besoins les plus urgens.

Il y a sans doute dans l’état social des maux qui tiennent à la nature des choses, et dont il n’est pas permis de s’affranchir entièrement ; mais il y en a un grand nombre d’autres auxquels il est non-seulement possible, mais facile de remédier. On s’en convaincra en lisant plusieurs endroits de ce livre. Je pourrais ajouter même que beaucoup d’abus pourraient être corrigés chez presque toutes les nations, sans qu’il en coûtât le moindre sacrifice aux privilégiés qui en profitent, ou qui s’imaginent en profiter. Bien plus : il y a des changemens qui seraient dans les intérêts de tous, qu’aucun danger ne saurait accompagner, et qu’on repousse uniquement parce qu’on méconnaît à beaucoup d’égards l’économie des sociétés. La plupart des hommes ignorent la part importante qu’ils peuvent retirer des avantages communs à tous. Ils se défient des livres, parce qu’il y en a malheureusement plus de mauvais que de bons ; parce que ceux qui ne présentent que de vaines spéculations, au lieu d’offrir l’image du monde réel, ne conduisent qu’à des résultats douteux ; et enfin, parce qu’il s’en trouve qui paraissent inspirés par des vues personnelles plutôt que par l’amour du vrai et le désir du bien.

On a cru très-long-temps que l’économie politique était à l’usage seulement du petit nombre d’hommes qui règlent les affaires de l’état. Je sais qu’il importe que les hommes élevés en pouvoir soient plus éclairés que les autres ; je sais que les [47] fautes des particuliers ne peuvent jamais ruiner qu’un petit nombre de familles, tandis que celles des princes et des ministres répandent la désolation surtout un pays. Mais les princes et les ministres peuvent-ils être éclairés, lorsque les simples particuliers ne le sont pas ? Cette question vaut la peine d’être faite. C’est dans la classe mitoyenne, également à l’abri de l’enivrement de la grandeur et des travaux forcés de l’indigence ; c’est dans la classe où se rencontrent les fortunes honnêtes, les loisirs mêlés à l’habitude du travail, les libres communications de l’amitié, le goût de la lecture et la possibilité de voyager ; c’est dans cette classe, dis-je, que naissent les lumières ; c’est de là qu’elles se répandent chez les grands et chez le peuple : car les grands et le peuple n’ont pas le temps de méditer ; ils n’adoptent les vérités que lorsqu’elles leur parviennent sous la forme d’axiomes et qu’elles n’ont plus besoin de preuves.

Et quand même un monarque et ses principaux ministres seraient familiarisés avec les principes sur lesquels se fonde la prospérité des nations, que feraient-ils de leur savoir, s’ils n’étaient secondés dans tous les degrés de l’administration par des hommes capables de les comprendre, d’entrer dans leurs vues, et de réaliser leurs conceptions ? La prospérité d’une ville, d’une province, dépend quelquefois d’un travail de bureau, et le chef d’une très-petite administration, en provoquant une décision importante, exerce souvent une influence supérieure à celle du législateur lui-même.

Dans les pays où l’on a le bonheur d’avoir un gouvernement représentatif, chaque citoyen est bien plus encore dans l’obligation de s’instruire des principes de l’économie politique, puisque là tout homme est appelé à délibérer sur les affaires de l’état.

Enfin, en supposant que tous ceux qui prennent part au [48] gouvernement, dans tous les grades, pussent être habiles sans que la nation le fût, ce qui est tout-à-fait improbable, quelle résistance n’éprouverait pas l’accomplissement de leurs meilleurs desseins ? Quels obstacles ne rencontreraient-ils pas dans les préjugés de ceux mêmes que favoriseraient le plus leurs opérations ?

Pour qu’une nation jouisse des avantages d’un bon système économique, il ne suffit pas que ses chefs soient capables d’adopter les meilleurs plans, il faut de plus que la nation soit en état de les recevoir [37].

On voit que dans toutes les suppositions le bien public exige que les particuliers connaissent les principes de l’économie politique aussi bien que les hommes d’état. Il leur convient de s’en instruire comme intéressés pour leur part au bien public ; cela leur convient encore s’ils veulent s’éclairer sur leurs intérêts privés. De justes notions sur la nature et la marche des valeurs leur donnent de grands avantages pour juger sainement les entreprises où ils sont intéressés, soit comme partie principale, soit comme actionnaires ; pour prévoir les besoins de ces entreprises et quels seront leurs produits ; pour imaginer les moyens de les faire prospérer, et y faire valoir leurs droits ; pour choisir les placemens les plus solides, prévoir l’issue des emprunts et des autres actes de l’administration ; pour [49] améliorer leurs terres à propos, balancer avec connaissance de cause les avances certaines avec les produits présumés ; pour connaître les besoins généraux de la société, et faire choix d’un état ; pour discerner les symptômes de prospérité ou de déclin du corps social, etc., etc.

L’opinion que l’étude de l’économie politique ne convient qu’aux hommes d’état, toute fausse qu’elle est, a été cause que presque tous les auteurs, jusqu’à Smith, se sont imaginé que leur principale vocation était de donner des conseils à l’autorité ; et comme ils étaient loin d’être d’accord entre eux, que les faits, leur liaison et leurs conséquences, étaient fort imparfaitement connus par eux, et tout-à-fait méconnus du vulgaire, on a dû les regarder comme des rêveurs de bien public ; de là le dédain que les gens en place affectaient pour tout ce qui ressemblait à un principe.

Mais depuis que l’économie politique est devenue la simple exposition des lois qui président à l’économie des sociétés, les véritables hommes d’état ont compris que son étude ne pouvait leur être indifférente. On a été obligé de consulter cette science pour prévoir les suites d’une opération, comme on consulte les lois de la dynamique et de l’hydraulique, lorsqu’on veut construire avec succès un pont ou une écluse. Quand l’administration adopte de fausses mesures, elle est nécessairement versatile : il faut bien changer de route lorsqu’on rencontre des difficultés insurmontables qu’on n’a pas su prévoir.

C’est peut-être à cette cause qu’il faut attribuer les inconséquences qui ont travaillé la France depuis deux siècles ; c’est-à-dire depuis qu’elle s’est vue à portée d’atteindre le haut point de prospérité où l’appelaient son sol, sa position et le génie de ses habitans. Semblable à un navire voguant sans boussole et sans carte, selon le caprice des vents et la folie des pilotes, ne sachant d’où il part ni où il veut arriver, elle avançait au [50] hasard, parce qu’il n’y avait point dans la nation d’opinion arrêtée sur les causes de la prospérité publique [38]. Une semblable opinion aurait étendu son influence sur plusieurs administrateurs successivement : ne l’eussent-ils pas partagée, ils ne l’auraient pas du moins heurtée trop directement, et le vaisseau français n’aurait pas été exposé à ces changemens de manœuvres dont il a si cruellement souffert.

La versatilité a des effets si funestes, qu’on ne peut passer même d’un mauvais système à un bon sans de graves inconvéniens. Sans doute le régime prohibitif et exclusif nuit prodigieusement aux développemens de l’industrie et aux progrès de la richesse des nations ; cependant on ne pourrait, sans causer de grands maux, supprimer brusquement les institutions qu’il a fondées [39]. Il faudrait des mesures graduelles, ménagées avec un art infini, pour parvenir sans inconvéniens à un ordre de choses plus favorable ; de même que, lorsque des voyageurs, parcourant les climats du nord, ont quelques membres surpris par la gelée, ce n’est que par des gradations insensibles qu’on les préserve des dangers d’une guérison trop brusque, et qu’on parvient à rendre aux parties malades la vie et la santé.

Les meilleurs principes ne sont pas toujours applicables. L’essentiel est qu’on les connaisse ; on en prend ensuite ce qu’on peut, ou ce qu’on veut. Il n’est pas douteux qu’une nation neuve, et qui pourrait les consulter en tout, ne parvînt promptement à un très-grand éclat ; toute nation peut [51] néanmoins atteindre un degré de prospérité satisfesant, en les violant à plusieurs égards. L’action puissante de la force vitale fait grandir et prospérer le corps humain, malgré les excès de jeunesse, les accidens, les blessures même qu’on lui fait subir. Il n’y a point dans la pratique de perfection absolue hors de laquelle tout soit mal et ne produise que du mal ; le mal est partout mélangé avec le bien. Quand le premier l’emporte, on décline ; quand c’est le bien, on fait des pas plus ou moins rapides vers la prospérité, et rien ne doit décourager dans les efforts qu’on tente pour connaître et propager les bons principes. Le plus petit pas qu’on fait vers eux, est déjà un bien et porte d’heureux fruits.

On doit se décourager d’autant moins, qu’en économie politique, comme en tout, ce sont les connaissances élémentaires qui servent le plus dans la pratique. C’est la théorie de la chaleur, celle du levier, celle du plan incliné, qui ont mis la nature entière à la disposition de l’homme. C’est celle des échanges et des débouchés qui changera la politique du monde. Nous devons donc faire en sorte de répandre les notions avérées plutôt que de poursuivre leurs dernières conséquences, et chercher à étendre la base des sciences plutôt qu’à en élever le faîte. Mais que cette tâche est grande encore, et que les nations qu’on dit civilisées sont encore ignorantes et barbares ! Parcourez des provinces entières de cette Europe si vaine de son savoir ; questionnez cent personnes, mille, dix mille : à peine sur ce nombre en trouverez-vous deux, une peut-être, qui ait quelque teinture de ces connaissances si relevées dont le siècle se glorifie. On n’en ignore pas seulement les hautes vérités, ce qui n’aurait rien d’étonnant ; mais les élémens les plus simples, les plus applicables à la position de chacun. Quoi de plus rare même que les qualités nécessaires pour s’instruire ! Qu’il est peu de gens capables seulement d’observer ce qu’ils voient tous les [52] jours, et qui sachent douter de ce qu’ils ne savent pas !

Cependant il faut tout attendre du temps : de même que la chaleur ne pénètre que par degrés une masse considérable et en gagnant successivement les molécules dont elle se compose, les lumières ne se répandent que de proche en proche dans ces masses d’hommes que nous nommons des nations. Rien ne peut suppléer à l’action du temps ; mais son influence est infaillible. Elle nous paraît lente parce que nous ne vivons qu’un instant ; mais elle est rapide si nous considérons la vie des nations.

La physique de Newton, unanimement rejetée en France durant cinquante années, est maintenant enseignée dans toutes nos écoles. On s’apercevra enfin qu’il est des études plus importantes encore que celle-là, si l’on mesure leur importance d’après l’influence qu’elles exercent sur le sort des hommes.

Maintenant on enseigne l’économie politique partout où l’on fait quelque cas des lumières. Elle était déjà professée dans les universités de l’Allemagne, de l’Écosse et de l’Italie ; elle le sera dorénavant avec beaucoup plus d’avantages et avec tous les caractères des études les plus certaines. Tandis que l’université d’Oxford se traîne encore sur ses vieux erremens, on crée à Londres [40] une nouvelle université où l’on ne professera que les connaissances usuelles, comme pour montrer l’extrême ridicule des institutions de ce genre où, à une époque remarquable par les plus étonnans progrès de l’esprit humain, on n’enseigne cependant que ce qu’on enseignait il y a trois siècles. Des cours particuliers d’économie politique ont lieu dans plusieurs villes, entre autres à Genève. Le gouvernement français s’est honoré en ordonnant l’établissement d’une chaire pour cette science à l’école de droit de Paris, où sa place était marquée ; et, ce qui [53] est plus important encore, nos jeunes publicistes couronnent leurs études en s’initiant, par des travaux particuliers, aux vérités qui leur dévoilent le mécanisme des sociétés. On est étonné de leurs progrès, quand on compare la plupart des écrits périodiques de l’époque où nous sommes, de même que les ouvrages qui se publient sur la politique, l’histoire, les voyages, les finances, le commerce et les arts, avec les écrits du même genre publiés seulement dix ans auparavant. Ceux de ces ouvrages qui décèlent une ignorance complète des principes de l’économie politique, ne fixent pas un instant les regards du public. Lorsque les jeunes gens qui maintenant sont des élèves, se trouveront répandus dans toutes les classes de la société, et élevés aux principaux postes de l’administration, les opérations publiques seront bien meilleures que par le passé. Les gouvernans comme les gouvernés, prendront pour règle des principes plus uniformes ; ce qui amènera tout naturellement moins d’oppression d’un côté et plus de confiance de l’autre.

Mais ce qui a surtout contribué aux progrès de l’économie politique, ce sont les circonstances graves dans lesquelles le monde civilisé s’est trouvé enveloppé depuis quarante ans. Les dépenses des gouvernemens se sont accrues à un point scandaleux ; les appels que, pour subvenir à leurs besoins, ils ont été forcés de faire à leurs sujets, ont averti ceux-ci de leur importance ; le concours de la volonté générale, ou du moins de ce qui en a l’air, a été réclamé, sinon établi, presque partout. Des contributions énormes, levées sur les peuples sous des prétextes plus ou moins spécieux, n’ayant pas même été suffisantes, il a fallu avoir recours au crédit ; pour obtenir du crédit, il a fallu montrer les besoins comme les ressources des états ; et la publicité de leurs comptes, la nécessité de justifier aux yeux du public les actes de l’administration, ont produit dans la politique une révolution morale dont la marche ne peut plus s’arrêter.

[54]

Dans le même temps, de grands bouleversemens, de grands malheurs ont offert de grandes expériences. L’abus des papiers-monnaies, des interruptions commerciales, et d’autres encore, ont fait apercevoir les dernières conséquences de presque tous les excès. Et tout à coup des digues imposantes rompues, de colossales invasions, des gouvernemens détruits, d’autres créés, des empires nouveaux formés dans un autre hémisphère, des colonies devenues indépendantes, un certain élan général des esprits, si favorable à tous les développemens des facultés humaines, de belles espérances et de grands mécomptes, ont certainement beaucoup étendu le cercle de nos idées, d’abord chez les hommes qui savent observer et penser, et par suite, chez tout le monde.

C’est ainsi que les espérances marchent de front avec les obstacles, et que l’impulsion qui porte les sociétés humaines vers un meilleur avenir, aura tout son effet.

 


 

LIVRE PREMIER. DE LA PRODUCTION DES RICHESSES.

[55]

CHAPITRE PREMIER. Ce qu’il faut entendre par production.

Les hommes jouissent de certains biens que la nature leur accorde gratuitement, tels que l’air, l’eau, la lumière du soleil ; mais ce ne sont pas ces biens auxquels, dans l’acception commune, ils donnent le nom de richesses. Ils le réservent pour ceux qui ont une valeur qui leur est propre, et qui sont devenus la propriété exclusive de leurs possesseurs, tels que des terres, des métaux, des monnaies, des grains, des étoffes, des marchandises de toutes les sortes. Si l’on donne aussi le nom de richesses à des contrats de rentes, à des effets de commerce, il est évident que c’est parce qu’ils renferment un engagement pris de livrer des choses qui ont une valeur par elles-mêmes. La richesse est en proportion de cette valeur : elle est grande, si la somme des valeurs dont elle se compose est considérable ; elle est petite, si les valeurs le sont.

Suivant l’usage ordinaire, on n’appelle riches que les personnes qui possèdent beaucoup de ces biens ; mais lorsqu’il s’agit d’étudier comment les richesses se forment, se distribuent et se consomment, on nomme [56] également des richesses les choses qui méritent ce nom, soit qu’il y en ait beaucoup ou peu ; de même qu’un grain de blé est du blé, aussi bien qu’un sac rempli ce cette denrée.

La valeur de chaque chose est arbitraire et vague tant qu’elle n’est pas reconnue. Le possesseur de cette chose pourrait l’estimer très-haut, sans en être plus riche. Mais du moment que d’autres personnes consentent à donner en échange, pour l’acquérir, d’autres choses pourvues de valeur de leur côté, la quantité de ces dernières que l’on consent à donner, est la mesure de la valeur de la première ; car on consent à en donner d’autant plus, que celle-ci vaut davantage [41].

Parmi les choses qui peuvent être données en échange de celle qu’on veut acquérir, se trouve la monnaie. La quantité de monnaie que l’on consent à donner pour obtenir une chose, se nomme son prix ; c’est son prix courant dans un lieu donné, à une époque donnée, si le possesseur de la chose est assuré de pouvoir en obtenir ce prix-là, au cas qu’il veuille s’en défaire.

Or, la connaissance de la vraie nature des richesses ainsi désignées, des difficultés qu’il faut surmonter pour s’en procurer, de la marche qu’elles suivent en se distribuant dans la société, de l’usage qu’on en peut faire, ainsi que des conséquences qui résultent de ces faits divers, compose la science qu’on est maintenant convenu d’appeler l’économie politique.

[57]

La valeur que les hommes attachent aux choses, a son premier fondement dans l’usage qu’ils en peuvent faire. Les unes servent d’alimens, les autres de vêtemens ; d’autres nous défendent de la rigueur du climat, comme les maisons ; d’autres, telles que les ornemens, les embellissemens, satisfont des goûts qui sont une espèce de besoin. Toujours est-il vrai que si les hommes attachent de la valeur à une chose, c’est en raison de ses usages : ce qui n’est bon à rien, ils n’y mettent aucun prix [42].

Cette faculté qu’ont certaines choses de pouvoir satisfaire aux divers besoins des hommes, qu’on me permette de la nommer utilité.

Je dirai que créer des objets qui ont une utilité quelconque, c’est créer des richesses, puisque l’utilité de ces choses est le premier fondement de leur valeur, et que leur valeur est de la richesse [43].

[58]

Mais on ne crée pas des objets : la masse des matières dont se compose le monde, ne saurait augmenter ni diminuer. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de reproduire ces matières sous une autre forme qui les rende propres à un usage quelconque qu’elles n’avaient pas, ou seulement qui augmente l’utilité qu’elles pouvaient avoir. Alors il y a création, non pas de matière, mais d’utilité ; et comme cette utilité leur donne de la valeur, il y a production de richesses.

C’est ainsi qu’il faut entendre le mot production en économie politique, et dans tout le cours de cet ouvrage. La production n’est point une création de matière, mais une création d’utilité. Elle ne se mesure point suivant la longueur, le volume ou le poids du produit, mais suivant l’utilité qu’on lui a donnée.

De ce que le prix est la mesure de la valeur des choses, et de ce que leur valeur est la mesure de l’utilité qu’on leur a donnée, il ne faudrait pas tirer la conséquence absurde qu’en fesant monter leur prix par la violence, on accroît leur utilité. La valeur échangeable, ou le prix, n’est une indication de l’utilité que les hommes reconnaissent dans une chose, qu’autant que le marché qu’ils font ensemble n’est soumis à aucune influence étrangère à cette même utilité ; de même qu’un baromètre n’indique la pesanteur de l’atmosphère qu’autant qu’il n’est soumis à aucune action autre que celle de la pesanteur de l’atmosphère.

En effet, lorsqu’un homme vend à un autre un produit quelconque, il lui vend l’utilité qui est dans ce produit ; l’acheteur ne l’achète qu’à cause de son utilité, de l’usage qu’il en peut faire. Si, par une cause quelconque, l’acheteur est obligé de le payer au-delà de ce que vaut pour lui cette utilité, il paie une valeur qui n’existe pas, et qui, par conséquent, ne lui est pas livrée [44].

C’est ce qui arrive quand l’autorité accorde à une certaine classe de négocians le privilége exclusif de faire un certain commerce, celui des marchandises de l’Inde, par exemple ; le prix de ces marchandises en est plus élevé, sans que leur utilité, leur valeur intrinsèque soit plus grande. [59] Cet excédant de prix est un argent qui passe de la bourse des consommateurs dans celle des négocians privilégiés, et qui n’enrichit les uns qu’en appauvrissant inutilement les autres exactement de la même somme.

De même, quand le gouvernement met sur le vin un impôt qui fait vendre 15 sous une bouteille qui sans cela se serait vendue 10 sous, que fait-il autre chose que faire passer, pour chaque bouteille, 5 sous de la main des producteurs ou des consommateurs de vin [45] dans celle du percepteur ? La marchandise n’est ici qu’un moyen d’atteindre plus ou moins commodément le contribuable, et sa valeur courante est composée de deux élémens, savoir : en premier lieu, sa valeur réelle fondée sur son utilité, et ensuite la valeur de l’impôt que le gouvernement juge à propos de faire payer pour la laisser fabriquer, passer ou consommer.

Il n’y a donc véritablement production de richesse que là où il y a création ou augmentation d’utilité.

Sachons comment cette utilité est produite.

CHAPITRE II. Des différentes sortes d'industries, et comment elles concourent à la production.

Les objets que la nature ne livre pas tout préparés pour satisfaire nos besoins, peuvent y être rendus propres par notre industrie.

Lorsqu’elle se borne à les recueillir des mains de la nature, on la nomme industrie agricole, ou simplement agriculture.

Lorsqu’elle sépare, mélange, façonne les produits de la nature, pour les approprier à nos besoins, on la nomme industrie manufacturière [46].

Lorsqu’elle met à notre portée les objets de nos besoins qui n’y seraient pas sans cela, on la nomme industrie commerciale, ou simplement commerce.

C’est au moyen seulement de l’industrie que les hommes peuvent être [60] pourvus, avec quelque abondance, des choses qui leur sont nécessaires, et de cette multitude d’autres objets dont l’usage, sans être d’une nécessité indispensable, marque cependant la différence d’une société civilisée à une horde de sauvages. La nature, abandonnée à elle-même, ne fournirait qu’imparfaitement à l’existence d’un petit nombre d’hommes. On a vu des pays fertiles, mais déserts, ne pouvoir nourrir quelques infortunés que la tempête y avait jetés par hasard ; tandis que, grâce à l’industrie, on voit en beaucoup d’endroits une nombreuse population subsister à l’aise sur le sol le plus ingrat.

On donne le nom de produits aux choses que l’industrie a su créer. Leurs auteurs deviennent par là possesseurs d’une nouvelle portion de richesses dont ils peuvent jouir, soit immédiatement, soit après l’avoir échangée contre tout autre objet de valeur équivalente.

Il est rare qu’un produit soit le résultat d’un seul genre d’industrie. Une table est un produit de l’industrie agricole qui a abattu l’arbre dont elle est faite, et de l’industrie manufacturière qui l’a façonnée. Le café est pour l’Europe un produit de l’agriculture qui a planté et recueilli cette graine en Arabie ou ailleurs, et de l’industrie commerciale qui la met entre les mains du consommateur.

Ces trois sortes d’industrie, qu’on peut, si l’on veut, diviser en une foule de ramifications, concourent à la production exactement de la même manière. Toutes donnent une utilité à ce qui n’en avait point, ou accroissent celle qu’une chose avait déjà. Le laboureur, en semant un grain de blé, en fait germer vingt autres ; il ne les tire pas du néant : il se sert d’un outil puissant qui est la terre, et il dirige une opération par laquelle différentes substances, auparavant répandues dans le sol, dans l’eau, dans l’air, se changent en grains de blé.

La noix de galle, le sulfate de fer, la gomme arabique, sont des substances répandues dans la nature ; l’industrie du négociant, du manufacturier, les réunit, et leur mélange donne cette liqueur noire qui fixe nos pensées sur le papier. Ces opérations du négociant, du manufacturier, sont analogues à celles du cultivateur, et celui-ci se propose un but et emploie des moyens du même genre que les deux autres.

Personne n’a le don de créer de la matière ; la nature même ne le peut pas. Mais tout homme peut se servir des agens que lui offre la nature pour donner de l’utilité aux choses, et même toute industrie ne consiste que dans l’usage qu’on fait des agens fournis par la nature ; le produit du travail le plus parfait, celui dont presque toute la valeur est en [61] main-d’œuvre, n’est-il pas ordinairement le résultat de l’action de l’acier dont les propriétés sont un don de la nature, s’exerçant sur une matière quelconque, autre don de la nature ?

C’est pour avoir méconnu ce principe, que les économistes du dix-huitième siècle, qui comptaient parmi eux des écrivains d’ailleurs très-éclairés, sont tombés dans de graves erreurs. Ils n’accordaient le nom de productive qu’à cette industrie qui nous procure de nouvelles matières, à l’industrie de l’agriculteur, du pêcheur, du mineur. Ils ne faisaient pas attention que ces matières ne sont des richesses qu’en raison de leur valeur, car de la matière sans valeur n’est pas richesse ; témoin l’eau, les cailloux, la poussière. Or, si c’est uniquement la valeur de la matière qui fait la richesse, il n’est nullement nécessaire de tirer de nouvelles matières du sein de la nature, pour créer de nouvelles richesses ; il suffit de donner une nouvelle valeur aux matières qu’on a déjà, comme lorsque l’on transforme de la laine en drap.

À cet argument, les économistes répliquaient que la valeur additionnelle répandue sur un produit par un manufacturier ou ses ouvriers, est balancée par la valeur que ce manufacturier a consommée pendant sa fabrication. Ils disaient que la concurrence des manufacturiers entre eux ne leur permet pas d’élever leur prix au-delà de ce qui est nécessaire pour les indemniser de leurs propres consommations ; et qu’ainsi leurs besoins détruisant d’un côté ce que leur travail produit de l’autre, il ne résulte de ce travail aucun accroissement de richesses pour la société [47].

[62]

Il aurait fallu que les Économistes prouvassent, en premier lieu, que la production des artisans et manufacturiers est nécessairement balancée par leurs consommations. Or, ce n’est point un fait. Dans un pays anciennement civilisé et très-industrieux, le nombre et l’importance des entreprises de commerce et de manufactures procurent une somme de revenus plus considérables que l’agriculture ; et les épargnes qu’on y fait annuellement excèdent probablement, au contraire, celles qui se font parmi les propriétaires des terres.

En second lieu, les profits résultans de la production manufacturière, pour avoir été consommés et avoir servi à l’entretien des manufacturiers et de leurs familles, n’en ont pas moins été réels et acquis. Ils n’ont même servi à leur entretien que parce que c’étaient des richesses réelles, et tout aussi réelles que celles des propriétaires fonciers et des agriculteurs, qui se consomment de même en servant à l’entretien de ces classes.

L’industrie commerciale concourt à la production de même que l’industrie manufacturière, en élevant la valeur d’un produit par son transport d’un lieu dans un autre. Un quintal de coton du Brésil a acquis la faculté de pouvoir servir, et vaut davantage dans un magasin d’Europe que dans un magasin de Fernambouc. C’est une façon que le commerçant donne aux marchandises ; une façon qui rend propres à l’usage, des choses qui, autrement placées, ne pouvaient être employées ; une façon non moins utile, non moins compliquée et non moins hasardeuse qu’aucune de celles que donnent les deux autres industries. Le commerçant se sert aussi, et pour un résultat analogue, des propriétés naturelles du bois, des métaux dont ses navires sont construits, du chanvre qui compose ses voiles, du vent qui les enfle, de tous les agents naturels qui peuvent concourir à ses desseins, de la même manière qu’un agriculteur se sert de la terre, de la pluie et des airs [48].

[63]

Ainsi, lorsque Raynal a dit du commerce, l’opposant à l’agriculture et aux arts : Le commerce ne produit rien par lui-même, il ne s’était pas formé une idée complète du phénomène de la production. Raynal a commis dans cette occasion, relativement au commerce, la même erreur que les économistes relativement au commerce et aux manufactures. Ils disaient : l’agriculture seule produit ; Raynal prétend que l’agriculture et les arts industriels seuls produisent. Il se trompe un peu moins, mais se trompe encore.

Condillac s’égare aussi lorsqu’il veut expliquer de quelle manière le commerce produit. Il prétend que toutes les marchandises, valant moins pour celui qui les vend que pour celui qui les achète, elles augmentent de valeur par cela seul qu’elles passent d’une main dans une autre. C’est une erreur ; car une vente étant un échange où l’on reçoit une marchandise, de l’argent, par exemple, en retour d’une autre marchandise, la perte que chacun des contractans ferait sur l’une des deux, compenserait le gain qu’il ferait sur l’autre, et il n’y aurait point dans la société de valeur produite par le commerce [49]. Lorsqu’on achète à Paris du vin d’Espagne, [64] on donne bien réellement valeur égale pour valeur égale : l’argent qu’on paie et le vin qu’on reçoit valent autant l’un que l’autre ; mais le vin ne valait pas autant avant d’être parti d’Alicante ; sa valeur s’est véritablement accrue entre les mains du commerçant, par le transport, et non pas au moment de l’échange ; le vendeur ne fait point un métier de fripon, ni l’acheteur un rôle de dupe, et Condillac n’est point fondé à dire que si l’on échangeait toujours valeur égale pour valeur égale, il n’y aurait point de gain à faire pour les contractans [50].

Dans certains cas, les autres industries produisent d’une façon analogue à celle du commerce, en donnant une valeur à des choses auxquelles elles n’ajoutent absolument aucune qualité nouvelle que celle de les approcher du consommateur. Telle est l’industrie du mineur. Le métal et la houille existent dans la terre aussi complets qu’ils peuvent l’être, et ils y sont sans valeur. Le mineur les en tire, et cette opération, les rendant propres à l’usage, leur donne une valeur. Il en est ainsi du hareng : dans la mer, hors de l’eau, c’est le même poisson ; mais sous cette dernière forme il a acquis une utilité, une valeur qu’il n’avait pas [51].

Les exemples pourraient se multiplier à l’infini, et tous se fondraient par nuances les uns dans les autres, comme les êtres naturels que le [65] naturaliste sépare néanmoins en différentes classes pour avoir plus de facilité à les décrire.

L’erreur fondamentale où sont tombés les économistes, et que je montre avoir été partagée même par leurs antagonistes, les a conduits à d’étranges conséquences. Selon eux, les manufacturiers et les négocians, ne pouvant rien ajouter à la masse commune des richesses, ne vivent qu’aux dépens de ceux qui seuls produisent, c’est-à-dire, des propriétaires et des cultivateurs des terres ; s’ils ajoutent quelque valeur aux choses, ce n’est qu’en consommant une valeur équivalente qui provient des véritables producteurs ; les nations manufacturières et commerçantes ne vivent que du salaire que leur paient les nations agricoles ; ils donnent pour preuve que Colbert ruina la France parce qu’il protégea les manufactures, etc.

Le fait est que, quelle que soit l’industrie qu’on exerce, on vit des profits qu’on fait en vertu de la valeur ou portion de valeur, quelle qu’elle soit, qu’on donne à des produits. La valeur tout entière des produits sert de cette manière à payer les gains des producteurs. Ce n’est pas le produit net seulement qui satisfait aux besoins des hommes ; c’est le produit brut, la totalité des valeurs créées [52].

Une nation, une classe d’une nation, qui exercent l’industrie manufacturière, ou commerciale, ne sont ni plus ni moins salariées que d’autres qui exercent l’industrie agricole. Les valeurs créées par les unes ne sont pas d’une autre nature que les valeurs créées par les autres. Deux valeurs égales se valent l’une l’autre, quoiqu’elles proviennent de deux industries différentes ; et quand la Pologne change sa principale production, qui est du blé, contre la principale production de la Hollande, qui se compose de marchandises des Deux-Indes, ce n’est pas plus la Pologne qui salarie la Hollande que ce n’est la Hollande qui salarie la Pologne.

Cette Pologne, qui exporte pour 10 millions de blé par an, fait [66] précisément ce qui, selon les économistes, enrichit le plus une nation ; et cependant elle reste pauvre et dépeuplé. C’est parce qu’elle borne son industrie à l’agriculture, tandis qu’elle devrait être en même temps manufacturière et commerçante : elle ne salarie pas la Hollande ; elle serait plutôt salariée par elle pour fabriquer, si je peux m’exprimer ainsi, chaque année pour 10 millions de blé. Elle n’est pas moins dépendante que les nations qui lui achètent son blé ; car elle a autant besoin de le vendre que ces nations ont besoin de l’acheter [53].

Enfin, il n’est pas vrai que Colbert ait ruiné la France. Il est de fait, au contraire, que, sous l’administration de Colbert, la France sortit de la misère où l’avaient plongée deux régences et un mauvais règne. Elle fut, à la vérité, ensuite ruinée de nouveau ; mais c’est au faste et aux guerres de Louis XIV qu’il faut imputer ce malheur, et les dépenses mêmes de ce prince prouvent l’étendue des ressources que Colbert lui avait procurées. Elles auraient, à la vérité, été plus grandes encore, s’il eût protégé l’agriculture autant que les autres industries.

On voit que les moyens d’étendre et d’accroître ses richesses sont, pour chaque nation, bien moins bornés que ne l’imaginaient les économistes. Une nation, selon eux, ne pouvait produire annuellement d’autres valeurs que le produit net de ses terres, et il fallait que là-dedans se trouvassent, non-seulement l’entretien des propriétaires et des oisifs, mais celui des négocians, des manufacturiers, des artisans, et les consommations du gouvernement ; tandis qu’on vient de voir que le produit annuel d’une nation se compose non-seulement du produit net de son agriculture, mais du produit brut de son agriculture, de ses manufactures et de son commerce réunis. N’a-t-elle pas, en effet, à consommer la valeur totale, c’est-à-dire, la valeur brute de tout ce qu’elle a produit ? Une valeur produite en est-elle moins une richesse parce qu’elle doit être nécessairement consommée ? Sa valeur ne vient-elle même pas de ce qu’elle doit être consommée [54] ?

L’anglais Steuart, qu’on peut regarder comme le principal écrivain du système exclusif, du système qui suppose que les uns ne s’enrichissent que de ce que les autres perdent, Steuart ne s’est pas moins mépris de [67] son côté, lorsqu’il a dit [55] qu’une fois que le commerce extérieur cesse, la masse des richesses intérieures ne peut être augmentée. Il semblerait que la richesse ne peut venir que du dehors. Mais au dehors, d’où viendrait-elle ? Encore du dehors. Il faudrait donc, en la cherchant de dehors en dehors, et en supposant les mines épuisées, sortir de notre globe ; ce qui est absurde.

C’est sur ce principe évidemment faux que Forbonnais, aussi, bâtit son système prohibitif [56], et, disons-le franchement, qu’est fondé le système exclusif des négocians peu éclairés, celui de tous les gouvernemens de l’Europe et du monde. Tous s’imaginent que ce qui est gagné par un particulier est nécessairement perdu par un autre, que ce qui est gagné par un pays est inévitablement perdu par un autre pays ; comme si les choses n’étaient pas susceptibles de croître en valeur, et comme si la propriété de plusieurs particuliers et des nations ne pouvait pas s’accroître sans être dérobée à personne. Si les uns ne pouvaient être riches qu’aux dépens des autres, comment tous les particuliers dont se compose un état pourraient-ils en même temps être plus riches à une époque qu’à l’autre, comme ils le sont évidemment en France, en Angleterre, en Hollande, en Allemagne, comparativement à ce qu’ils étaient ? Comment toutes les nations en même temps seraient-elles de nos jours plus opulentes et mieux pourvues de tout, qu’elles ne l’étaient au septième siècle ? D’où auraient-elles tiré les richesses qu’elles possèdent maintenant, et qui alors n’étaient nulle part ? Serait-ce des mines du nouveau-monde ? Mais elles étaient déjà plus riches avant que l’Amérique fût découverte. D’ailleurs, qu’ont produit les mines du nouveau-monde ? Des valeurs métalliques. Mais les autres valeurs que possèdent les nations de plus qu’au moyen-âge, d’où les ont-elles tirées ? Il est évident que ce sont des richesses créées.

Concluons donc que les richesses, qui consistent dans la valeur que l’industrie humaine, à l’aide des instrumens qu’elle emploie, donne aux choses, que les richesses, dis-je, sont susceptibles d’être créées, détruites, d’augmenter, de diminuer dans le sein même de chaque nation, et indépendamment de toute communication au dehors, selon la manière dont on s’y prend pour opérer de tels effets. Vérité importante, puisqu’elle met à la portée des hommes les biens dont ils sont avides avec raison, pourvu qu’ils sachent et qu’ils veuillent employer les vrais moyens de les obtenir. Le développement de ces moyens est le but de cet ouvrage.

[68]

CHAPITRE III. Ce que c’est qu’un capital productif, et de quelle manière les capitaux concourent à la production.

En continuant à observer les procédés de l’industrie, on ne tarde pas à s’apercevoir que seule, abandonnée à elle-même, elle ne suffit point pour créer de la valeur aux choses. Il faut, de plus, que l’homme industrieux possède des produits déjà existans, sans lesquels son industrie, quelque habile qu’on la suppose, demeurerait dans l’inaction. Ces choses sont :

1o les outils, les instrumens des différens arts. Le cultivateur ne saurait rien faire sans sa pioche ou sa bêche, le tisserand sans son métier, le navigateur sans son navire.

2o les produits qui doivent fournir à l’entretien de l’homme industrieux, jusqu’à ce qu’il ait achevé sa portion de travail dans l’œuvre de la production. Le produit dont il s’occupe, ou le prix qu’il en tirera, doit, à la vérité, rembourser cet entretien ; mais il est obligé d’en faire continuellement l’avance.

3o les matières brutes que son industrie doit transformer en produits complets. Il est vrai que ces matières lui sont quelquefois données gratuitement par la nature ; mais le plus souvent elles sont des produits déjà créés par l’industrie, comme des semences que l’agriculture a fournies, des métaux que l’on doit à l’industrie du mineur et du fondeur, des drogues que le commerçant apporte des extrémités du globe. L’homme industrieux qui les travaille est de même obligé de faire l’avance de leur valeur.

La valeur de toutes ces choses compose ce qu’on appelle un capital productif.

Il faut encore considérer comme un capital productif la valeur de toutes les constructions, de toutes les améliorations répandues sur un bien-fonds et qui en augmentent le produit annuel, la valeur des bestiaux, des usines, qui sont des espèces de machines propres à l’industrie.

Les monnaies sont encore un capital productif toutes les fois qu’elles servent aux échanges sans lesquels la production ne pourrait avoir lieu. Semblables à l’huile qui adoucit les mouvemens d’une machine compliquée, les monnaies, répandues dans tous les rouages de l’industrie humaine, facilitent des mouvemens qui ne s’obtiendraient point sans elles. Mais, [69] comme l’huile qui se rencontre dans les rouages d’une machine arrêtée, l’or et l’argent ne sont plus productifs dès que l’industrie cesse de les employer. Il en est de même, au reste, de tous les autres outils dont elle se sert.

On voit que ce serait une grande erreur de croire que le capital de la société ne consiste que dans sa monnaie. Un commerçant, un manufacturier, un cultivateur, ne possèdent ordinairement, sous la forme de monnaie, que la plus petite partie de la valeur qui compose leur capital ; et même, plus leur entreprise est active, et plus la portion de leur capital qu’ils ont en numéraire est petite, relativement au reste. Si c’est un commerçant, ses fonds sont en marchandises sur les routes, sur les mers, dans les magasins, répandus partout ; si c’est un fabricant, ils sont principalement sous la forme de matières premières à différens degrés d’avancement, sous la forme d’outils, d’instrumens, de provisions pour ses ouvriers ; si c’est un cultivateur, ils sont sous la forme de granges, de bestiaux, de clôtures. Tous évitent de garder de l’argent au-delà de ce que peuvent en exiger les usages courans.

Ce qui est vrai d’un individu, de deux individus, de trois, de quatre, l’est de la société tout entière. Le capital d’une nation se compose de tous les capitaux des particuliers et de ceux qui appartiennent en commun à toute la nation et à son gouvernement ; et plus la nation est industrieuse et prospère, plus son numéraire est peu de chose, comparé avec la totalité de ses capitaux. Necker évalue à 2 milliards 200 millions la valeur du numéraire circulant en France vers 1784, et cette évaluation paraît exagérée par des raisons qui ne peuvent trouver leur place ici ; mais, qu’on estime la valeur de toutes les constructions, clôtures, bestiaux, usines, machines, bâtimens de mer, marchandises et provisions de toute espèce, appartenant à des français ou à leur gouvernement dans toutes les parties du monde ; qu’on y joigne les meubles et les ornemens, les bijoux, l’argenterie et tous les effets de luxe ou d’agrément qu’ils possédaient à la même époque, et l’on verra que les 2 milliards 200 millions de numéraire ne sont qu’une assez petite portion de toutes ces valeurs [57].

Beeke évaluait, en 1799, la totalité des capitaux de l’Angleterre à 2 milliards [70] 300 millions sterling [58] (plus de 55 milliards de nos francs), et la valeur totale des espèces qui circulaient en Angleterre avant cette époque, suivant les personnes qui l’ont portée le plus haut, n’excédait pas 47 millions sterling [59], c’est-à-dire, la cinquantième partie de son capital environ. Smith ne l’évaluait qu’à 18 millions : ce ne serait pas la cent vingt-septième partie de son capital.

Nous verrons plus loin comment les valeurs capitales consommées dans les opérations productives, se perpétuent par la reproduction. Contentons-nous, quant à présent, de savoir que les capitaux sont entre les mains de l’industrie un instrument indispensable sans lequel elle ne produirait pas. Il faut, pour ainsi dire, qu’ils travaillent de concert avec elle. C’est ce concours que je nomme le service productif des capitaux.

CHAPITRE IV. Des agens naturels qui servent à la production des richesses, et notamment des fonds de terre.

Indépendamment des secours que l’industrie tire des capitaux, c’est-à-dire des produits qu’elle a déjà créés, pour en créer d’autres, elle emploie le service et la puissance de divers agens qu’elle n’a point créés, que lui offre la nature, et tire de l’action de ces agens naturels une portion de l’utilité qu’elle donne aux choses.

Ainsi, lorsqu’on laboure et qu’on ensemence un champ, outre les connaissances et le travail qu’on met dans cette opération, outre les valeurs déjà formées dont on fait usage, comme la valeur de la charrue, de la herse, des semences, des vêtemens et des alimens consommés par les travailleurs pendant la production a lieu, il y a un travail exécuté par le sol, par l’air, par l’eau, par le soleil, auquel l’homme n’a aucune part, et qui pourtant concourt à la création d’un nouveau produit qu’on recueillera au moment de la récolte. C’est ce travail que je nomme le service productif des agens naturels.

[71]

Cette expression, agens naturels, est prise ici dans un sens fort étendu ; car elle comprend non-seulement les corps inanimés dont l’action travaille à créer des valeurs, mais encore les lois du monde physique, comme la gravitation qui fait descendre le poids d’une horloge, le magnétisme qui dirige l’aiguille d’une boussole, l’élasticité de l’acier, la pesanteur de l’atmosphère, la chaleur qui se dégage par la combustion, etc.

Souvent la faculté productive des capitaux s’allie si intimement avec la faculté productive des agens naturels, qu’il est difficile et même impossible d’assigner exactement la part que chacun de ces agens prend à la production. Une serre où l’on cultive des végétaux précieux, une terre où d’habiles irrigations ont répandu une eau fécondante, doivent la majeure partie de leur faculté productive à des travaux, à des constructions qui sont le fait d’une production antérieure, et qui font partie des capitaux consacrés à la production actuelle. Il en est de même des défrichemens, des bâtimens de ferme, des clôtures, et de toutes les améliorations répandues sur un fonds de terre. Ces valeurs font partie d’un capital, quoiqu’il soit désormais impossible de les séparer du fonds sur lequel elles sont fixées [60].

Dans le travail des machines par le moyen desquelles l’homme ajoute tant à sa puissance, une partie du produit obtenu est due à la valeur capitale de la machine, et une autre partie à l’action des forces de la nature. Qu’on suppose qu’en place des ailes d’un moulin à vent il y ait une roue à marcher [61] que dix hommes feraient tourner : alors le produit du moulin pourrait être considéré comme le fruit du service d’un capital, qui serait la valeur de la machine, et du service des dix hommes qui la feraient tourner ; et si l’on substitue des ailes à la roue à marcher, il devient évident que le vent, qui est un agent fourni par la nature, exécute l’ouvrage de dix hommes.

Dans ce cas-ci, l’action d’un agent naturel pourrait être suppléée par une autre force ; mais, dans beaucoup de cas, cette action ne saurait être suppléée par rien, et n’en est pas moins réelle. Telle est la force [72] végétative du sol ; telle est la force vitale qui concourt au développement des animaux dont nous sommes parvenus à nous emparer. Un troupeau de moutons est le résultat, non-seulement des soins du maître et du berger, et des avances qu’on a faites pour le nourrir, l’abriter, le tondre ; mais il est aussi le résultat de l’action des viscères et des organes de ces animaux, dont la nature a fait les frais.

C’est ainsi que la nature est presque toujours en communauté de travail avec l’homme et ses instrumens ; et dans cette communauté nous gagnons d’autant plus, que nous réussissons mieux à épargner notre travail et celui de nos capitaux, qui est nécessairement coûteux, et que nous parvenons à faire exécuter, au moyen des services gratuits de la nature, une plus grande part des produits [62].

Smith s’est donné beaucoup de peine pour expliquer l’abondance des produits dont jouissent les peuples civilisés, comparée avec la pénurie des [73] nations grossières, et nonobstant la multitude de désœuvrés et de travailleurs improductifs dont fourmillent nos sociétés. Il a cherché dans la division du travail la source de cette abondance [63] ; et il n’y a pas de doute que la séparation des occupations, ainsi que nous le verrons d’après lui, n’ajoute beaucoup à la puissance productive du travail ; mais elle ne suffit pas pour expliquer ce phénomène, qui n’a plus rien de surprenant quand on considère le pouvoir des agens naturels que la civilisation et l’industrie font travailler à notre profit.

Smith convient que l’intelligence humaine et la connaissance des lois de la nature permettent à l’homme d’employer avec plus d’avantages les ressources qu’elle lui présente ; mais il attribue à la séparation des occupations l’intelligence même et le savoir de l’homme ; et il a raison jusqu’à un certain point, puisqu’un homme, en s’occupant exclusivement d’un art ou d’une science, a eu plus de moyens d’en avancer les progrès. Cependant le procédé de la nature une fois connu, la production qui en résulte n’est pas le produit du travail de l’inventeur. Le premier homme qui a su amollir les métaux par le feu, n’est pas le créateur actuel de l’utilité que ce procédé ajoute au métal fondu. Cette utilité est le résultat de l’action physique du feu jointe à l’industrie et aux capitaux de ceux qui emploient le procédé. D’ailleurs, n’y a-t-il pas des procédés que l’homme doit au hasard, ou qui sont tellement évidens par eux-mêmes, qu’il n’a fallu aucun art pour les trouver ? Lorsqu’on abat un arbre, produit spontané de la nature, la société n’est-elle pas mise en possession d’un produit supérieur à ce que la seule industrie du bûcheron est capable de lui procurer ?

J’ai donc lieu de croire que Smith n’a pas en ce point donné une idée complète du phénomène de la production ; ce qui l’a entraîné dans cette fausse conséquence : c’est l’idée que toutes les valeurs produites représentent un travail récent ou ancien de l’homme, ou, en d’autres termes, que la richesse n’est que du travail accumulé ; d’où, par une seconde conséquence qui me paraît également contestable, le travail est la seule mesure des richesses ou des valeurs produites.

On voit que ce système est l’opposé de celui des économistes du [74] dix-huitième siècle, qui prétendaient au contraire que le travail ne produit aucune valeur sans consommer une valeur équivalente ; que, par conséquent, il ne laisse aucun excédant, aucun produit net, et que la terre seule, fournissant gratuitement une valeur, peut seule donner un produit net. Il y a du système dans l’une et l’autre thèse ; je ne le fais remarquer que pour qu’on se mette en garde contre les conséquences dangereuses qu’on peut tirer d’une première erreur [64], et pour ramener la science à la simple observation des faits. Or, les faits nous montrent que les valeurs produites sont dues à l’action et au concours de l’industrie, des capitaux [65] et des agens naturels, dont le principal, mais non pas le seul à beaucoup près, est la terre cultivable, et que nulle autre que ces trois sources ne produit une valeur, une richesse nouvelle.

Parmi les agens naturels, les uns sont susceptibles d’appropriation, [75] c’est-à-dire de devenir la propriété de ceux qui s’en emparent, comme un champ, un cours d’eau ; d’autres ne peuvent s’approprier, et demeurent à l’usage de tous, comme le vent, la mer et les fleuves qui servent de véhicule, l’action physique ou chimique des matières les unes sur les autres, etc.

Nous aurons occasion de nous convaincre que cette double circonstance d’être et de ne pas être susceptibles d’appropriation pour les agens de la production, est très-favorable à la multiplication des richesses. Les agens naturels, comme les terres, qui sont susceptibles d’appropriation, ne produiraient pas à beaucoup près autant, si un propriétaire n’était assuré d’en recueillir exclusivement le fruit, et s’il n’y pouvait, avec sûreté, ajouter des valeurs capitales qui accroissent singulièrement leurs produits. Et, d’un autre côté, la latitude indéfinie laissée à l’industrie de s’emparer de tous les autres agens naturels, lui permet d’étendre indéfiniment ses progrès. Ce n’est pas la nature qui borne le pouvoir productif de l’industrie ; c’est l’ignorance ou la paresse des producteurs et la mauvaise administration des états.

Ceux des agens naturels qui sont susceptibles d’être possédés deviennent des fonds productifs de valeurs, parce qu’ils ne cèdent pas leur concours sans rétribution, et que cette rétribution fait partie, ainsi que nous le verrons plus tard des revenus de leurs possesseurs. Contentons-nous, quant à présent, de comprendre l’action productive des agens naturels, quels qu’ils soient, déjà connus ou qui sont encore à découvrir [66].

CHAPITRE V. Comment se joignent l’industrie, les capitaux et les agens naturels pour produire.

Nous avons vu de quelle manière l’industrie, les capitaux et les agens naturels concourent, chacun en ce qui les concerne, à la production ; [76] nous avons vu que ces trois élémens de la production sont indispensables pour qu’il y ait des produits créés ; mais pour cela, il n’est point nécessaire qu’ils appartiennent à la même personne.

Une personne industrieuse peut prêter son industrie à celle qui ne possède qu’un capital et un fonds de terre.

Le possesseur d’un capital peut le prêter à une personne qui n’a qu’un fonds de terre et de l’industrie.

Le propriétaire d’un fonds de terre peut le prêter à la personne qui ne possède que de l’industrie et un capital.

Soit qu’on prête de l’industrie, un capital ou un fonds de terre, ces choses concourant à créer une valeur, leur usage a une valeur aussi, et se paie pour l’ordinaire.

Le paiement d’une industrie prêtée se nomme un salaire.

Le paiement d’un capital prêté se nomme un intérêt.

Le paiement d’un fonds de terre prêté se nomme un fermage ou un loyer.

Le fonds, le capital et l’industrie se trouvent quelquefois réunis dans les mêmes mains. Un homme qui cultive à ses propres frais le jardin qui lui appartient, possède le fonds, le capital et l’industrie. Il fait, lui seul, le bénéfice du propriétaire, du capitaliste et de l’homme industrieux. Le remouleur, qui exerce une industrie pour laquelle il ne faut point de fonds de terre, porte sur son dos tout son capital, et toute son industrie au bout de ses doigts : il est à la fois entrepreneur, capitaliste et ouvrier.

Il est rare qu’il y ait des entrepreneurs si pauvres qu’ils ne possèdent pas en propre une portion au moins de leur capital. L’ouvrier lui-même en fournit presque toujours une partie : le maçon ne marche point sans sa truelle ; le garçon tailleur se présente muni de son dé et de ses aiguilles : tous sont vêtus, plus ou moins bien ; leur salaire doit suffire, à la vérité, à l’entretien constant de leur habit ; mais enfin ils en font l’avance.

Lorsque le fonds n’est la propriété de personne, comme certaines carrières d’où l’on tire des pierres, comme les rivières, les mers, où l’industrie va chercher du poisson, des perles, du corail, etc., alors on peut obtenir des produits avec de l’industrie et des capitaux seulement.

L’industrie et le capital suffisent également, lorsque l’industrie s’exerce sur des produits d’un fonds étranger, et qu’on peut se procurer avec des capitaux seuls ; comme lorsqu’elle fabrique chez nous des étoffes de [77] coton, et beaucoup d’autres choses. Ainsi, toute espèce de manufacture donne des produits, pourvu qu’il s’y trouve industrie et capital : le fonds de terre n’est pas absolument nécessaire, à moins qu’on ne donne ce nom au local où sont placés les ateliers, et qu’on tient à loyer ; ce qui serait juste à la rigueur. Mais si l’on appelle un fonds de terre le local où s’exerce l’industrie, on conviendra du moins que, sur un bien petit fonds, on peut exercer une bien grande industrie, pourvu qu’on ait un gros capital.

On peut tirer de là cette conséquence, c’est que l’industrie d’une nation n’est point bornée par l’étendue de son territoire, mais bien par l’étendue de ses capitaux.

Un fabricant de bas, avec un capital que je suppose égal à 20,000 fr, peut avoir sans cesse en activité dix métiers à faire des bas. S’il parvient à avoir un capital de 40,000 francs, il pourra mettre en activité vingt métiers ; c’est-à-dire qu’il pourra acheter dix métiers de plus, payer un loyer double, se procurer une double quantité de soie ou de coton propres à être ouvrés, faire les avances qu’exige l’entretien d’un nombre double d’ouvriers, etc., etc.

Toutefois, la partie de l’industrie agricole qui s’applique à la culture des terres, est nécessairement bornée par l’étendue du territoire. Les particuliers et les nations ne peuvent rendre leur territoire ni plus étendu, ni plus fécond que la nature n’a voulu ; mais ils peuvent sans cesse augmenter leurs capitaux, par conséquent étendre presque indéfiniment leur industrie manufacturière et commerciale, et par là multiplier des produits qui sont aussi des richesses.

On voit des peuples, comme les genevois, dont le territoire ne produit pas la vingtième partie de ce qui est nécessaire à leur subsistance, vivre néanmoins dans l’abondance. L’aisance habite dans les gorges infertiles du Jura, près de Neufchâtel, parce qu’on y exerce plusieurs arts mécaniques. Au treizième siècle, on vit la république de Venise, n’ayant pas encore un pouce de terre en Italie, devenir assez riche par son commerce, pour conquérir la Dalmatie, la plupart des îles de la Grèce, et Constantinople. L’étendue et la fertilité du territoire d’une nation tiennent au bonheur de sa position. Son industrie et ses capitaux tiennent à sa conduite. Toujours il dépend d’elle de perfectionner l’une et d’accroître les autres.

Les nations qui ont peu de capitaux ont un désavantage dans la vente de leurs produits ; elles ne peuvent accorder à leurs acheteurs de [78] l’intérieur ou du dehors de longs termes, des facilités pour le paiement. Celles qui ont moins de capitaux encore ne sont pas toujours en état de faire l’avance même de leurs matières premières et de leur travail. Voilà pourquoi on est obligé, aux Indes et en Russie, d’envoyer quelquefois le prix de ce qu’on achète six mois et même un an avant le moment où les commissions peuvent être exécutées. Il faut que ces nations soient bien favorisées à d’autres égards pour faire des ventes si considérables malgré ce désavantage.

Après avoir vu de quelle manière trois grands agens de la production, l’industrie humaine, les capitaux et les agens que nous offre la nature, concourent à créer des produits, c’est-à-dire des choses à l’usage de l’homme, pénétrons plus avant dans l’action de chacun en particulier. Cette recherche est importante, puisqu’elle nous conduira insensiblement à savoir ce qui est plus ou moins favorable à la production, source de l’aisance des particuliers et de la puissance des nations.

CHAPITRE VI. Des opérations communes à toutes les industries.

En observant en eux-mêmes les procédés de l’industrie humaine, quel que soit le sujet auquel elle s’applique, on s’aperçoit qu’elle se compose de trois opérations distinctes.

Pour obtenir un produit quelconque, il a fallu d’abord étudier la marche et les lois de la nature, relativement à ce produit. Comment aurait-on fabriqué une serrure, si l’on n’était parvenu à connaître les propriétés du fer, et par quels moyens on peut le tirer de la mine, l’épurer, l’amollir et le façonner ?

Il a fallu ensuite appliquer ces connaissances à un usage utile, juger qu’en façonnant le fer d’une certaine façon, on en ferait un produit qui aurait pour les hommes une certaine valeur.

Enfin, il a fallu exécuter le travail manuel indiqué par les deux opérations précédentes, c’est-à-dire forger et limer les différentes pièces dont se compose une serrure.

Il est rare que ces trois opérations soient exécutées par la même personne.

Le plus souvent un homme étudie la marche et les lois de la nature. C’est le savant.

[79]

Un autre profite de ces connaissances pour créer des produits utiles. C’est l’agriculteur, le manufacturier ou le commerçant ; ou, pour les désigner par une dénomination commune à tous les trois, c’est l’entrepreneur d’industrie, celui qui entreprend de créer pour son compte, à son profit et à ses risques, un produit quelconque [67].

Un autre enfin travaille suivant les directions données par les deux premiers. C’est l’ouvrier.

Qu’on examine successivement tous les produits : on verra qu’ils n’ont pu exister qu’à la suite de ces trois opérations.

S’agit-il d’un sac de blé ou d’un tonneau de vin ? Il a fallu que le naturaliste ou l’agronome connussent la marche que suit la nature dans la production du grain ou du raisin, le temps et le terrain favorables pour semer ou pour planter, et quels sont les soins qu’il faut prendre pour que ces plantes viennent à maturité. Le fermier ou le propriétaire ont appliqué ces connaissances à leur position particulière, ont rassemblé les moyens d’en faire éclore un produit utile, ont écarté les obstacles qui pouvaient s’y opposer. Enfin, le manouvrier a remué la terre, l’a ensemencée, a lié et taillé la vigne. Ces trois genres d’opérations étaient nécessaires pour que le blé ou le vin fussent entièrement produits.

Veut-on un exemple fourni par le commerce extérieur ? Prenons l’indigo. La science du géographe, celle du voyageur, celle de l’astronome, nous font connaître le pays où il se trouve, et nous montrent les moyens de traverser les mers. Le commerçant arme des bâtimens, et envoie chercher la marchandise. Le matelot, le voiturier, travaillent mécaniquement à cette production.

Que si l’on considère l’indigo seulement comme une des matières premières d’un autre produit, d’un drap bleu, on s’aperçoit que le chimiste fait connaître la nature de cette substance, la manière de la dissoudre, les mordans qui la font prendre sur la laine. Le manufacturier rassemble les moyens d’opérer cette teinture ; et l’ouvrier suit ses ordres.

[80]

Partout l’industrie se compose de la théorie, de l’application, de l’exécution. Ce n’est qu’autant qu’une nation excelle dans ces trois genres d’opérations, qu’elle est parfaitement industrieuse. Si elle est inhabile dans l’une ou dans l’autre, elle ne peut se procurer des produits qui sont tous les résultats de toutes les trois. Dès-lors on aperçoit l’utilité des sciences qui, au premier coup d’œil, ne paraissent destinées qu’à satisfaire une vaine curiosité [68].

Les nègres de la côte d’Afrique ont beaucoup d’adresse : ils réussissent dans tous les exercices du corps et dans le travail des mains ; mais ils paraissent peu capables des deux premières opérations de l’industrie. Aussi sont-ils obligés d’acheter des européens les étoffes, les armes, les parures dont ils ont besoin. Leur pays est si peu productif, malgré sa fécondité naturelle, que les vaisseaux qui allaient chez eux pour s’y procurer des esclaves, n’y trouvaient pas même les provisions nécessaires pour les nourrir pendant la route, et étaient obligés de s’en pourvoir d’avance [69].

Les modernes, plus que les anciens, et les européens plus que les autres habitans du globe, ont possédé les qualités favorables à l’industrie. Le plus mince habitant de nos villes jouit d’une infinité de douceurs dont un monarque de sauvages est obligé de se passer. Les vitres seules qui laissent entrer dans sa chambre la lumière en même temps qu’elles le préservent des intempéries de l’air, les vitres sont le résultat admirable d’observations, de connaissances recueillies, perfectionnées depuis plusieurs siècles. Il a fallu savoir quelle espèce de sable était susceptible de se transformer en une matière étendue, solide et transparente ; par quels mélanges, par quels degrés de chaleur on pouvait obtenir ce produit. Il a fallu connaître la meilleure forme à donner aux fourneaux. La charpente seule qui couvre une verrerie, est le fruit des connaissances les plus [81] relevées sur la force des bois et sur les moyens de l’employer avec avantage.

Ces connaissances ne suffisaient pas. Elles pouvaient n’exister que dans la mémoire de quelques personnes ou dans les livres. Il a fallu qu’un manufacturier vînt avec les moyens de les mettre en pratique. Il a commencé par s’instruire de ce qu’on savait sur cette branche d’industrie ; il a rassemblé des capitaux, des constructeurs, des ouvriers, et il a assigné à chacun son emploi.

Enfin, l’adresse des ouvriers, dont les uns ont construit l’édifice et les fourneaux, dont les autres ont entretenu le feu, opéré le mélange, soufflé le verre, l’ont coupé, étendu, assorti, posé, cette adresse, dis-je, a complété l’ouvrage ; et l’utilité, la beauté du produit qui en est résulté, passe tout ce que pourraient imaginer des hommes qui ne connaîtraient point encore cet admirable présent de l’industrie humaine.

Par le moyen de l’industrie, les plus viles matières ont été pourvues d’une immense utilité. Les chiffons, rebuts de nos ménages, ont été transformés en feuilles blanches et légères, qui portent au bout du monde les commandes du commerce et les procédés des arts. Dépositaires des conceptions du génie, elles nous transmettent l’expérience des siècles. Elles conservent les titres de nos propriétés ; nous leur confions les plus nobles comme les plus doux sentimens du cœur, et nous réveillons par elles, dans l’âme de nos semblables, des sentimens pareils. En facilitant à un point inconcevable toutes les communications des hommes entre eux, le papier doit être considéré comme un des produits qui ont le plus amélioré le sort de l’espèce. Plus heureuse encore si un moyen d’instruction si puissant n’était jamais le véhicule du mensonge et l’instrument de la tyrannie !

Il convient d’observer que les connaissances du savant, si nécessaires au développement de l’industrie, circulent assez facilement d’une nation chez les autres. Les savans eux-mêmes sont intéressés à les répandre ; elles servent à leur fortune, et établissent leur réputation qui leur est plus chère que leur fortune. Une nation, par conséquent, où les sciences seraient peu cultivées, pourrait néanmoins porter son industrie assez loin en profitant des lumières venues d’ailleurs. Il n’en est pas ainsi de l’art d’appliquer les connaissances de l’homme à ses besoins, et du talent de l’exécution. Ces qualités ne profitent qu’à ceux qui les ont ; aussi un pays où il y a beaucoup de négocians, de manufacturiers et d’agriculteurs habiles, a plus de moyens de prospérité que celui qui se distingue [82] principalement par la culture de l’esprit. À l’époque de la renaissance des lettres en Italie, les sciences étaient à Bologne ; les richesses étaient à Florence, à Gênes, à Venise.

L’Angleterre, de nos jours, doit ses immenses richesses moins aux lumières de ses savans, quoiqu’elle en possède de très-recommandables, qu’au talent remarquable de ses entrepreneurs pour les applications utiles, et de ses ouvriers pour la bonne et prompte exécution. L’orgueil national qu’on reproche aux anglais ne les empêche pas d’être la plus souple des nations lorsqu’il s’agit de se ployer aux besoins des consommateurs ; ils fournissent de chapeaux le nord et le midi, parce qu’ils savent les faire légers pour le midi, et chauds pour le nord. La nation qui ne sait les faire que d’une façon n’en vend pas ailleurs que chez elle.

L’ouvrier anglais seconde l’entrepreneur ; il est en général laborieux et patient ; il n’aime pas que l’objet de son travail sorte de ses mains avant d’avoir reçu de lui toute la précision, toute la perfection qu’il comporte. Il n’y met pas plus de temps ; il y met plus d’attention, de soin, de diligence, que la plupart des ouvriers des autres nations.

Au reste, il n’est point de peuple qui doive désespérer d’acquérir les qualités qui lui manquent pour être parfaitement industrieux. Il y a cent cinquante ans que l’Angleterre elle-même était si peu avancée qu’elle tirait de la Belgique presque toutes ses étoffes, et il n’y en a pas quatre-vingts que l’Allemagne fournissait des quincailleries à une nation qui maintenant en fournit au monde entier [70].

J’ai dit que l’agriculteur, le manufacturier, le négociant profitaient des connaissances acquises, et les appliquaient aux besoins des hommes ; pour le faire avec succès, ils ont besoin de quelques autres connaissances, qu’ils ne peuvent guère acquérir que dans la pratique de leur industrie, et qu’on pourrait appeler la science de leur état. Le plus habile naturaliste, s’il voulait amender lui-même sa terre, réussirait probablement moins bien que son fermier, quoiqu’il en sache beaucoup plus que lui. Un mécanicien très-distingué, quoiqu’il connût bien le mécanisme des machines à filer le coton, ferait probablement un assez mauvais fil [83] avant d’avoir fait son apprentissage. Il y a dans les arts une certaine perfection qui naît de l’expérience et de plusieurs essais faits successivement, dont les uns ont échoué et les autres ont réussi. Les sciences ne suffisent donc pas à l’avancement des arts : il faut de plus des expériences plus ou moins hasardeuses, dont le succès ne dédommage pas toujours de ce qu’elles ont coûté ; lorsqu’elles réussissent, la concurrence ne tarde pas à modérer les bénéfices de l’entrepreneur ; mais la société demeure en possession d’un produit nouveau, ou, ce qui revient exactement au même, d’un adoucissement sur le prix d’un produit ancien.

En agriculture, les expériences, outre la peine et les capitaux qu’on y consacre, coûtent la rente du terrain ordinairement pendant une année, et quelquefois pour plus long-temps.

Dans l’industrie manufacturière, elles reposent sur des calculs plus sûrs, occupent moins long-temps les capitaux, et, lorsqu’elles réussissent, les procédés étant moins exposés aux regards, l’entrepreneur a plus long-temps la jouissance exclusive de leur succès. En quelques endroits, leur emploi exclusif est garanti par un brevet d’invention. Aussi les progrès de l’industrie manufacturière sont-ils en général plus rapides et plus variés que ceux de l’agriculture.

Dans l’industrie commerciale, plus que dans les autres, les essais seraient hasardeux si les frais de la tentative n’avaient pas en même temps d’autres objets. Mais c’est pendant qu’il fait un commerce éprouvé qu’un négociant essaie de transporter le produit d’un certain pays dans un autre où il est inconnu. C’est ainsi que les hollandais, qui fesaient le commerce de la Chine, essayèrent, sans compter sur beaucoup de succès, vers le milieu du dix-septième siècle, d’en rapporter une petite feuille sèche dont les chinois tiraient une infusion, chez eux d’un grand usage. De là le commerce du thé, dont on transporte actuellement en Europe chaque année au-delà de 45 millions de livres pesant, qui y sont vendues pour une somme de plus de 300 millions [71].

Hors les cas extraordinaires, la sagesse conseille peut-être d’employer aux essais industriels, non les capitaux réservés pour une production éprouvée, mais les revenus que chacun peut, sans altérer sa fortune, dépenser selon sa fantaisie. Elles sont louables les fantaisies qui dirigent vers un but utile des revenus et un loisir que tant d’hommes consacrent à [84] leur amusement ou à quelque chose de pis. Je ne crois pas qu’il y ait un plus noble emploi de la richesse et des talens. Un citoyen riche et philanthrope peut ainsi faire à la classe industrieuse et à celle qui consomme, c’est-à-dire au monde entier, des présens qui surpassent de beaucoup la valeur de ce qu’il donne, et même de sa fortune, quelque grande qu’elle soit. Qu’on calcule, si l’on peut, ce qu’a valu aux nations l’inventeur inconnu de la charrue [72].

Un gouvernement éclairé sur ses devoirs, et qui dispose de ressources vastes, ne laisse pas aux particuliers toute la gloire des découvertes industrielles. Les dépenses que causent les essais, quand le gouvernement les fait, ne sont pas prises sur les capitaux de la nation, mais sur ses revenus, puisque les impôts ne sont, ou du moins ne devraient jamais être levés que sur les revenus. La portion des revenus qui, par cette voie, se dissipe en expériences, est peu sensible, parce qu’elle est répartie sur un grand nombre de contribuables ; et les avantages qui résultent des succès étant des avantages généraux, il n’est pas contraire à l’équité que les sacrifices au prix desquels on les a obtenus, soient supportés par tout le monde.

CHAPITRE VII. Du travail de l’homme, du travail de la nature, et de celui des machines.

J’appelle travail l’action suivie à laquelle on se livre pour exécuter une des opérations de l’industrie, ou seulement une partie de ces opérations.

Quelle que soit celle de ces opérations à laquelle le travail s’applique, il est productif, puisqu’il concourt à la création d’un produit. Ainsi le travail du savant qui fait des expériences et des livres, est productif ; le travail de l’entrepreneur, bien qu’il ne mette pas immédiatement la main à [85] l’œuvre, est productif ; enfin, le travail du manouvrier, depuis le journalier qui bêche la terre, jusqu’au matelot qui manœuvre un navire, est encore productif.

Il est rare qu’on se livre à un travail qui ne soit pas productif, c’est-à-dire qui ne concoure pas aux produits de l’une ou de l’autre industrie. Le travail, tel que je viens de le définir, est une peine ; et cette peine ne serait suivie d’aucune compensation, d’aucun profit ; quiconque la prendrait commettrait une sottise ou une extravagance. Quand cette peine est employée à dépouiller, par force ou par adresse, une autre personne des biens qu’elle possède, ce n’est plus une extravagance : c’est un crime. Le résultat n’en est pas une production, mais un déplacement de richesse.

Nous avons vu que l’homme force les agens naturels, et même les produits de sa propre industrie, à travailler de concert avec lui à l’œuvre de la production. On ne sera donc point surpris de l’emploi de ces expressions : le travail ou les services productifs de la nature, le travail ou les services productifs des capitaux.

Les services productifs des agens naturels et les services productifs des produits auxquels nous avons donné le nom de capital, ont entre eux la plus grande analogie, et sont perpétuellement confondus ; car les outils et les machines qui font partie d’un capital, ne sont en général que des moyens plus ou moins ingénieux de tirer parti des forces de la nature. La machine à vapeur n’est qu’un moyen compliqué de tirer parti alternativement de l’élasticité de l’eau vaporisée et de la pesanteur de l’atmosphère ; de façon qu’on obtient réellement d’une machine à vapeur une quantité d’utilité plus grande que celle qu’on obtiendrait d’un capital égal, mais qui ne mettrait pas en jeu les puissances de la nature.

Cela nous indique sous quel point de vue nous devons considérer toutes les machines, depuis le plus simple outil jusqu’au plus compliqué, depuis une lime jusqu’au plus vaste appareil ; car les outils ne sont que des machines simples, et les machines ne sont que des outils compliqués que nous ajoutons à nos bras pour en augmenter la puissance ; et les uns et les autres ne sont, à beaucoup d’égards, que des moyens d’obtenir le concours des agens naturels [73]. Leur résultat est évidemment de donner [86] moins de travail pour obtenir la même quantité d’utilité [74], ou, ce qui revient au même, d’obtenir plus d’utilité pour la même quantité de travail humain. Les outils et les machines étendent le pouvoir de l’homme ; ils mettent les corps et les forces physiques au service de son intelligence ; c’est dans leur emploi que consistent les plus grands progrès de l’industrie.

L’introduction des nouveautés les plus précieuses est toujours accompagnée de quelques inconvéniens ; quelques intérêts sont toujours liés à l’emploi d’une méthode vicieuse, et ils se trouvent froissés par l’adoption d’une méthode meilleure. Lorsqu’une nouvelle machine, ou en général un procédé expéditif quelconque, remplace un travail humain déjà en activité, une partie des bras industrieux dont le service est utilement suppléé, demeurent momentanément sans ouvrage. Et l’on a tiré de là des argumens assez graves contre l’emploi des machines ; en plusieurs lieux, elles ont été repoussées par la fureur populaire, et même par des actes de l’administration. Ce serait toutefois un acte de folie que de repousser des améliorations à jamais favorables à l’humanité, à cause des inconvéniens qu’elles pourraient avoir dans l’origine ; inconvéniens d’ailleurs atténués par les circonstances qui les accompagnent ordinairement.

1° C’est avec lenteur que s’exécutent les nouvelles machines, et que leur usage s’étend ; ce qui laisse aux industrieux dont les intérêts peuvent en être affectés, le loisir de prendre leurs précautions, et à l’administration le temps de préparer des remèdes [75].

[87]

2° on ne peut établir des machines sans beaucoup de travaux qui procurent de l’ouvrage aux gens laborieux dont elles peuvent détruire les occupations. Si l’on remplace par une machine hydraulique le travail des porteurs d’eau employés dans une grande ville, il faut, par exemple, donner, pour un temps du moins, de l’occupation aux ouvriers charpentiers, maçons, forgerons, terrassiers, qui construiront les édifices, qui poseront les tuyaux de conduite, les embranchemens, etc.

3° le sort du consommateur, et par conséquent de la classe ouvrière qui souffre, est amélioré par la baisse de la valeur du produit même, auquel elle concourait.

Au surplus, ce serait vainement qu’on voudrait éviter le mal passager qui peut résulter de l’invention d’une machine nouvelle, par la défense d’en faire usage. Si elle est avantageuse, elle est ou sera exécutée quelque part ; ses produits seront moins chers que ceux que vos ouvriers continueront à créer laborieusement ; et tôt ou tard leur bon marché enlèvera nécessairement à ces ouvriers leurs consommateurs et leur ouvrage. Si les fileurs de coton au rouet qui, en 1789, brisèrent les machines à filature qu’on introduisait alors en Normandie, avaient continué sur le même pied, il aurait fallu renoncer à fabriquer chez nous des étoffes de coton ; on les aurait toutes tirées du dehors ou remplacées par d’autres tissus ; et les fileurs de Normandie, qui pourtant finirent par être occupés en majeure partie dans les grandes filatures, seraient demeurés encore plus dépourvus d’occupation.

Voilà pour ce qui est de l’effet prochain qui résulte de l’introduction des nouvelles machines. Quant à l’effet ultérieur, il est tout à l’avantage des machines.

En effet, si, par leur moyen, l’homme fait une conquête sur la nature, et oblige les forces naturelles, les diverses propriétés des agens naturels, à travailler pour son utilité, le gain est évident. Il y a toujours augmentation de produit, ou diminution de frais de production. Si le prix vénal du produit ne baisse pas, cette conquête est au profit du producteur, sans rien coûter au consommateur. Si le prix baisse, le consommateur fait son profit de tout le montant de la baisse, sans que ce soit aux dépens du producteur.

D’ordinaire la multiplication d’un produit en fait baisser le prix : le bon marché en étend l’usage ; et sa production, quoique devenue plus expéditive, ne tarde pas à occuper plus de travailleurs qu’auparavant. Il n’est pas douteux que le travail du coton occupe plus de bras en Angleterre, [88] en France et en Allemagne, dans ce moment, qu’avant l’introduction des machines, qui ont singulièrement abrégé et perfectionné ce travail.

Un exemple assez frappant encore du même effet, est celui que présente la machine qui sert à multiplier rapidement les copies d’un même écrit ; je veux dire l’imprimerie.

Je ne parle pas de l’influence qu’a eue l’imprimerie sur le perfectionnement des connaissances humaines et sur la civilisation ; je ne veux la considérer que comme manufacture et sous ses rapports économiques. Au moment où elle fut employée, une foule de copistes durent rester inoccupés ; car on peut estimer qu’un seul ouvrier imprimeur fait autant de besogne que deux cents copistes. Il faut donc croire que cent quatre-vingt-dix-neuf ouvriers sur deux cents restèrent sans ouvrage. Eh bien, la facilité de lire les ouvrages imprimés, plus grande que pour les ouvrages manuscrits, le bas prix auquel les livres tombèrent, l’encouragement que cette invention donna aux auteurs pour en composer en bien plus grand nombre, soit d’instruction, soit d’amusement ; toutes ces causes firent qu’au bout de très-peu de temps, il y eut plus d’ouvriers imprimeurs employés qu’il n’y avait auparavant de copistes. Et si à présent on pouvait calculer exactement, non-seulement le nombre des ouvriers imprimeurs, mais encore des industrieux que l’imprimerie fait travailler, comme graveurs de poinçons, fondeurs de caractères, fabricans de papier, voituriers, correcteurs, relieurs, libraires, on trouverait peut-être que le nombre des personnes occupées par la fabrication des livres est cent fois plus grand que celui qu’elle occupait avant l’invention de l’imprimerie.

Qu’on me permette d’ajouter ici que si nous comparons en grand l’emploi des bras avec l’emploi des machines, et dans la supposition extrême où les machines viendraient à remplacer presque tout le travail manuel, le nombre des hommes n’en serait pas réduit, puisque la somme des productions ne serait pas diminuée, et il y aurait peut-être moins de souffrances à redouter pour la classe indigente et laborieuse ; car alors, dans les fluctuations qui, par momens, font souffrir les diverses branches d’industrie, ce seraient des machines principalement, c’est-à-dire des capitaux, qui chômeraient plutôt que des bras, plutôt que des hommes ; or, des machines ne meurent pas de faim ; elles cessent de rapporter un profit à leurs entrepreneurs, qui, en général, sont moins près du besoin que de simples ouvriers.

Mais quelque avantage que présente définitivement l’emploi d’une nouvelle machine pour la classe des entrepreneurs et même pour celle [89] des ouvriers, ceux qui en retirent le principal profit sont les consommateurs ; et c’est toujours la classe essentielle, parce qu’elle est la plus nombreuse, parce que les producteurs de tout genre viennent s’y ranger, et que le bonheur de cette classe, composée de toutes les autres, constitue le bien-être général, l’état de prospérité d’un pays [76]. Je dis que ce sont les consommateurs qui retirent le principal avantage des machines : en effet, si leurs inventeurs jouissent exclusivement pendant quelques années du fruit de leur découverte, rien n’est plus juste ; mais il est sans exemple que le secret ait pu être gardé long-temps. Tout finit par être su, principalement ce que l’intérêt personnel excite à découvrir, et ce qu’on est obligé de confier à la discrétion de plusieurs individus qui construisent la machine ou qui s’en servent. Dès-lors la concurrence abaisse la valeur du produit de toute l’économie qui est faite sur les frais de production ; c’est alors que commence le profit du consommateur. La mouture du blé ne rapporte probablement pas plus aux meûniers d’à présent qu’à ceux d’autrefois ; mais la mouture coûte bien moins aux consommateurs.

Le bon marché n’est pas le seul avantage que l’introduction des procédés expéditifs procure aux consommateurs : ils y gagnent en général plus de perfection dans les produits. Des peintres pourraient exécuter au pinceau les dessins qui ornent nos indiennes, nos papiers pour tentures ; mais les planches d’impression, mais les rouleaux qu’on emploie pour cet usage, donnent aux dessins une régularité, aux couleurs une uniformité que le plus habile artiste ne pourrait jamais atteindre.

En poursuivant cette recherche dans tous les arts industriels, on verrait que la plupart des machines ne se bornent pas à suppléer simplement le travail de l’homme, et qu’elles donnent un produit réellement nouveau en donnant une perfection nouvelle. Le balancier, le laminoir exécutent des produits que l’art et les soins du plus habile ouvrier n’accompliraient jamais sans ces puissantes machines.

Enfin les machines font plus encore : elles multiplient même les produits auxquels elles ne s’appliquent pas. On ne croirait peut-être pas, si l’on [90] ne prenait la peine d’y réfléchir, que la charrue, la herse et d’autres semblables machines, dont l’origine se perd dans la nuit des temps, ont puissamment concouru à procurer à l’homme une grande partie, non-seulement des nécessités de la vie, mais même des superfluités dont il jouit maintenant, et dont probablement, sans ces instrumens, il n’aurait jamais seulement conçu l’idée. Cependant, si les diverses façons que réclame le sol ne pouvaient se donner que par le moyen de la bêche, de la houe et d’autres instrumens aussi peu expéditifs ; si nous ne pouvions faire concourir à ce travail des animaux qui, considérés en économie politique, sont des espèces de machines, il est probable qu’il faudrait employer, pour obtenir les denrées alimentaires qui soutiennent notre population actuelle, la totalité des bras qui s’appliquent actuellement aux arts industriels. La charrue a donc permis à un certain nombre de personnes de se livrer aux arts, même les plus futiles, et, ce qui vaut mieux, à la culture des facultés de l’esprit.

Les anciens ne connaissaient pas les moulins : de leur temps c’étaient des hommes qui broyaient le froment dont on fesait le pain ; on estime que la chute d’eau qui fait aller un moulin, équivaut à la force de cent cinquante hommes. Or, les cent cinquante hommes que les anciens étaient forcés d’employer de plus que nous, en place de chacun de nos moulins [77], peuvent de nos jours trouver à subsister comme autrefois, puisque le moulin n’a pas diminué les produits de la société ; et en même temps leur industrie peut s’appliquer à créer d’autres produits qu’elle donne en échange du produit du moulin, et multiplie ainsi la masse des richesses [78].

[91]

CHAPITRE VIII. Des avantages, des inconvéniens et des bornes qui se rencontrent dans la séparation des travaux.

Nous avons déjà remarqué que ce n’est pas ordinairement la même personne qui se charge des différentes opérations dont l’ensemble compose une même industrie : ces opérations exigent pour la plupart des talens divers, et des travaux assez considérables pour occuper un homme tout entier. Il est même telle de ces opérations qui se partage en plusieurs branches, dont une seule suffit pour occuper tout le temps et toute l’attention d’une personne.

C’est ainsi que l’étude de la nature se partage entre le chimiste, le botaniste, l’astronome et plusieurs autres classes de savans.

C’est ainsi que, lorsqu’il s’agit de l’application des connaissances de l’homme à ses besoins, dans l’industrie manufacturière, par exemple, nous trouvons que les étoffes, les faïences, les meubles, les quincailleries, etc., occupent autant de différentes classes de fabricans.

Enfin, dans le travail manuel de chaque industrie, il y a souvent autant de classes d’ouvriers qu’il y a de travaux différens. Pour faire le drap d’un habit, il a fallu occuper des fileuses, des tisseurs, des fouleurs, des tondeurs, des teinturiers, et plusieurs autres sortes d’ouvriers, dont chacun exécute toujours la même opération.

Le célèbre Adam Smith a le premier fait remarquer que nous devions à cette séparation des différens travaux, une augmentation prodigieuse dans la production, et une plus grande perfection dans les produits [79].

[92]

Il cite comme un exemple, entre beaucoup d’autres, la fabrication des épingles. Chacun des ouvriers qui s’occupent de ce travail ne fait jamais qu’une partie d’une épingle. L’un passe le laiton à la filière, un autre le coupe, un troisième aiguise les pointes ; la tête seule de l’épingle exige deux ou trois opérations distinctes, exécutées par autant de personnes différentes.

Au moyen de cette séparation d’occupations diverses, une manufacture assez mal montée, et où dix ouvriers seulement travaillaient, était en état de fabriquer chaque jour, au rapport de Smith, quarante-huit mille épingles.

Si chacun de ces dix ouvriers avait été obligé de faire des épingles les unes après les autres, en commençant par la première opération et en finissant par la dernière, il n’en aurait peut-être terminé que vingt dans un jour ; et les dix ouvriers n’en auraient fait que deux cents au lieu de quarante-huit mille.

Smith attribue ce prodigieux effet à trois causes.

Première cause.—L’esprit et le corps acquièrent une habileté singulière dans les occupations simples et souvent répétées. Dans plusieurs fabrications, la rapidité avec laquelle sont exécutées certaines opérations passe tout ce qu’on croirait pouvoir attendre de la dextérité de l’homme.

Deuxième cause.—On évite le temps perdu à passer d’une occupation à une autre, à changer de place, de position et d’outils. L’attention, [93] toujours paresseuse, n’est point tenue à cet effort qu’il faut toujours faire pour se porter vers un objet nouveau, pour s’en occuper.

Troisième cause—C’est la séparation des occupations qui a fait découvrir les procédés les plus expéditifs ; elle a naturellement réduit chaque opération à une tâche fort simple et sans cesse répétée : or, ce sont de pareilles tâches qu’on parvient plus aisément à faire exécuter par des outils ou machines.

Les hommes d’ailleurs trouvent bien mieux les manières d’atteindre un certain but, lorsque ce but est proche, et que leur attention est constamment tournée du même côté. La plupart des découvertes, même celles que les savans ont faites, doivent être attribuées originairement à la subdivision des travaux, puisque c’est par une suite de cette subdivision que des hommes se sont occupés à étudier certaines branches de connaissances exclusivement à toutes les autres ; ce qui leur a permis de les suivre beaucoup plus loin [80].

Ainsi les connaissances nécessaires pour la prospérité de l’industrie commerciale, par exemple, sont bien plus perfectionnées quand ce sont des hommes différens qui étudient :

L’un, la géographie, pour connaître la situation des états et leurs produits ;

L’autre, la politique, pour connaître ce qui a rapport à leurs lois, à leurs mœurs, et quels sont les inconvéniens ou les secours auxquels on doit s’attendre en trafiquant avec eux ;

L’autre, la géométrie, la mécanique, pour déterminer la meilleure forme des navires, des chars, des machines ;

L’autre, l’astronomie, la physique, pour naviguer avec succès, etc.

S’agit-il de la partie de l’application dans la même industrie commerciale, on sentira qu’elle sera plus parfaite lorsque ce seront des négocians différens qui feront le commerce d’une province à l’autre, le commerce de la Méditerranée, celui des Indes orientales, celui d’Amérique, le commerce en détail, etc., etc.

Cela n’empêche nullement de cumuler les opérations qui ne sont pas [94] incompatibles, et surtout celles qui se prêtent un appui mutuel. Ce ne sont point deux négocians différens qui transportent dans un pays les produits que ce pays consomme, et qui rapportent les produits qu’il fournit, parce que l’une de ces opérations n’exclut pas l’autre, et qu’elles peuvent, au contraire, être exécutées en se prêtant un appui mutuel.

La séparation des travaux, en multipliant les produits relativement aux frais de production, les procure à meilleur marché. Le producteur, obligé par la concurrence d’en baisser le prix de tout le montant de l’économie qui en résulte, en profite beaucoup moins que le consommateur ; et lorsque le consommateur met obstacle à cette division, c’est à lui-même qu’il porte préjudice.

Un tailleur qui voudrait faire non-seulement ses habits, mais encore ses souliers, se ruinerait infailliblement.

On voit des personnes qui font, pour ce qui les regarde, les fonctions du commerçant, afin d’éviter de lui payer les profits ordinaires de son industrie ; elles veulent, disent-elles, mettre ce bénéfice dans leur poche. Elles calculent mal : la séparation des travaux permet au commerçant d’exécuter pour elles ce travail à moins de frais qu’elles ne peuvent le faire elles-mêmes. Comptez, leur dirais-je, la peine que vous avez prise, le temps que vous avez perdu, les faux frais, toujours plus considérables à proportion dans les petites opérations que dans les grandes ; et voyez si ce que tout cela vous coûte n’excède pas deux ou trois pour cent que vous épargnerez sur un chétif objet de consommation, en supposant encore que ce bénéfice ne vous ait pas été ravi par la cupidité de l’agriculteur ou du manufacturier avec qui vous avez traité directement, et qui ont dû se prévaloir de votre inexpérience.

Il ne convient pas même à l’agriculteur et au manufacturier, si ce n’est dans des circonstances très-particulières, d’aller sur les brisées du commerçant, et de chercher à vendre sans intermédiaire leurs denrées au consommateur. Ils se détourneraient de leurs soins accoutumés, et perdraient un temps qu’ils peuvent employer plus utilement à leur affaire principale ; il faudrait entretenir des gens, des chevaux, des voitures dont les frais surpasseraient les bénéfices du négociant, communément très-réduits par la concurrence.

On ne peut jouir des avantages attachés à la subdivision des travaux que dans certains produits, et lorsque la consommation des produits s’étend au-delà d’un certain point.

Dix ouvriers peuvent fabriquer quarante-huit mille épingles dans un [95] jour ; mais ce ne peut être que là où il se consomme chaque jour un pareil nombre d’épingles ; car, pour que la division s’étende jusque-là, il faut qu’un seul ouvrier ne s’occupe absolument que du soin d’en aiguiser les pointes, pendant que chacun des autres ouvriers s’occupe d’une autre partie de la fabrication. Si l’on n’avait besoin dans le pays que de vingt-quatre mille épingles par jour, il faudrait donc qu’il perdît une partie de sa journée, ou qu’il changeât d’occupation ; dès-lors la division du travail ne serait plus aussi grande.

Par cette raison, elle ne peut être poussée à son dernier terme que lorsque les produits sont susceptibles d’être transportés au loin, pour étendre le nombre de leurs consommateurs, ou lorsqu’elle s’exerce dans une grande ville qui offre par elle-même une grande consommation. C’est par la même raison que plusieurs sortes de travaux, qui doivent être consommés en même temps que produits, sont exécutés par une même main dans les lieux où la population est bornée.

Dans une petite ville, dans un village, c’est souvent le même homme qui fait l’office de barbier, de chirurgien, de médecin et d’apothicaire ; tandis que dans une grande ville, non-seulement ces occupations sont exercées par des mains différentes, mais l’une d’entre elles, celle de chirurgien, par exemple, se subdivise en plusieurs autres, et c’est là seulement qu’on trouve des dentistes, des oculistes, des accoucheurs, lesquels, n’exerçant qu’une seule partie d’un art étendu, y deviennent beaucoup plus habiles qu’ils ne pourraient jamais l’être sans cette circonstance.

Il en est de même relativement à l’industrie commerciale. Voyez un épicier de village : la consommation bornée de ses denrées l’oblige à être en même temps marchand de merceries, marchand de papier, cabaretier, que sais-je ? écrivain public peut-être, tandis que, dans les grandes villes, la vente, non pas des seules épiceries, mais même d’une seule drogue, suffit pour faire un commerce. À Amsterdam, à Londres, à Paris, il y a des boutiques où l’on ne vend autre chose que du thé, ou des huiles, ou des vinaigres ; aussi chacune de ces boutiques est bien mieux assortie dans ces diverses denrées que les boutiques où l’on vend en même temps un grand nombre d’objets différens.

C’est ainsi que, dans un pays riche et populeux, le voiturier, le marchand en gros, en demi-gros, en détail, exercent différentes parties de l’industrie commerciale, et qu’ils y portent et plus de perfection et plus d’économie. Plus d’économie, bien qu’ils gagnent tous ; et si les explications qui en ont été données ne suffisaient pas, l’expérience nous [96] fournirait son témoignage irrécusable ; car c’est dans les lieux où toutes les branches de l’industrie commerciale sont divisées entre plus de mains que le consommateur achète à meilleur marché. à qualités égales, on n’obtient pas dans un village une denrée venant de la même distance à un aussi bon prix que dans une grande ville ou dans une foire.

Le peu de consommation des bourgs et villages, non-seulement oblige les marchands à y cumuler plusieurs occupations, mais elle est même insuffisante pour que la vente de certaines denrées y soit constamment ouverte. Il y en a qu’on n’y trouve que les jours de marché ou de foire ; il s’en achète ce jour-là seul tout ce qui s’en consomme dans la semaine, ou même dans l’année. Les autres jours le marchand va faire ailleurs son commerce, ou bien s’occupe d’autre chose. Dans un pays très-riche et très-populeux, les consommations sont assez fortes pour que le débit d’un genre de marchandise occupe une profession pendant tous les jours de la semaine. Les foires et les marchés appartiennent à un état encore peu avancé de prospérité publique, de même que le commerce par caravanes appartient à un état encore peu avancé des relations commerciales ; mais ce genre de relations vaut encore mieux que rien [81].

De ce qu’il faut nécessairement une consommation considérable pour que la séparation des occupations soit poussée à son dernier terme, il résulte qu’elle ne peut pas s’introduire dans la fabrique des produits qui, [97] par leur haut prix, ne sont qu’à la portée d’un petit nombre d’acheteurs. Elle se réduit à peu de chose dans la bijouterie, surtout dans la bijouterie recherchée ; et, comme nous avons vu qu’elle est une des causes de la découverte et de l’application des procédés ingénieux, il arrive que c’est précisément dans les productions d’un travail exquis que de tels procédés se rencontrent plus rarement. En visitant l’atelier d’un lapidaire, on sera étonné de la richesse des matériaux, de la patience et de l’adresse du metteur en œuvre ; mais c’est dans les ateliers où se préparent en grand les choses d’un usage commun, qu’on sera frappé d’une méthode heureusement imaginée pour expédier la fabrication et la rendre plus parfaite. En voyant un collier fait en cheveux, on se représentera tant bien que mal le métier sur lequel il a été natté, la patience de l’ouvrier, les petites pinces dont il s’est aidé, mais en voyant un lacet de fil, il est peu de personnes qui se doutent qu’il ait été fabriqué par un cheval aveugle ou par un courant d’eau ; ce qui est pourtant vrai.

L’industrie agricole est celle des trois qui admet le mois de division dans les travaux. Un grand nombre de cultivateurs ne sauraient se rassembler dans un même lieu pour concourir tous ensemble à la fabrication d’un même produit. La terre qu’ils sollicitent est étendue sur tout le globe, et les force à se tenir à de grandes distances les uns des autres. De plus, l’agriculture n’admet pas la continuité d’une même opération. Un même homme ne saurait labourer toute l’année tandis qu’un autre récolterait constamment. Enfin, il est rare qu’on puisse s’adonner à une même culture dans toute l’étendue de son terrain, et la continuer pendant plusieurs années de suite ; la terre ne la supporterait pas ; et si la culture était uniforme sur toute une propriété, les façons à donner aux terres et les récoltes tomberaient aux mêmes époques, tandis que dans d’autres instans les ouvriers resteraient oisifs [82].

[98]

La nature des travaux et des produits de la campagne veut encore qu’il convienne au cultivateur de produire lui-même les légumes, les fruits, les bestiaux, et même une partie des instrumens et des constructions qui servent à la consommation de sa maison, quoique ces productions soient d’ailleurs l’objet des travaux exclusifs de plusieurs professions.

Dans les genres d’industrie qui s’exercent en ateliers, et où le même entrepreneur donne toutes les façons à un produit, il ne peut, sans de gros capitaux, subdiviser beaucoup ses opérations. Cette subdivision réclame de plus fortes avances en salaires, en matières premières, en outils. Si dix-huit ouvriers ne fesaient que vingt épingles chacun, c’est-à-dire, trois cent soixante épingles à la fois, pesant à peine une once, une once de cuivre successivement renouvelée suffirait pour les occuper. Mais si, au moyen de la séparation des occupations, les dix-huit ouvriers font par jour, ainsi qu’on vient de le voir, quatre-vingt-six mille quatre cents épingles, la matière première nécessaire pour occuper ces dix-huit ouvriers devra être constamment du poids de deux cent quarante onces ; elle exigera par conséquent une avance plus considérable. Et si l’on considère qu’il se passe peut-être deux ou trois mois, depuis le moment où le manufacturier achète le cuivre jusqu’à celui où il rentre dans cette avance par la vente des épingles, on sentira qu’il est obligé d’avoir, pour fournir constamment de l’occupation à ses ouvriers, soixante ou quatre-vingts fois deux cent quarante onces de cuivre en fabrication à différens degrés, et que la portion de son capital, occupée par cette matière première seulement, doit être égale par conséquent à la valeur de douze cents livres pesant de métal de cuivre. Enfin, la séparation des occupations ne peut avoir lieu qu’au moyen de plusieurs instrumens et machines qui sont eux-mêmes une partie importante du capital. Aussi voit-on fréquemment, dans les pays pauvres, le même travailleur commencer et achever toutes les opérations qu’exige un même produit, faute d’un capital suffisant pour bien séparer les occupations.

Mais il ne faut pas s’imaginer que la séparation des travaux ne puisse avoir lieu qu’au moyen des capitaux d’un seul entrepreneur et dans l’enceinte d’un même établissement. Toutes les façons d’une paire de bottes ne sont pas données par le bottier seulement, mais aussi par le [99] nourrisseur de bestiaux, par le mégissier, par le corroyeur, par tous ceux qui fournissent de près ou de loin quelque matière ou quelque outil propres à la fabrication des bottes ; et, quoiqu’il y ait une assez grande subdivision de travail dans la confection de ce produit, la plupart de ces producteurs y concourent avec d’assez petits capitaux.

Après avoir examiné les avantages et les bornes de la subdivision des différens travaux de l’industrie, si nous voulons avoir une vue complète du sujet, il convient d’observer les inconvéniens qu’elle traîne à sa suite.

Un homme qui ne fait, pendant toute sa vie, qu’une même opération, parvient à coup sûr à l’exécuter mieux et plus promptement qu’un autre homme ; mais en même temps il devient moins capable de toute autre occupation, soit physique, soit morale ; ses autres facultés s’éteignent, et il en résulte une dégénération dans l’homme considéré individuellement. C’est un triste témoignage à se rendre, que de n’avoir jamais fait que la dix-huitième partie d’une épingle ; et qu’on ne s’imagine pas que ce soit uniquement l’ouvrier qui toute sa vie conduit une lime ou un marteau, qui dégénère ainsi de la dignité de sa nature ; c’est encore l’homme qui par état exerce les facultés les plus déliées de son esprit. C’est bien par une suite de la séparation des occupations que près des tribunaux il y a des procureurs dont l’unique occupation est de représenter les plaideurs, et de suivre pour eux tous les détails de la procédure. On ne refuse pas en général à ces hommes de loi l’adresse ni l’esprit de ressources dans les choses qui tiennent à leur métier ; cependant il est tel procureur, même parmi les plus habiles, qui ignore les plus simples procédés des arts dont il fait usage à tout moment : s’il faut qu’il raccommode le moindre de ses meubles, il ne saura par où s’y prendre ; il lui sera impossible même d’enfoncer un clou sans faire sourire le plus médiocre apprenti : et qu’on le mette dans une situation plus importante ; qu’il s’agisse de sauver la vie d’un ami qui se noie, de préserver sa ville des embûches de l’ennemi, il sera bien autrement embarrassé ; tandis qu’un paysan grossier, l’habitant d’un pays demi-sauvage, se tirera avec honneur d’une semblable difficulté.

Dans la classe des ouvriers, cette incapacité pour plus d’un emploi rend plus dure, plus fastidieuse et moins lucrative la condition des travailleurs. Ils ont moins de facilité pour réclamer une part équitable dans la valeur totale du produit. L’ouvrier qui porte dans ses bras tout un métier, peut aller partout exercer son industrie, et trouver des moyens de subsister ; l’autre n’est qu’un accessoire qui, séparé de ses confrères, n’a plus ni [100] capacité ni indépendance, et qui se trouve forcé d’accepter la loi qu’on juge à propos de lui imposer.

En résultat, on peut dire que la séparation des travaux est un habile emploi des forces de l’homme ; qu’elle accroît en conséquence les produits de la société, c’est-à-dire, sa puissance et ses jouissances, mais qu’elle ôte quelque chose à la capacité de chaque homme pris individuellement.

Cet inconvénient, au reste, est amplement compensé par les facilités qu’une civilisation plus avancée procure à tous les hommes pour perfectionner leur intelligence et leurs qualités morales. L’instruction de la première enfance mise à la portée des familles d’ouvriers, l’instruction qu’ils peuvent puiser dans des livres peu chers, et cette masse de lumières qui circule perpétuellement au milieu d’une nation civilisée et industrieuse, ne permettent pas qu’aucun de ses membres soit abruti seulement par la nature de son travail. Un ouvrier d’ailleurs n’est pas constamment occupé de sa profession ; il passe nécessairement une partie de ses instans à ses repas et ses jours de repos au sein de sa famille. S’il se livre à des vices abrutissans, c’est plutôt aux institutions sociales qu’à la nature de son travail, qu’il faut les attribuer.

CHAPITRE IX. Des différentes manières d’exercer l’industrie commerciale et comment elles concourent à la production.

Toutes les denrées ne viennent pas indifféremment partout. Celles qui sont le produit du sol dépendent des qualités du sol et du climat, qui varient d’un endroit à l’autre. Celles qui sont le produit de l’industrie ne viennent elles-mêmes que dans de certains lieux plus favorables à leur fabrication.

Il en résulte que dans des lieux où elles ne croissent pas naturellement (et n’oublions pas que j’applique ce mot aux productions de l’industrie comme aux productions du sol), il en résulte, dis-je, que, pour parvenir en ces lieux-là, pour y être complètement produites, pour être mises au point d’y être consommées, il leur manque une façon, et cette façon, c’est d’y être transportées.

Elle est l’objet de l’industrie que nous avons nommée commerciale.

Les négocians qui vont chercher ou qui font venir des [101] marchandises [83] de l’étranger, et qui portent ou envoient des marchandises dans l’étranger, font le commerce extérieur.

Ceux qui achètent des marchandises de leur pays pour les revendre dans leur pays, font le commerce intérieur.

Ceux qui achètent des marchandises par grosses parties pour les revendre aux petits marchands, font le commerce en gros. Ceux qui les achètent en gros pour les revendre aux consommateurs, font le commerce de détail.

Le banquier reçoit ou paie pour le compte d’autrui, ou bien fournit des lettres de change payables en d’autres lieux que ceux où l’on est ; ce qui conduit au commerce de l’or et de l’argent.

Le courtier cherche pour le vendeur des acheteurs, et pour les acheteurs des vendeurs.

Tous font le commerce, tous exercent une industrie qui tend à rapprocher la denrée du consommateur. Le détailleur qui vend du poivre à l’once, fait un commerce aussi indispensable pour le consommateur que le négociant qui envoie, pour l’acheter, un navire aux Moluques ; et, si ces diverses fonctions ne sont pas exercées par le même commerçant, c’est parce qu’elles le sont plus commodément et à moins de frais par plusieurs. Développer les procédés de toutes ces industries, serait l’objet d’un Traité du commerce [84]. Ici nous devons seulement chercher de quelle façon et jusqu’à quel point elles influent sur la production des valeurs.

Nous verrons au second livre comment la demande qu’on fait d’un produit, fondée sur l’utilité dont il est, se trouve bornée par l’étendue des frais de production, et suivant quel principe s’établit en chaque lieu sa valeur. Il nous suffit ici, pour comprendre ce qui a rapport au commerce, de regarder la valeur du produit comme une quantité donnée. ainsi, sans examiner encore pourquoi l’huile d’olive vaut 30 sous par livre à Marseille, et 40 sous à Paris, je dis que celui qui en fait venir de Marseille à Paris augmente de 10 sous la valeur de chaque livre d’huile.

Et qu’on ne s’imagine pas que sa valeur intrinsèque n’en soit pas [102] augmentée ; elle l’est bien réellement, de même que la valeur intrinsèque de l’argent est plus grande à Paris qu’elle ne l’est à Lima.

En effet, le transport des marchandises ne peut s’opérer sans le concours de divers moyens, qui tous ont leur valeur intrinsèque aussi, et parmi lesquels le transport proprement dit n’est pas toujours le plus dispendieux. Ne faut-il pas un établissement commercial au lieu où l’on rassemble la marchandise, un autre au lieu où elle arrive, des magasins, des emballages ? Ne faut-il pas des capitaux pour faire l’avance de sa valeur ? N’y a-t-il pas des commissionnaires, des assureurs, des courtiers à payer ? Ce sont là des services vraiment productifs, puisque sans eux il est impossible au consommateur de jouir de la denrée, et que, si on les suppose réduits par la concurrence à leur taux le plus bas, aucun autre moyen ne pourrait l’en faire jouir à meilleur marché.

Dans le commerce, de même que dans l’industrie manufacturière, la découverte d’un procédé expéditif ou économique, un meilleur emploi des agens naturels, comme celui d’un canal au lieu d’une grande route, la destruction d’un obstacle, d’un renchérissement opposé par la nature ou par les hommes, diminuent les frais de production, et procurent au consommateur un gain qui ne coûte rien au producteur. Il baisse alors son prix sans perte, parce que, s’il fait payer moins cher, c’est qu’il est tenu à moins dépenser. C’est par cette raison que les routes, les canaux, les ponts, l’abolition des douanes intérieures, des péages, des octrois qui ne sont que des péages, tout ce qui favorise les communications intérieures, est favorable à la richesse d’un pays.

Les mêmes principes s’appliquent au commerce avec l’étranger comme au commerce intérieur. Le négociant qui envoie des soieries en Allemagne, en Russie, et qui vend à Pétersbourg 8 francs une aune d’étoffe qui vaut 6 francs à Lyon, crée une valeur de 2 francs par aune. Si le même négociant fait venir en retour des fourrures de Russie, et s’il vend au Havre pour 1200 francs, ce qui lui aura coûté à Riga 1000 francs, ou une valeur équivalente à 1000 francs, il y aura eu une nouvelle valeur de 200 francs créée et partagée par les divers agens de cette production, quelles que soient les nations auxquelles ils appartiennent et leur importance dans les fonctions productives, depuis le gros négociant jusqu’au simple crocheteur [85]. La nation française s’enrichit de ce que gagnent [103] là-dedans les industrieux et les capitaux français ; la nation russe, de ce que gagnent les industrieux et les capitaux russes.

Ce pourrait être même une nation étrangère à la France et à la Russie qui fit les bénéfices du commerce mutuel de ces deux nations ; et ces deux nations n’y perdraient rien, si leurs industrieux avaient chez eux d’autres emplois également lucratifs de leur temps et de leurs capitaux. Or, la circonstance d’un commerce extérieur actif, quels qu’en soient les agens, est très-propre à vivifier l’industrie intérieure. Les chinois, qui laissent faire à d’autres nations tout leur commerce extérieur, n’en font pas moins des profits considérables, puisqu’ils suffisent, sur un territoire égal à l’europe en surface, à l’entretien d’un nombre d’habitans double de ce qu’en contient l’Europe. Un marchand dont la boutique est bien achalandée, ne fait pas de moins bonnes affaires que le porte-balle qui va offrant la sienne par le pays [86]. Les jalousies commerciales ne sont guère que des préjugés, des fruits sauvages qui tomberont quand ils seront parvenus à maturité.

En tout pays, le commerce extérieur qui se fait est peu considérable, comparé au commerce intérieur. Il suffit, pour s’en convaincre, de remarquer, soit dans un rassemblement considérable, soit sur les tables mêmes les plus somptueuses, combien la valeur des choses tirées du dehors qu’on peut apercevoir, est modique, en comparaison de la valeur des choses qui viennent de l’intérieur, surtout si l’on y comprend, comme on le doit, la valeur des bâtimens et autres constructions où l’on habite, et qui sont bien un produit de l’intérieur [87].

[104]

Il y a un commerce qu’on appelle de spéculation, et qui consiste à acheter des marchandises dans un temps pour les revendre au même lieu et intactes, à une époque où l’on suppose qu’elles se vendront plus cher. Ce commerce lui-même est productif : son utilité consiste à employer des capitaux, des magasins, des soins de conservation, une industrie enfin, pour retirer de la circulation une marchandise lorsque sa surabondance l’avilirait, en ferait tomber le prix au-dessous de ses frais de production, et découragerait par conséquent sa production, pour la revendre lorsqu’elle deviendra trop rare, et que son prix étant porté au-dessus de son taux naturel (les frais de production) elle causerait de la perte à ses consommateurs. Ce commerce tend, comme on voit, à transporter, pour ainsi dire, la marchandise d’un temps dans un autre, au lieu de la transporter d’un endroit dans un autre. S’il ne donne point de bénéfice, s’il donne de la perte, c’est une preuve qu’il était inutile, que la marchandise n’était point trop abondante au moment où on l’achetait, et qu’elle n’était point trop rare au moment où on l’a revendue. On a aussi appelé les opérations de ce genre, commerce de réserve, et cette désignation est bonne. Lorsqu’elles tendent à accaparer toutes les denrées d’une même espèce, pour s’en réserver le monopole et la revente à des prix exagérés, on nomme cela des accaparemens. Ils sont heureusement d’autant plus difficiles que le pays a plus de commerce, et par conséquent plus de marchandises de tout genre dans la circulation.

Le commerce de transport proprement dit, celui que Smith appelle ainsi (carrying trade), consiste à acheter des marchandises hors de son pays pour les revendre hors de son pays. Cette industrie est favorable non-seulement au négociant qui l’exerce, mais aux deux nations chez lesquelles il va l’exercer, par les raisons que j’ai exposées en parlant du commerce extérieur. Ce commerce convient peu aux nations où les capitaux sont rares, et qui en manquent pour exercer leur industrie intérieure, celle qui mérite d’être favorisée de préférence. Les hollandais, en temps ordinaire, le font avec avantage, parce qu’ils ont une population et des capitaux surabondans. Les français l’ont fait avec succès, en temps de paix, d’un port du Levant à l’autre, leurs armateurs pouvant se procurer des capitaux à meilleur compte que les Levantins, et se trouvant peut-être moins exposés aux avanies de leur abominable gouvernement ; d’autres ont succédé aux français, et ce commerce de transport, loin d’être funeste aux sujets du turc, contribue à entretenir le peu d’industrie de ces contrées.

[105]

Des gouvernemens, moins sages en cela que celui de Turquie, ont interdit aux armateurs étrangers le commerce de transport chez eux. Si les nationaux pouvaient faire ce transport à meilleur compte que les étrangers, il était superflu d’en exclure ces derniers ; si les étrangers pouvaient le faire à moins de frais, on se privait volontairement du profit qu’il y avait à les employer.

Rendons cela plus sensible par un exemple.

Le transport des chanvres de Riga au Havre revient, dit-on, à un navigateur hollandais à 35 francs par tonneau. Nul autre ne pourrait les transporter si économiquement ; je suppose que le hollandais peut le faire. Il propose au gouvernement français, qui est consommateur du chanvre de Russie, de se charger de ce transport pour 40 francs par tonneau. Il se réserve, comme on voit, un bénéfice de 5 francs. Je suppose encore que le gouvernement français, voulant favoriser les armateurs de sa nation, préfère employer des navires français auxquels le même transport reviendra à 50 francs, et qui, pour se ménager le même bénéfice, le feront payer 55 francs. Qu’en résultera-t-il ? Le gouvernement aura fait un excédant de dépense de 15 francs par tonneau, pour en faire gagner 5 à ses compatriotes ; et comme ce sont des compatriotes également qui paient les contributions sur lesquelles se prennent les dépenses publiques, cette opération aura coûté 15 francs à des français, pour faire gagner 5 francs à d’autres français.

D’autres données donneront d’autres résultats ; mais telle est, je crois, la méthode à suivre dans ce calcul.

Il n’est pas besoin d’avertir que j’ai considéré jusqu’à ce moment l’industrie nautique seulement dans ses rapports avec la richesse publique ; elle en a d’autres avec la sûreté de l’état. L’art de la navigation, qui sert au commerce, sert encore à la guerre. La manœuvre d’un bâtiment de mer est une évolution militaire ; de sorte qu’une nation qui possède beaucoup d’ouvriers marins est militairement plus puissante qu’une nation qui en possède peu. Elle peut trouver au besoin un plus grand nombre de matelots expérimentés pour manœuvrer les vaisseaux de l’état. Il en est résulté que toujours on a vu des considérations militaires et politiques se mêler aux vues industrielles et commerciales dans ce qui a eu rapport à la navigation ; et lorsque l’Angleterre, par son acte de navigation, a interdit à tout bâtiment dont les armateurs et l’équipage ne seraient pas au moins pour les trois quarts anglais, de faire le commerce de transport pour elle, son but a été non pas autant de recueillir le bénéfice qui en [106] pouvait résulter, que d’augmenter ses forces navales et de diminuer celles des autres puissances, particulièrement de la Hollande, qui fesait alors un grand commerce de transport, et qui était à cette époque le principal objet de la jalousie anglicane.

On ne peut nier que cette vue ne soit celle d’une habile administration, en supposant toutefois qu’il convienne à une nation de dominer sur les autres [88]. Toute cette vieille politique tombera. L’habileté sera de mériter la préférence, et non de la réclamer de force. Les efforts qu’on fait pour s’assurer la domination ne procurent jamais qu’une grandeur factice qui fait nécessairement de tout étranger un ennemi. Ce système produit des dettes, des abus, des tyrans et des révolutions ; tandis que l’attrait d’une convenance réciproque procure des amis, étend le cercle des relations utiles ; et la prospérité qui en résulte est durable, parce qu’elle est naturelle.

CHAPITRE X.Quelles transformations subissent les capitaux dans le cours de la production.

Nous avons vu (chapitre 3) de quoi se composent les capitaux productifs d’une nation, et quels sont leurs usages. Il fallait le dire alors pour embrasser l’ensemble des moyens de production. Nous allons observer maintenant ce qui leur arrive dans le cours de la production, comment ils se conservent et comment ils s’accroissent.

Pour ne point fatiguer l’esprit du lecteur par des abstractions, je commencerai par des exemples, et je les choisirai dans les faits les plus communs. Les principes généraux en sortiront ensuite d’eux-mêmes, et le lecteur sentira la possibilité de les appliquer à tous les autres cas sur lesquels il voudra porter un jugement sain.

Lorsqu’un cultivateur fait lui-même valoir ses terres, outre la valeur de sa terre, il doit posséder un capital, c’est-à-dire une valeur quelconque composée en premier lieu des défrichemens et constructions, qu’on peut, [107] si l’on veut, considérer comme fesant partie de la valeur du fonds, mais qui sont cependant des produits de l’industrie humaine et un accroissement de la valeur du fonds [89]. Cette portion du capital s’use peu ; quelques réparations faites à mesure suffisent pour lui conserver son entière valeur. Si ce cultivateur trouve chaque année, sur les produits de l’année, de quoi subvenir à ces réparations, cette portion du capital se trouve par là perpétuellement maintenue.

Une seconde partie du capital de ce même cultivateur se compose d’outils aratoires, d’ustensiles, de bestiaux qui s’usent plus rapidement, mais qui s’entretiennent et au besoin se renouvellent de même aux dépens des produits annuels de l’entreprise, et conservent ainsi leur valeur entière.

Enfin, il faut des provisions de plusieurs espèces, des semences, des denrées, des fourrages pour l’entretien des hommes et des animaux, de l’argent pour le salaire des manouvriers, etc [90]. Remarquez que cette portion du capital se dénature tout-à-fait dans le cours d’une année, et même plusieurs fois par an. L’argent, les grains, les provisions de tous genres se dissipent en totalité ; mais il le faut, et nulle partie du capital n’est perdue, si le cultivateur, indépendamment des profits qui paient le service productif du terrain (ou le fermage), le service productif du capital lui-même (ou l’intérêt), et le service productif de l’industrie qui les a mis en jeu, est parvenu, au moyen de ses produits de l’année, à rétablir [108] ses approvisionnemens en argent, en grains, en bestiaux, fût-ce même en fumier, jusqu’à former une valeur égale à celle avec laquelle il a commencé l’année d’auparavant.

On voit que, bien que presque toutes les parties du capital aient reçu des atteintes, et que quelques-unes aient même été anéanties tout-à-fait, le capital a néanmoins été conservé ; car un capital ne consiste pas en telle ou telle matière, mais en une valeur qui n’est pas altérée toutes les fois qu’elle reparaît en d’autres matières d’une égale valeur.

On conçoit même aisément, si cette terre a été assez vaste et son exploitation conduite avec assez d’ordre, d’économie et d’intelligence, que les profits du cultivateur, après que son capital a été rétabli dans son entière valeur, et que toutes ses dépenses et celles de sa famille ont été payées, lui aient fourni un excédant à mettre de côté. Les conséquences qui résulteront de l’emploi de cet excédant sont fort importantes, et feront la matière du chapitre suivant. Il suffit, quant à présent, de bien concevoir que la valeur du capital, quoique consommée, n’est point détruite, parce qu’elle a été consommée de manière à se reproduire, et qu’une entreprise peut se perpétuer et donner tous les ans de nouveaux produits avec le même capital, quoiqu’il soit consommé sans cesse.

Après avoir suivi les transformations que subit un capital dans l’industrie agricole, on suivra sans peine les transformations qu’il subit dans les manufactures et le commerce.

Dans les manufactures, il y a, comme dans l’agriculture, des portions du capital qui durent plusieurs années, comme les bâtimens des usines, les machines et certains outils, tandis que d’autres portions changent totalement de forme ; c’est ainsi que les huiles, la soude, que consomment les savonniers, cessent d’être de l’huile, de la soude, pour devenir du savon. C’est ainsi que les drogues pour la teinture cessent d’être de l’indigo, du bois d’Inde, du rocou, et font partie des étoffes qu’elles colorent. Les salaires et l’entretien des ouvriers sont dans le même cas.

Dans le commerce, la presque totalité des capitaux subit, et souvent plusieurs fois par année, des transformations complètes. Un négociant, avec des espèces, achète des étoffes et des bijoux : première transformation. Il les envoie à Buenos-Ayres, où on les vend : seconde transformation. Il donne ordre d’en employer le montant en peaux d’animaux : troisième transformation. Cette marchandise, arrivée au lieu de sa destination, est vendue à son tour ; la valeur en est remise en effets de commerce sur Paris ; et ces valeurs, changées en espèces, reproduisent le [109] capital, et probablement avec bénéfice, sous sa première forme, celle d’une monnaie française.

On voit que les choses fesant office de capital sont innombrables ; si, dans un moment donné, on voulait connaître de quoi se compose le capital d’une nation, on trouverait qu’il consiste en une multitude d’objets, de denrées, de matières dont il serait absolument impossible d’assigner avec quelque exactitude la valeur totale, et dont quelques-unes même sont à plusieurs milliers de lieues de ses frontières. On voit en même temps que les denrées les plus fugitives et les plus viles sont non-seulement une partie, mais une partie souvent indispensable de ce capital ; que, quoique perpétuellement consommées et détruites, elles ne supposent point que le capital lui-même soit consommé et détruit, pourvu que sa valeur soit conservée ; et que, par conséquent, l’introduction, l’importation qui peut avoir lieu de ces denrées viles et fugitives, peut avoir le même avantage que l’introduction des marchandises plus durables et plus précieuses, comme l’or et l’argent ; qu’elles en ont vraisemblablement davantage du moment qu’on les préfère ; que les producteurs sont les seuls juges compétens de la transformation, de l’extraction, de l’introduction de ces diverses denrées et matières, et que toute autorité qui intervient là-dedans, tout système qui veut influer sur la production, ne peut qu’y être nuisible.

Il y a des entreprises où le capital est entièrement rétabli, et recommence de nouveaux produits plusieurs fois par année. Dans les manufactures où trois mois suffisent pour confectionner et vendre un produit complet, le même capital peut remplir le même office quatre fois par an. Le profit qu’il rapporte est ordinairement proportionné au temps qu’il est occupé. On comprend qu’un capital qui rentre au bout de trois mois ne rapporte pas un profit aussi grand que celui qui n’est rétabli qu’au bout d’une année ; si cela était, le profit serait quadruple dans l’année, et attirerait dans cet emploi une masse de capitaux dont la concurrence ferait baisser les profits.

Par la raison du contraire, les produits qui exigent plus d’une année de confection, comme les cuirs, doivent, indépendamment du rétablissement de la valeur capitale, rendre les profits de plus d’une année ; autrement, qui voudrait s’en occuper ?

Dans le commerce que l’Europe fait avec l’Inde et la Chine, le capital est occupé pendant deux ou trois années avant de se remontrer. Et, dans le commerce, dans les manufactures, comme dans l’entreprise agricole [110] que nous avons prise pour exemple, il n’est point nécessaire qu’un capital soit réalisé et transformé en numéraire, pour reparaître dans son intégrité ; la plupart des négocians et des manufacturiers réalisent en espèces la totalité de leur capital, tout au plus au moment où ils quittent les affaires ; et ils n’en savent pas moins chaque fois qu’ils veulent le savoir, au moyen d’un inventaire de toutes les valeurs qu’ils possèdent, si leur capital est diminué ou s’il est augmenté.

La valeur capitale employée à une production, n’est jamais qu’une avance destinée à payer des services productifs, et que rembourse la valeur du produit qui en résulte.

Un mineur tire du minerai du sein de la terre ; un fondeur le lui paie. Voilà sa production terminée et soldée par une avance prise sur le capital du fondeur.

Celui-ci fond le minerai, l’affine, et en fait de l’acier qu’un coutelier lui achète. Le prix de cet acier rembourse au fondeur l’avance qu’il avait faite en achetant la matière, de même que l’avance des frais de la nouvelle façon qu’il y a ajoutée.

À son tour le coutelier fabrique des rasoirs avec cet acier, et le prix qu’il en tire lui rembourse ses avances et lui paie la nouvelle valeur qu’il a ajoutée au produit.

On voit que la valeur des rasoirs a suffi pour rembourser tous les capitaux employés à leur production, et payer cette production elle-même ; ou plutôt les avances ont payé les services productifs, et le prix du produit a remboursé les avances. C’est comme si la valeur entière du produit, sa valeur brute, avait directement payé les frais de sa production. C’est même ainsi que le fait s’exprime ordinairement ; mais il était bon d’observer après quelles cascades arrive ce résultat.

CHAPITRE XI. De quelle manière se forment et se multiplient les capitaux.

Le chapitre qui précède a montré comment les capitaux productifs, perpétuellement occupés, tourmentés, usés pendant la production, s’en tirent lorsqu’elle est terminée avec leur valeur entière. Or, comme c’est la valeur de la matière, et non la matière elle-même qui constitue la richesse, on a compris, j’espère, comment le capital productif, quoiqu’il ait plusieurs fois changé de forme matérielle, est cependant toujours le même capital.

[111]

On comprendra avec la même facilité que, comme c’est la valeur produite qui a remplacé la valeur consommée, cette valeur produite a pu être moindre, égale, ou supérieure à la valeur consommée. Si elle a été égale, le capital a été seulement rétabli et entretenu ; si elle a été moindre, le capital a été entamé ; et si elle a été supérieure, il y a eu augmentation, accroissement de capital. C’est la position où nous avons laissé l’entrepreneur-cultivateur qui nous a servi d’exemple au chapitre précédent. Nous avons supposé qu’après avoir rétabli son capital dans son entière valeur, tellement entière, qu’il pouvait recommencer une autre année avec des moyens égaux, ce cultivateur a eu un excédant de ses produits sur ses consommations pour une valeur quelconque, que nous ferons monter à mille écus, pour fixer nos idées.

Observons maintenant tous les emplois qu’il peut faire de cet excédant de mille écus, et ne méprisons point une observation qui paraît si simple : j’avertis qu’il n’en est point qui exerce une aussi grande influence sur le sort des hommes, et point dont les résultats soient plus méconnus.

Quels que soient les produits qui composent cet excédant, dont nous estimons la valeur mille écus, il peut l’échanger contre de la monnaie d’or et d’argent, et l’enfouir dans la terre pour la retrouver au besoin. Cet enfouissement ôte-t-il mille écus à la masse des capitaux de la société ? Non, puisque nous venons de voir que la valeur de son capital a été auparavant rétablie complètement. À-t-il fait tort de cette somme à quelqu’un ? Pas davantage ; car il n’a volé ni dupé personne, et n’a jamais reçu aucune valeur qu’il n’ait donné une valeur égale en échange. On dira peut-être : Il a donné du blé en échange des mille écus enfouis ; ce blé n’a pas tardé à être consommé, et les mille écus n’en demeurent pas moins soustraits au capital de la société. Mais le blé vendu ne fesait plus partie du capital de notre cultivateur, puisqu’il n’était plus sa propriété ; c’était l’argent reçu en échange du blé qui en fesait partie. Le blé devenu la propriété d’une autre personne, peut au surplus faire partie du capital de son nouveau possesseur, si celui-ci le consomme reproductivement ; car on sait que des matières consommables et fugitives peuvent faire partie d’un capital aussi bien que les plus durables, aussi long-temps qu’on les consomme de manière à en reproduire la valeur.

Du moment donc que le capital de notre cultivateur a été rétabli dans son ancienne valeur, et qu’il recommence avec les mêmes moyens qu’auparavant, les mille écus d’excédant qu’il a épargnés, fussent-ils jetés à la mer, le capital social ne serait pas moins égal à ce qu’il était auparavant.

[112]

Mais continuons toutes les suppositions possibles relativement à l’emploi des mille écus.

Par une nouvelle supposition, ils n’ont pas été enfouis ; le cultivateur s’en est servi pour donner une très-belle fête. Cette valeur a été détruite dans une soirée ; un festin magnifique, les ornemens d’un bal, et un feu d’artifice, ont absorbé la somme. Cette valeur, ainsi détruite, n’est point restée dans la société ; elle n’a plus continué à faire partie de la richesse générale ; car les personnes entre les mains de qui les mille écus en espèces ont passé, ont fourni une valeur équivalente en viandes, en vins, en rafraîchissemens, en poudre, et de toute cette valeur il ne reste rien ; mais la masse des capitaux n’a pas été diminuée par cet emploi plus que par le précédent. Il y avait eu un excédant de valeur produite, cet excédant a été détruit. Les choses sont restées au même point.

Par une troisième supposition, les mille écus ont servi à acheter des meubles, du linge, de l’argenterie. Point encore de diminution dans le capital productif de la nation ; mais aussi point d’accroissement. Il n’y a de plus, dans cette supposition, que les jouissances additionnelles que procure au cultivateur et à sa famille le supplément de mobiliers qu’ils ont acquis.

Enfin, par une quatrième supposition, qui est la dernière, le cultivateur ajoute à son capital productif les mille écus qu’il a épargnés, c’est-à-dire les réemploie productivement selon les besoins de sa ferme ; il achète quelques bestiaux, nourrit un plus grand nombre d’ouvriers, et il en résulte, au bout de l’année, un produit qui a conservé ou rétabli avec profit l’entière valeur des mille écus, de manière qu’ils peuvent servir l’année suivante, et perpétuellement, à donner chaque année un nouveau produit.

C’est alors, et seulement alors, que le capital productif de la société est véritablement augmenté de la valeur de cette somme. L’accumulation qui forme un nouveau capital, ne commence qu’après que l’ancien capital est complètement rétabli.

Il est bien essentiel qu’on remarque que, de manière ou d’autre, soit qu’on dépense improductivement une épargne, soit qu’on la dépense productivement, elle est toujours dépensée et consommée ; et ceci détruit une opinion bien fausse, quoique bien généralement répandue, c’est que l’épargne nuit à la consommation. Toute épargne, pourvu qu’on en fasse l’objet d’un placement, ne diminue en rien la consommation, et, au contraire, elle donne lieu à une consommation qui se reproduit et se renouvelle à perpétuité, tandis qu’une consommation improductive ne se [113] répète point. On voit que l’accumulation, présentée sous ses véritables traits, n’a rien qui doive la rendre odieuse ; on sentira tout à l’heure au contraire les bons effets dont elle est suivie.

Je prie aussi de remarquer que la forme sous laquelle la valeur épargnée se trouve être épargnée et réemployée, ne change rien au fond de la question ; elle l’est avec plus ou moins d’avantage, selon l’intelligence et la position de l’entrepreneur. Rien ne s’oppose à ce que cette portion de capital ait été accumulée sans avoir été un seul instant sous la forme de monnaie d’argent. Un des produits épargnés peut avoir été planté ou semé avant d’avoir subi aucun échange ; le bois, qui aurait inutilement chauffé des appartemens superflus, peut se montrer en palissades, s’élever en charpente, et, d’une portion de revenu qu’il était au moment de la coupe, devenir un capital après avoir été employé.

La nature des besoins de chaque nation, sa position géographique, et le génie de ses habitans, déterminent communément la forme sous laquelle s’amassent ses capitaux. La plus grande partie des accumulations d’une société naissante consiste en constructions, en outils d’agriculture, en bestiaux, en améliorations de son fonds de terre ; la plupart de celles d’une nation manufacturière consistent en matières brutes, ou qui sont dans un état plus ou moins ouvragé, entre les mains de ses fabricans. Ses capitaux se composent encore des usines et des machines propres à façonner les produits.

Chez une nation principalement commerçante, la plus grande partie des capitaux accumulés est en marchandises brutes ou manufacturées que les négocians ont achetées, et qu’ils se proposent de revendre. Les navires et autres bâtimens de commerce, les magasins, les chars, les chevaux, font aussi une partie importante des capitaux d’une telle nation.

Une nation qui cultive à la fois l’industrie agricole, l’industrie manufacturière et l’industrie commerciale, voit son capital composé de produits de toutes ces différentes sortes, de cette masse de provisions de tout genre que nous voyons actuellement entre les mains des peuples policés, et qui, employés avec intelligence, sont perpétuellement entretenus, et même augmentés, malgré l’immense consommation qui s’en fait, pourvu que l’industrie de ces peuples produise plus de valeurs que leur consommation n’en détruit.

Ce n’est point à dire que chaque nation ait précisément produit et mis en réserve les choses qui composent actuellement son capital ; elle a pu mettre en réserve des valeurs quelconques, qui, par la voie des [114] transmutations, ont pris la forme qui lui convenait le mieux ; un boisseau de blé épargné peut nourrir également un maçon et un brodeur. Dans le premier cas, le boisseau de blé reparaîtra sous la forme d’une portion de bâtiment, produit durable fesant partie d’un capital ; dans le second cas, il reparaîtra dans un habit brodé qui ne durera qu’un temps.

Tout entrepreneur d’industrie, fesant lui-même travailler son capital, trouve avec facilité les moyens d’occuper productivement ses épargnes. S’il est cultivateur, il achète des portions de terre, ou augmente par des bonifications le pouvoir productif de celles qu’il a. S’il est négociant, il achète et revend une plus grande masse de marchandises. Les capitalistes ont à peu près les mêmes moyens ; ils augmentent de tout le montant de leurs épargnes leur capital placé, ou bien ils cherchent de nouveaux placemens, pour eux d’autant plus faciles à trouver, que, connus pour avoir des fonds à placer, ils reçoivent plus que d’autres des propositions pour l’emploi de leurs épargnes. Mais les propriétaires de terres affermées, et les personnes qui vivent de leurs rentes ou du salaire de leur main-d’œuvre, n’ont pas la même facilité, et ne peuvent placer utilement un capital qu’autant qu’il se monte à une certaine somme. Beaucoup d’épargnes sont, par cette raison, consommées improductivement, qui auraient pu être consommées reproductivement, et grossir les capitaux particuliers, et par conséquent la somme du capital national. Les caisses et les associations qui se chargent de recevoir, de réunir et de faire valoir les petites épargnes des particuliers, sont en conséquence (toutes les fois qu’elles offrent une sûreté parfaite) très-favorables à la multiplication des capitaux.

L’accroissement des capitaux est lent de sa nature ; car il n’a jamais lieu que là où il y a des valeurs véritablement produites, et des valeurs ne se créent pas sans qu’on y mette, outre les autres élémens, du temps et de la peine [91]. Et comme les producteurs, tout en créant des valeurs, sont obligés d’en consommer, ils ne peuvent jamais accumuler, c’est-à-dire, employer reproductivement que la portion des valeurs produites qui excède [115] leurs besoins ; c’est le montant de cet excédant qui constitue l’enrichissement des particuliers et des sociétés. Un pays marche d’autant plus rapidement vers la prospérité, que chaque année il s’y trouve plus de valeurs épargnées et employées reproductivement. Ses capitaux augmentent ; la masse d’industrie mise en mouvement devient plus considérable ; et de nouveaux produits pouvant être créés par cette addition de capitaux et d’industrie, de nouvelles épargnes deviennent toujours plus faciles.

Toute épargne, tout accroissement de capital, prépare un gain annuel et perpétuel, non-seulement à celui qui a fait cette accumulation, mais à tous les gens dont l’industrie est mise en mouvement par cette portion du capital. Elle prépare un intérêt annuel au capitaliste qui a fait l’épargne, et des profits annuels aux industrieux qu’elle fait travailler. Perpétuellement consommée, elle est autant de fois reproduite pour être consommée de nouveau, de même que les profits qu’elle fait naître. Aussi le célèbre Adam Smith compare-t-il un homme frugal, qui augmente ses capitaux productifs, ne fût-ce que dans une seule occasion, à l’un des fondateurs d’une maison d’industrie où une société d’hommes laborieux seraient nourris à perpétuité des fruits de leur travail ; et un prodigue, au contraire, qui mange une partie de son capital, est comparé par lui à l’administrateur infidèle qui dilapiderait les biens d’une fondation pieuse, et laisserait sans ressources, non-seulement ceux qui y trouvaient leur subsistance, mais tous ceux qui l’y auraient trouvée par la suite. Il n’hésite pas à nommer le dissipateur un fléau public, et tout homme frugal et rangé, un bienfaiteur de la société [92].

Il est heureux que l’intérêt personnel veille sans cesse à la conservation des capitaux des particuliers, et qu’on ne puisse en aucun temps distraire [116] un capital d’un emploi productif, sans se priver d’un revenu proportionné.

Smith pense qu’en tout pays, la profusion ou l’impéritie de certains particuliers, et des administrateurs de la fortune publique, est plus que compensée par la frugalité de la majorité des citoyens, et par le soin qu’ils prennent de leurs intérêts [93]. Il paraît certain du moins que, de notre temps, presque toutes les nations européennes croissent en opulence ; ce qui ne peut avoir lieu sans que chacune, prise en masse, ne consomme improductivement moins qu’elle ne produit [94]. Les révolutions modernes même, n’ayant pas été suivies d’invasions durables, de ravages prolongés, comme les anciennes, et d’un autre côté ayant détruit certains préjugés, aiguisé les esprits et renversé d’incommodes barrières, semblent avoir été favorables plutôt que contraires aux progrès de l’opulence. Mais cette frugalité dont Smith fait honneur aux particuliers n’est-elle pas, en raison de quelques vices dans l’organisation politique, forcée chez la classe la plus nombreuse ? Est-il bien sûr que sa part des produits soit exactement proportionnée à la part qu’elle prend à la production ? Dans les pays qu’on regarde comme les plus riches, combien d’individus vivent dans une disette perpétuelle ! Combien de ménages, dans les villes comme dans les campagnes, dont la vie entière se compose de privations, et qui, entourés de tout ce qui est capable d’exciter les désirs, sont réduits à ne pouvoir satisfaire que leurs besoins les plus grossiers, comme s’ils vivaient dans un temps de barbarie, au milieu des nations les plus indigentes ! Ce ne sont pas les misérables qui font des épargnes ; car qui n’a pas de quoi vivre ne met guère de côté : c’est à leurs dépens que les épargnes sont faites. Un riche sinécuriste enrichi des faveurs de la cour, fait des accumulations qui sont prises sur les impôts. Les impôts écrasent les [117] entreprises industrielles, qui ne peuvent se soutenir qu’en diminuant le salaire des ouvriers.

J’en conclus que, quoiqu’il y ait incontestablement, dans presque tous les états de l’Europe, des produits épargnés chaque année, cette épargne ne porte pas en général sur les consommations inutiles, ainsi que le voudraient la politique et l’humanité, mais sur des besoins véritables ; ce qui accuse le système politique et économique de beaucoup de gouvernemens.

Smith pense encore que les richesses des modernes sont dues plutôt à l’étendue des économies qu’à l’accroissement de la production. Je sais bien que certaines profusions folles sont peut-être plus rares qu’autrefois [95] ; mais qu’on fasse attention au petit nombre de personnes à qui de semblables profusions étaient permises ; qu’on prenne la peine de considérer combien les jouissances d’une consommation plus abondante et plus variée se sont répandues, surtout parmi la classe mitoyenne de la société ; on trouvera, ce me semble, que les consommations et les économies se sont accrues en même temps ; ce qui n’est pas contradictoire : combien [118] d’entrepreneurs, en tous les genres d’industrie, dans les temps prospères, produisent assez pour augmenter à la fois leurs dépenses et leurs épargnes ! Ce qui est vrai d’une entreprise particulière peut l’être de la majeure partie des entreprises d’une nation. Les richesses de la France s’accrurent pendant les quarante premières années du règne de Louis XIV, malgré les profusions du gouvernement et des particuliers, excitées par le faste de la cour. Le mouvement imprimé à la production par Colbert multipliait les ressources plus vite encore que la cour ne les dissipait. Quelques personnes s’imaginent qu’elles se multipliaient par la raison que la cour les dissipait ; c’est une erreur grossière, et la preuve en est, qu’après la mort de Colbert, les profusions de la cour allant du même pas, et la production ne pouvant plus les suivre, le royaume tomba dans un épuisement affreux. Rien ne fut plus triste que la fin de ce règne.

Depuis la mort de Louis XIV, les dépenses publiques et particulières ont encore augmenté [96], et il me paraît incontestable que les richesses de la France ont augmenté aussi : Smith lui-même en convient ; et ce qui est vrai de la France, l’est, à différens degrés, de la plupart des autres états de l’Europe.

Turgot partage l’opinion de Smith [97]. Il croit qu’on épargne plus qu’on ne fesait autrefois, et fonde cette opinion sur le raisonnement suivant : le taux de l’intérêt, en temps ordinaire, est, dans la plupart des pays de l’Europe, plus bas qu’il n’a jamais été ; cela indique qu’il y a plus de capitaux qu’il n’y en a jamais eu ; donc on a plus épargné pour les amasser qu’on ne l’a fait à aucune autre époque.

Cela prouve ce dont on convient, c’est-à-dire, qu’il y a plus de capitaux qu’autrefois ; mais cela ne prouve rien sur la manière dont ils ont été acquis, et je viens de montrer qu’ils peuvent l’avoir été par une production supérieure, aussi bien que par une économie plus grande.

[119]

Je ne nie pas au surplus qu’on n’ait, à beaucoup d’égards, perfectionné l’art d’épargner comme l’art de produire. On n’aime pas à se procurer moins de jouissances qu’autrefois ; mais il y en a plusieurs qu’on sait se procurer à moins de frais. Quoi de plus joli, par exemple, que les papiers-tentures qui ornent les murs de nos appartemens ? La grâce des dessins y reçoit un nouveau lustre de la fraîcheur des nuances. Autrefois on n’avait chez les classes de la société qui font maintenant usage de papiers peints, que des murs blanchis ou des tapisseries en points de Hongrie fort laides, et d’un prix supérieur à la plupart de nos tentures actuelles.

Dans ces dernières années, on est parvenu, en détruisant par l’acide sulfurique la partie mucilagineuse des huiles végétales, à pouvoir les brûler dans les lampes à double courant d’air, qu’on ne pouvait, avant cette découverte, alimenter qu’avec de l’huile de poisson, qui coûte deux ou trois fois autant. Cette seule économie a mis en France ce bel éclairage à la portée de presque toutes les fortunes [98].

Cet art d’épargner est dû aux progrès de l’industrie qui, d’une part, a découvert un grand nombre de procédés économiques, et qui, de l’autre, a partout sollicité des capitaux et offert aux capitalistes, petits et grands, de meilleures conditions et des chances plus sûres [99]. Dans les temps où il n’y avait encore que peu d’industrie, un capital, ne portant aucun profit, n’était presque jamais qu’un trésor enfermé dans un coffre-fort ou caché dans la terre, et qui se conservait pour le moment du besoin ; que ce trésor fût considérable ou non, il ne donnait pas un profit plus ou moins grand, puisqu’il n’en donnait aucun ; ce n’était autre chose qu’une [120] précaution plus ou moins grande. Mais quand le trésor a pu donner un profit proportionné à sa masse, alors on a été doublement intéressé à le grossir ; et ce n’a pas été en vertu d’un intérêt éloigné, d’un intérêt de précaution, mais d’un intérêt actuel, sensible à tous les instans, puisque le profit donné par le capital a pu, sans rien ôter au fonds, être consommé et procurer de nouvelles jouissances. Dès-lors on a plus étroitement songé qu’on ne l’avait fait auparavant, à se créer un capital productif quand on n’en avait point, à l’augmenter quand on en avait un ; et l’on a considéré des fonds portant l’intérêt comme une propriété aussi lucrative et quelquefois aussi solide qu’une terre rapportant un fermage.

Que si l’on s’avisait de regarder l’accumulation des capitaux comme un mal, en ce qu’elle tend à augmenter l’inégalité des fortunes, je prierais d’observer que si l’accumulation tend sans cesse à accroître les grandes fortunes, la marche de la nature tend sans cesse à les diviser. Un homme qui a augmenté son capital et celui de son pays, finit par mourir, et il est rare qu’une succession ne devienne pas le partage de plusieurs héritiers ou légataires, excepté dans les pays où les lois reconnaissent des substitutions et des droits de primogéniture. Hors les pays où de pareilles lois exercent leur funeste influence, et partout où la marche bienfesante de la nature n’est pas contrariée, les richesses se divisent naturellement, pénètrent dans toutes les ramifications de l’arbre social, et portent la vie et la santé jusqu’à ses extrémités les plus éloignées [100]. Le capital total du pays s’augmente en même temps que les fortunes particulières se divisent.

[121]

On doit donc non-seulement voir sans jalousie, mais regarder comme une source de prospérité générale, l’enrichissement d’un homme, toutes les fois que son bien, acquis légitimement, s’emploie d’une façon productive. Je dis acquis légitimement, car une fortune fruit de la rapine n’est pas un accroissement de fortune pour l’état ; c’est un bien qui était dans une main et qui a passé dans une autre, sans qu’il mette en jeu plus d’industrie qu’auparavant. Il est même, au contraire, assez commun qu’un capital mal acquis soit mal dépensé.

La faculté d’amasser des capitaux, ou, si l’on veut maintenant, des valeurs, est, ce me semble, une des causes de la très-grande supériorité de l’homme sur les animaux. Les capitaux sont entre ses mains des instrumens pour multiplier ses forces ; tandis que les alimens dont certains animaux font des magasins, ne sont pour eux que des approvisionnemens pour passer une mauvaise saison ; ainsi, en leur supposant même le degré d’intelligence qu’ils n’ont pas, cette intelligence demeurerait à peu près sans effets, faute d’instrumens suffisans pour la mettre en œuvre.

Remarquez en outre qu’il est impossible d’assigner une limite à la puissance qui résulte pour l’homme de la faculté de former des capitaux ; car les capitaux qu’il peut amasser avec le temps, l’épargne et son industrie, n’ont point de bornes.

CHAPITRE XII. Des capitaux improductifs.

Nous avons vu que les valeurs produites peuvent être consacrées, soit à la satisfaction de ceux qui les ont acquises, soit à une nouvelle production. Elles peuvent encore, après avoir été soustraites à une consommation improductive, n’être pas consacrées à une consommation reproductive, demeurer cachées, enfouies.

Le propriétaire de ces valeurs, après s’être privé, en les épargnant, des jouissances, de la satisfaction que cette consommation lui aurait procurées, se prive encore des profits qu’il pourrait retirer du service productif de son capital épargné. Il prive en même temps l’industrie des profits qu’elle pourrait faire en le mettant en œuvre.

Parmi beaucoup d’autres causes de la misère et de la faiblesse où l’on voit les états soumis à la domination ottomane, on ne peut douter que la [122] quantité de capitaux qui y sont retenus dans l’inaction n’en soit une des principales. La défiance, l’incertitude où chacun est sur son sort futur, engagent les gens de tous les ordres, depuis le pacha jusqu’au paysan, à soustraire une partie de sa propriété aux regards avides du pouvoir ; or, on ne peut soustraire une valeur à la vue que par son inaction. C’est un malheur partagé à différens degrés par tous les pays soumis au pouvoir arbitraire, surtout lorsqu’il est violent. Aussi remarque-t-on dans les vicissitudes que présentent les orages politiques, un certain resserrement de capitaux, une stagnation d’industrie, une absence de profits, une gêne universelle, lorsque la crainte s’empare des esprits ; et, au contraire, un mouvement, une activité très-favorables à la prospérité publique, du moment que la confiance renaît.

Les madones, les saints des pays superstitieux, les idoles richement ornées et pompeusement servies des peuples de l’orient, ne fécondent point d’entreprises agricoles ou manufacturières. Avec les richesses qui les couvrent, et le temps qu’on perd à les solliciter, on se procurerait en réalité les biens que ces images n’ont garde d’accorder à de stériles prières.

Il y a beaucoup de capitaux oisifs dans les pays où les mœurs obligent à mettre beaucoup d’argent en meubles, en habits, en ornemens. Le vulgaire, qui, par sa sotte admiration, encourage les emplois improductifs, se fait tort à lui-même ; car le riche qui place cent mille francs en dorures, en vaisselles, en un mobilier immense, ne peut plus placer à intérêt cette somme, qui, dès-lors, n’entretient aucune industrie. La nation perd le revenu annuel de ce capital, et le profit annuel de l’industrie que ce capital aurait animée.

Jusqu’à ce moment nous avons considéré l’espèce de valeur qu’on pouvait, après l’avoir créée, attacher pour ainsi dire à la matière, et qui, ainsi incorporée, était susceptible de se conserver plus ou moins long-temps. Mais toutes les valeurs produites par l’industrie humaine n’ont pas cette propriété. Il en est de très-réelles, puisqu’on les paie fort bien, et en échange desquelles on donne des matières précieuses et durables, mais qui ne sont pas de nature à pouvoir durer elles-mêmes au-delà du moment de leur production. Ce sont celles qui vont être définies dans le chapitre suivant, et auxquelles nous donnerons le nom de produits immatériels.

[123]

CHAPITRE XIII. Des produits immatériels, ou des valeurs qui sont consommés au moment de leur production.

Un médecin vient visiter un malade, observe les symptômes de son mal, lui prescrit un remède, et sort sans laisser aucun produit que le malade ou sa famille puissent transmettre à d’autres personnes, ni même conserver pour la consommation d’un autre temps.

L’industrie du médecin a-t-elle été improductive ? Qui pourrait le penser ? Le malade a été sauvé. Cette production était-elle incapable de devenir la matière d’un échange ? Nullement, puisque le conseil du médecin a été échangé contre ses honoraires ; mais le besoin de cet avis a cessé dès le moment qu’il a été donné. Sa production était de le dire ; sa consommation, de l’entendre ; il a été consommé en même temps que produit.

C’est ce que je nomme un produit immatériel [101].

L’industrie d’un musicien, d’un acteur, donne un produit du même genre ; elle vous procure un divertissement, un plaisir, qu’il vous est impossible de conserver, de retenir, pour le consommer plus tard, ou pour l’échanger de nouveau contre d’autres jouissances. Celle-ci a bien son prix ; mais elle ne subsiste plus, si ce n’est dans le souvenir, et n’a plus aucune valeur échangeable, passé le moment de sa production.

Smith refuse aux résultats de ces industries le nom de produits. Il donne au travail auquel elles se livrent le nom d'improductif, et c’est une conséquence du sens qu’il attache au mot richesse ; au lieu de donner ce nom à toutes les choses qui ont une valeur échangeable, il ne le donne qu’aux choses qui ont une valeur échangeable susceptible de se conserver, et par conséquent il le refuse aux produits dont la consommation a lieu à l’instant même de leur création. Cependant l’industrie d’un médecin, et, si l’on veut multiplier les exemples, l’industrie d’un administrateur de la chose publique, d’un avocat, d’un juge, qui sont du même genre, [124] satisfont à des besoins tellement nécessaires, que, sans leurs travaux, nulle société ne pourrait subsister. Les fruits de ces travaux ne sont-ils pas réels ? Ils sont tellement réels, qu’on se les procure au prix d’un autre produit qui est matériel, auquel Smith accorde le nom de richesse, et que, par ces échanges répétés, les producteurs de produits immatériels acquièrent des fortunes [102].

Si l’on descend aux choses de pur agrément, on ne peut nier que la représentation d’une bonne comédie ne procure un plaisir aussi réel qu’une livre de bonbons, ou une fusée d’artifice, qui, dans la doctrine de Smith, portent le nom de produits. Je ne trouve pas raisonnable de prétendre que le talent du peintre soit productif, et que celui du musicien ne le soit pas [103].

Smith a combattu les économistes qui n’appelaient du nom de richesse que ce qu’il y avait dans chaque produit de valeur en matière brute ; il a fait faire un grand pas à l’économie politique, en démontrant que la richesse était cette matière, plus la valeur qu’y ajoutait l’industrie ; mais puisqu’il a élevé au rang des richesses une chose abstraite, la valeur, pourquoi la compte-t-il pour rien, bien que réelle et échangeable, quand elle n’est fixée dans aucune matière ? Cela est d’autant plus surprenant, qu’il va jusqu’à considérer le travail, en fesant abstraction de la chose travaillée, qu’il examine les causes qui influent sur sa valeur, et qu’il propose cette valeur comme la mesure la plus sûre et la moins variable de toutes les autres [104].

[125]

De la nature des produits immatériels, il résulte qu’on ne saurait les accumuler, et qu’ils ne servent point à augmenter le capital national. Une nation où il se trouverait une foule de musiciens, de prêtres, d’employés, pourrait être une nation fort divertie, bien endoctrinée, et admirablement bien administrée ; mais voilà tout. Son capital ne recevrait de tout le travail de ces hommes industrieux aucun accroissement direct, parce que leurs produits seraient consommés à mesure qu’ils seraient créés.

En conséquence, lorsqu’on trouve le moyen de rendre plus nécessaire le travail d’une de ces professions, on ne fait rien pour la prospérité publique ; en augmentant ce genre de travail productif, on en augmente en même temps la consommation. Quand cette consommation est une jouissance, on peut s’en consoler ; mais quand elle-même est un mal, il faut convenir qu’un semblable système est déplorable.

C’est ce qui arrive partout où l’on complique la législation. Le travail des gens de loi, devenant plus considérable et plus difficile, occupe plus de monde et se paie plus cher. Qu’y gagne-t-on ? D’avoir ses droits mieux défendus ? Non, certes : la complication des lois est bien plutôt favorable à la mauvaise foi, en lui offrant de nouveaux subterfuges, tandis qu’elle n’ajoute presque jamais rien à la solidité du bon droit. On y gagne de plaider plus souvent et plus long-temps.

On peut appliquer le même raisonnement aux places superflues instituées dans l’administration publique. Administrer ce qui devrait être abandonné à soi-même, c’est faire du mal aux administrés, et leur faire payer le mal qu’on leur fait comme si c’était un bien [105].

Il est donc impossible d’admettre l’opinion de Garnier [106], qui conclut de ce que le travail des médecins, des gens de loi et autres personnes semblables, est productif, qu’il est aussi avantageux à une nation de le multiplier que tout autre. On est heureux sans doute de pouvoir se procurer un bon médecin lorsqu’on n’a pu éviter une maladie ; mais il vaut mieux encore n’être pas malade. Compliquer les lois pour les faire débrouiller par les légistes, c’est se donner un mal pour prendre la peine de le guérir. Les produits immatériels, comme le autres, ne sont des produits qu’autant que l’avantage qui en résulte ne peut être acquis à moins de [126] frais ; or, la voie la plus simple d’être affranchi d’un inconvénient, c’est de ne pas s’y soumettre de propos délibéré.

Les produits immatériels sont le fruit de l’industrie humaine, puisque nous avons appelé industrie toute espèce de travail productif. On voit moins clairement comment ils sont en même temps le fruit d’un capital. Cependant la plupart de ces produits sont le résultat d’un talent ; tout talent suppose une étude préalable, et aucune étude n’a pu avoir lieu sans des avances.

Pour que le conseil du médecin ait été donné et reçu, il a fallu que le médecin ou ses parens aient fait, pendant plusieurs années, les frais de son instruction ; il a fallu que l’étudiant ait été entretenu tout le temps qu’ont duré ses études ; il a fallu acheter des livres, faire des voyages peut-être : ce qui suppose l’emploi d’un capital précédemment accumulé [107].

Il en est de même de la consultation de l’avocat, de la chanson du musicien, etc. : ces produits ne peuvent avoir lieu sans le concours d’une industrie et d’un capital. Le talent d’un fonctionnaire public lui-même est un capital accumulé. Les frais nécessaires pour élever un ingénieur civil ou militaire sont du même genre que les avances qu’il a fallu faire pour élever un médecin. Il est même à supposer qu’on trouve bien placés les fonds qui mettent un jeune homme en état de devenir fonctionnaire public, et bien payés les travaux qui composent son industrie, puisqu’il y a dans presque toutes les parties de l’administration plus de postulans que de places, dans les pays même où les places sont plus multipliées qu’elles ne devraient l’être.

On retrouve dans l’industrie qui donne des produits immatériels les mêmes opérations que nous avons remarquées, dans l’analyse qui a été faite, au commencement de cet ouvrage, des opérations de toute espèce d’industrie [108]. Prouvons cela par un exemple : pour qu’une simple [127] chanson fût exécutée, il a fallu que l’art du compositeur et celui du musicien exécutant fussent des arts professés et connus, de même que les méthodes convenables pour les acquérir : voilà le résultat des travaux scientifiques. L’application de cet art, de ces méthodes, a été faite par le compositeur et le musicien, qui ont jugé, l’un en composant son air, l’autre en l’exécutant, qu’il en pouvait résulter un plaisir auquel les hommes attacheraient un prix quelconque. Enfin l’exécution offre la dernière des opérations de l’industrie.

Il est cependant des productions immatérielles où les deux premières opérations jouent un si petit rôle, qu’on peut n’en tenir aucun compte. Tel est le service d’un domestique. La science du service est rien ou peu de chose ; et l’application des talens du serviteur étant faite par celui qui l’emploie, il ne reste guère au serviteur que l’exécution servile, qui est la moins relevée des opérations de l’industrie.

Par une conséquence nécessaire, dans ce genre d’industrie, et dans quelques autres dont on trouve des exemples dans les dernières classes de la société, comme dans l’industrie des portefaix, des courtisanes, etc., l’apprentissage se réduisant à rien, les produits peuvent être regardés non-seulement comme les fruits d’une industrie très-grossière, mais encore comme des productions où les capitaux n’ont aucune part ; car je ne pense pas que les avances nécessaires pour élever la personne industrieuse depuis sa première enfance jusqu’au moment où elle se tire d’affaire elle-même, doivent être regardées comme un capital dont les profits qu’elle fait ensuite paient les intérêts. J’en dirai les raisons en parlant des salaires [109].

Les plaisirs dont on jouit au prix d’un travail quelconque sont des produits immatériels consommés, au moment de leur production, par la personne même qui les a créés. Tels sont les plaisirs que procurent les arts qu’on ne cultive que pour son agrément. Si j’apprends la musique, je consacre à cette étude un petit capital, une portion de mon temps et quelque travail ; c’est au prix de toutes ces choses que je goûte le plaisir de chanter un air nouveau ou de faire ma partie dans un concert.

[128]

Le jeu, la danse, la chasse, sont des travaux du même genre. L’amusement qui en résulte est consommé à l’instant même par ceux mêmes qui les ont exécutés. Quand un amateur fait pour son amusement un tableau, ou quand il exécute un ouvrage de menuiserie ou de serrurerie, il crée à la fois un produit de valeur durable, et un produit immatériel qui est son amusement [110].

Nous avons vu, en traitant des capitaux, que les uns contribuent à la création de produits matériels, et que d’autres sont absolument improductifs. Il en est d’autres encore qui sont productifs d’utilité ou d’agrément, et qu’on ne peut par conséquent mettre ni dans la classe des capitaux servant à la production d’objets matériels, ni dans celle des capitaux absolument inutiles. De ce nombre sont les maisons d’habitation, les meubles, les ornemens, qui ne servent qu’à augmenter les agrémens de la vie. L’utilité qu’on en tire est un produit immatériel.

Quand un jeune ménage s’établit, l’argenterie dont il se pourvoit ne peut pas être considérée comme un capital absolument inutile, puisque la famille s’en sert habituellement ; elle ne peut pas être considérée non plus comme un capital productif de produits matériels, puisqu’il n’en sort aucun objet qu’il soit possible de réserver pour la consommation d’un autre temps ; ce n’est pas non plus un objet de consommation annuelle, car cette vaisselle peut durer pendant la vie des époux et passer à leurs enfans ; c’est un capital productif d’utilité et d’agrément. Ce sont des valeurs accumulées, c’est-à-dire, soustraites à la consommation improductive, soustraites à la consommation reproductive, et à ce titre ne donnant point de profit, d’intérêt, mais productives d’un service, d’une utilité que l’on consomme à mesure ; utilité qui n’en a pas moins une valeur positive, puisqu’on la paie dans l’occasion ; témoin ce que coûte le loyer d’une maison, d’un meuble.

Si c’est mal entendre ses intérêts que de laisser la plus petite partie de [129] son capital sous une forme absolument improductive, ce n’est pas les méconnaître que de placer une partie de son capital, proportionnée à sa fortune, sous une forme productive d’utilité ou d’agrément. Depuis les meubles grossiers d’un ménage indigent, jusqu’aux ornemens recherchés, aux bijoux éblouissans du riche, il y a une foule de degrés dans la quantité de capitaux que chacun consacre à cet usage. Quand un pays est riche, la famille la plus pauvre y possède un capital de cette espèce, non pas considérable, mais suffisant pour satisfaire des désirs modestes et des besoins peu recherchés. Quelques meubles utiles et agréables qu’on rencontre dans toutes les habitations ordinaires, annoncent par tout pays une bien plus grande masse de richesse, que cet amas d’ameublemens magnifiques et d’ornemens fastueux qui remplissent seulement les palais de quelques hommes à grande fortune, ou que ces diamans et ces parures qui peuvent éblouir lorsqu’on les voit accumulés dans une grande ville, et quelquefois rassemblés presque tous à la fois dans l’enceinte d’un spectacle ou d’une fête ; mais dont la valeur est peu de chose, comparée au mobilier de toute une grande nation.

Les choses qui composent le capital productif d’utilité ou d’agrément, quoiqu’elles s’usent lentement, s’usent néanmoins. Lorsqu’on ne prend pas sur ses revenus annuels de quoi entretenir ce capital, il se dissipe, et la fortune s’altère. Cette observation paraît triviale, et cependant combien de gens croient ne manger que leurs revenus, lorsqu’ils consomment en même temps une partie de leur fonds ! Qu’une famille, par exemple, habite une maison qu’elle aura fait bâtir ; si la maison a coûté cent mille francs à établir, et si elle doit durer cent ans, elle coûte à cette famille, outre les intérêts de cent mille francs, une somme de mille francs par année, puisqu’au bout de cent ans il ne restera rien, ou il ne restera du moins que peu de chose de ce capital de cent mille francs.

Ce même raisonnement peut être appliqué à toute autre partie d’un capital productif d’utilité et d’agrément, à un meuble, à un bijou, à tout ce que la pensée peut ranger sous cette dénomination.

Par la raison contraire, quand on prend sur ses revenus annuels, quelle qu’en soit la source, pour augmenter son capital utile ou agréable, on augmente ses capitaux, sa fortune, quoiqu’on n’augmente pas ses revenus.

Les capitaux de cette sorte se forment, comme tous les autres sans exception, par l’accumulation d’une partie des produits annuels. Il n’y a pas d’autre manière d’avoir des capitaux, que de les accumuler soi-même, [130] ou de les tenir de quelqu’un qui les a accumulés. Ainsi je renvoie, à ce sujet, au chapitre XI, où j’ai traité de l’accumulation des capitaux.

Un édifice public, un pont, une grande route, sont des revenus épargnés, accumulés, formant un capital dont la rente est un produit immatériel consommé par le public. Si la construction d’un pont ou d’une route, jointe à l’acquisition du fonds de terre sur lequel s’est faite cette construction, a coûté un million, le paiement de l’usage que le public en fait chaque année peut être évalué cinquante mille francs [111].

Il y a des produits immatériels auxquels un fonds de terre a la principale part. Telle est la jouissance qu’on retire d’un parc, d’un jardin d’agrément. Cette jouissance est le fruit d’un service journalier rendu par le jardin d’agrément, et qui se consomme à mesure qu’il est produit.

On voit qu’il ne faut pas confondre un terrain productif d’agrément avec des terres absolument improductives, des terres en friche. Nouvelle analogie qui se trouve entre les fonds de terre et les capitaux, puisqu’on vient de voir que, parmi ceux-ci, il s’en trouve qui sont de même productifs de produits immatériels, et d’autres qui sont absolument inactifs.

Dans les jardins et les parcs d’agrément, il y a toujours quelque dépense faite en embellissement. Dans ce cas, il y a un capital réuni au fonds de terre pour donner un produit immatériel.

Il y a des parcs d’agrément qui produisent en même temps des bois et des pâturages. Ceux-là donnent des produits de l’un et de l’autre genre. Les anciens jardins français ne donnaient aucun produit matériel. Les jardins modernes sont un peu plus profitables ; ils le seraient davantage, si les produits du potager et ceux du verger s’y montraient un peu plus souvent. Sans doute ce serait être trop sévère que de reprocher à un propriétaire aisé les portions de son héritage qu’il consacre au pur agrément. Les doux momens qu’il y passe entouré de sa famille, le salutaire [131] exercice qu’il y prend, la gaîté qu’il y respire, sont des biens aussi, et ce ne sont pas les moins précieux. Qu’il dispose donc son terrain selon sa fantaisie ; qu’on y voie l’empreinte de son goût, et même de son caprice : mais si, jusque dans ses caprices, il y a un but d’utilité ; si, sans recueillir moins de jouissances, il recueille aussi quelques fruits, alors son jardin a bien un autre mérite ; le philosophe et l’homme d’état s’y promèneront avec plus de plaisir.

J’ai vu un petit nombre de jardins riches de cette double production. Le tilleul, le marronnier, le sycomore, les autres arbres d’agrément n’en étaient point exclus, non plus que les fleurs et les gazons ; mais les arbres fruitiers embellis de fleurs au printemps, et de fruits en été, contribuaient à la variété des teintes et à la beauté du lieu. Tout en cherchant l’exposition qui leur était favorable, ils suivaient les sinuosités des clôtures et des allées. Les plates-bandes, les planches garnies de légumes n’étaient pas constamment droites, égales, uniformes, mais se prêtaient aux légères ondulations des plantations et du terrain ; on pouvait se promener dans la plupart des sentiers tracés pour la commodité de la culture. Jusqu’au puits couronné de vigne, où le jardinier venait remplir ses arrosoirs, était un ornement. Tout semblait avoir été mis là pour convaincre que ce qui est joli peut être utile, et que le plaisir peut croître au même lieu que la richesse.

Un pays tout entier peut de même s’enrichir de ce qui fait son ornement. Si l’on plantait des arbres partout où ils peuvent venir sans nuire à d’autres produits [112], non-seulement le pays en serait fort embelli, non-seulement il serait rendu plus salubre [113], non-seulement ces arbres multipliés provoqueraient des pluies fécondantes ; mais le seul produit de leur [132] bois, dans une contrée un peu étendue, s’élèverait à des valeurs considérables.

Les arbres ont cet avantage que leur production est due presque entièrement au travail de la nature, celui de l’homme se bornant à l’acte de la plantation. Mais planter ne suffit pas : il faut n’être pas tourmenté du désir d’abattre. Alors cette tige, maigre et frêle dans l’origine, se nourrit peu à peu des sucs précieux de la terre et de l’atmosphère ; sans que l’agriculture s’en mêle, son tronc s’enfle et se durcit, sa taille s’élève, ses vastes rameaux se balancent dans l’air. L’arbre ne demande à l’homme que d’en être oublié pendant quelques années ; et pour récompense (lors même qu’il ne donne pas de récoltes annuelles), parvenu à l’âge de la force, il livre à la charpente, à la menuiserie, au charronnage, à nos foyers, le trésor de son bois.

De tout temps, la plantation et le respect des arbres ont été fortement recommandés par les meilleurs esprits. L’historien de Cyrus met au nombre des titres de gloire de ce prince, d’avoir planté toute l’Asie-Mineure. En certains pays, quand un cultivateur se voit père d’une fille, il plante un petit bois qui grandit avec l’enfant, et fournit sa dot au moment où elle se marie. Sully, qui avait tant de vues économiques, a planté, dans presque toutes les provinces de France, un très-grand nombre d’arbres : j’en ai vu plusieurs auxquels la vénération publique attachait encore son nom, et ils me rappelaient ce mot d’Addison, qui, chaque fois qu’il voyait une plantation, s’écriait : un homme utile a passé par-là.

Jusqu’ici, nous nous sommes occupés des agens essentiels de la production, des agens sans lesquels l’homme n’aurait d’autres moyens d’exister et de jouir que ceux que lui offre spontanément la nature, et qui sont bien rares et bien peu variés. Après avoir exposé la manière dont ces agens, chacun en ce qui les concerne, et tous réunis, concourent à la production, nous avons repris l’examen de l’action de chacun d’eux en particulier, pour en acquérir une connaissance plus complète. Nous allons examiner maintenant les causes accidentelles et étrangères à la production, qui favorisent ou contrarient l’action des agens productifs.

CHAPITRE XIV. Du droit de propriété.

Le philosophe spéculatif peut s’occuper à chercher les vrais fondemens [133] du droit de propriété ; le jurisconsulte peut établir les règles qui président à la transmission des choses possédées ; la science politique peut montrer quelles sont les plus sûres garanties de ce droit ; quant à l’économie politique, elle ne considère la propriété que comme le plus puissant des encouragemens à la multiplication des richesses. Elle s’occupera peu de ce qui la fonde et la garantit, pourvu qu’elle soit assurée. On sent, en effet, que ce serait en vain que les lois consacreraient la propriété, si le gouvernement ne savait pas faire respecter les lois, s’il était au-dessus de son pouvoir de réprimer le brigandage ; s’il l’exerçait lui-même [114] ; si la complication des dispositions législatives et les subtilités de la chicane rendaient tout le monde incertain dans sa possession. On ne peut dire que la propriété existe que là où elle existe non-seulement de droit, mais de fait. C’est alors seulement que l’industrie obtient sa récompense naturelle et qu’elle tire le plus grand parti possible de ses instrumens : les capitaux et les terres.

Il y a des vérités tellement évidentes, qu’il paraît tout-à-fait superflu d’entreprendre de les prouver. Celle-là est du nombre. Qui ne sait que la certitude de jouir du fruit de ses terres, de ses capitaux, de son labeur, ne soit le plus puissant encouragement qu’on puisse trouver à les faire valoir ? Qui ne sait qu’en général nul ne connaît mieux que le propriétaire le parti qu’on peut tirer de sa chose, et que nul ne met plus de diligence à la conserver ? Mais en même temps combien, dans la pratique, ne s’écarte-t-on pas de ce respect des propriétés qu’on juge si avantageux en théorie ! Sur quels faibles motifs n’en propose-t-on pas souvent la violation ! Et cette violation, qui devrait exciter naturellement quelque indignation, qu’elle est facilement excusée par ceux qui n’en sont pas victimes ! Tant il y a peu de gens qui sentent avec quelque vivacité ce qui ne les blesse pas directement, ou qui, sentant vivement, sachent agir comme ils savent penser !

Il n’y a point de propriété assurée partout où un despote peut s’emparer, sans leur consentement, de la propriété de ses sujets. La propriété n’est guère plus assurée, lorsque le consentement n’est qu’illusoire. Si, [134] en Angleterre, où les impôts ne peuvent être établis que par les représentans de la nation, le ministère disposait de la majorité des votes, soit au moyen de l’influence qu’il exerce sur les élections, soit en raison de la multitude de places dont on lui a imprudemment laissé la distribution, alors l’impôt ne serait réellement pas voté par des représentans de la nation ; ceux qu’on qualifierait ainsi ne seraient, dans le fait, que les représentans du ministère ; et le peuple anglais ferait forcément des sacrifices énormes pour soutenir une politique qui ne lui serait nullement favorable [115].

Je remarquerai qu’on peut violer le droit de propriété, non-seulement en s’emparant des produits qu’un homme doit à ses terres, à ses capitaux, ou à son industrie, mais encore en le gênant dans le libre emploi de ces mêmes moyens de production ; car le droit de propriété, ainsi que le définissent les jurisconsultes, est le droit d’user, et même d’abuser. Ainsi, c’est violer la propriété territoriale que de prescrire à un propriétaire ce qu’il doit semer ou planter, que de lui interdire telle culture ou tel mode de culture.

C’est violer la propriété du capitaliste que de lui interdire tel ou tel emploi de capitaux, comme lorsqu’on ne lui permet pas de faire des magasins de blé, ou lorsqu’on l’oblige de porter son argenterie à la monnaie, ou bien qu’on l’empêche de bâtir sur son terrain, ou lorsqu’on lui prescrit la manière de bâtir.

On viole encore la propriété du capitaliste, lorsque, après qu’il a des fonds engagés dans une industrie quelconque, on prohibe ce genre d’industrie, ou qu’on le surcharge de droits tellement onéreux, qu’ils équivalent à une prohibition. C’est ce qui est arrivé sous le gouvernement de Bonaparte relativement au sucre de canne, dont la consommation fut réduite des quatre cinquièmes. Le même gouvernement s’empara de la fabrication exclusive du tabac, au grand détriment de la culture et des manufactures qui s’occupaient de ce produit [116].

[135]

C’est violer la propriété industrielle d’un homme que de lui interdire l’usage de ses talens et de ses facultés, si ce n’est dans le cas où ils attentent aux droits d’un autre homme [117].

C’est encore violer la propriété industrielle que de mettre un homme en réquisition pour certains travaux, lorsqu’il a jugé à propos de se consacrer à d’autres travaux ; comme lorsqu’on force un homme qui a étudié les arts ou le commerce, à suivre le métier de la guerre, ou simplement à faire un service militaire accidentel.

Je sais fort bien que le maintien de l’ordre social, qui garantit la propriété, passe avant la propriété même ; mais il ne faut pas que la conservation de l’ordre puisse servir de prétexte aux vexations du pouvoir, ni que la subordination donne naissance au privilège. L’industrie a besoin de garanties contre ces abus, et jamais on ne lui voit prendre un véritable développement dans les lieux où commande une autorité sans contrepoids.

[136]

Les contributions publiques, même lorsqu’elles sont consenties par la nation, sont une violation des propriétés, puisqu’on ne peut lever des valeurs qu’en les prenant sur celles qu’ont produites les terres, les capitaux et l’industrie des particuliers ; aussi toutes les fois qu’elles excèdent la somme indispensable pour la conservation de la société, il est permis de les considérer comme une spoliation. Il y a quelques autres cas excessivement rares, où l’on peut, avec quelque avantage, intervenir entre le particulier et sa propriété.

C’est ainsi que, dans les pays où l’on reconnaît ce malheureux droit de l’homme sur l’homme, droit qui blesse tous les autres, on pose cependant certaines bornes au pouvoir du maître sur l’esclave ; c’est encore ainsi que la crainte de provoquer le dessèchement des cours d’eau, ou la nécessité de procurer à la société des bois de marine ou de charpente dont on ne saurait se passer, fait tolérer des réglemens relatifs à la coupe des forêts particulières [118] ; et que la crainte de perdre les minéraux qu’enferme le sol, impose quelquefois au gouvernement l’obligation de se mêler de l’exploitation des mines. On sent en effet que, si la manière d’exploiter restait entièrement libre, un défaut d’intelligence, une avidité trop impatiente, ou des capitaux insuffisans, pourraient conseiller à un propriétaire des fouilles superficielles qui épuiseraient les portions les plus apparentes et souvent les moins fécondes d’une veine, et feraient perdre la trace des plus riches filons. Quelquefois une veine minérale passe au-dessous du sol de plusieurs propriétaires, mais l’accès n’en est praticable que par une seule propriété ; il faut bien, dans ce cas, vaincre la volonté d’un propriétaire récalcitrant, et déterminer le mode d’exploitation [119] ; encore [137] n’oserais-je pas répondre qu’il ne fût préférable de respecter son travers, et que la société ne gagnât davantage à maintenir inviolablement les droits d’un propriétaire, qu’à jouir de quelques mines de plus.

Enfin, la sûreté publique exige quelquefois impérieusement le sacrifice de la propriété particulière, et l’indemnité qu’on donne en pareil cas n’empêche pas qu’il n’y ait violation de propriété : car le droit de propriété embrasse la libre disposition du bien ; et le sacrifice du bien, moyennant une indemnité, est une disposition forcée.

Lorsque l’autorité publique n’est pas spoliatrice elle-même, elle procure aux nations le plus grand des bienfaits, celui de les garantir des spoliateurs [120]. Sans cette protection, qui prête le secours de tous aux besoins d’un seul, il est impossible de concevoir aucun développement important des facultés productives de l’homme, des terres et des capitaux ; il est impossible de concevoir l’existence des capitaux eux-mêmes, puisqu’ils ne sont que des valeurs accumulées et travaillant sous la sauvegarde de l’autorité publique. C’est pour cette raison que jamais aucune nation n’est parvenue à quelque degré d’opulence sans avoir été soumise à un gouvernement régulier ; c’est à la sûreté que procure l’organisation politique que les peuples policés doivent, non-seulement les productions innombrables et variées qui satisfont à leurs besoins, mais encore les beaux-arts, les loisirs, fruits de quelques accumulations, et sans lesquels ils ne pourraient pas cultiver les dons de l’esprit, ni par conséquent s’élever à toute la dignité que comporte la nature de l’homme.

Le pauvre lui-même, celui qui ne possède rien, n’est pas moins intéressé que le riche au respect des droits de la propriété. Il ne peut tirer parti de ses facultés qu’à l’aide des accumulations qui ont été faites et protégées ; tout ce qui s’oppose à ces accumulations, ou les dissipe, nuit essentiellement à ses moyens de gagner ; et la misère, le dépérissement des classes indigentes, suit toujours le pillage et la ruine des classes riches. C’est par un sentiment confus de cette utilité du droit de propriété, autant qu’à cause de l’intérêt privé des riches, que, chez toutes les nations civilisées, l’atteinte portée aux propriétés est poursuivie et punie comme un crime. L’étude de l’économie politique est très-propre à justifier et à fortifier cette législation, et elle explique pourquoi les heureux [138] effets du droit de propriété sont d’autant plus frappans, qu’il est mieux garanti par la constitution politique.

CHAPITRE XV. Des débouchés.

Les entrepreneurs des diverses branches d’industrie ont coutume de dire que la difficulté n’est pas de produire, mais de vendre ; qu’on produirait toujours assez de marchandises, si l’on pouvait facilement en trouver le débit. Lorsque le placement de leurs produits est lent, pénible, peu avantageux, ils disent que l’argent est rare ; l’objet de leurs désirs est une consommation active qui multiplie les ventes et soutienne les prix. Mais si on leur demande quelles circonstances, quelles causes sont favorables au placement de leurs produits, on s’aperçoit que le plus grand nombre n’a que des idées confuses sur ces matières, observe mal les faits et les explique plus mal encore, tient pour constant ce qui est douteux, souhaite ce qui est directement contraire à ses intérêts, et cherche à obtenir de l’autorité une protection féconde en mauvais résultats.

Pour nous former des idées plus sûres, et d’une haute application, relativement à ce qui ouvre des débouchés aux produits de l’industrie, poursuivons l’analyse des faits les plus connus, les plus constans ; rapprochons-les de ce que nous avons déjà appris par la même voie ; et peut-être découvrirons-nous des vérités neuves, importantes, propres à éclairer les désirs des hommes industrieux, et de nature à assurer la marche des gouvernemens jaloux de les protéger.

L’homme dont l’industrie s’applique à donner de la valeur aux choses en leur créant un usage quelconque, ne peut espérer que cette valeur sera appréciée et payée, que là ou d’autres hommes auront les moyens d’en faire l’acquisition. Ces moyens, en quoi consistent-ils ? En d’autres valeurs, d’autres produits, fruits de leur industrie, de leurs capitaux, de leurs terres : d’où il résulte, quoiqu’au premier aperçu cela semble un paradoxe, que c’est la production qui ouvre des débouchés aux produits.

Que si un marchand d’étoffes s’avisait de dire : ce ne sont pas d’autres produits que je demande en échange des miens, c’est de l’argent, on lui prouverait aisément que son acheteur n’est mis en état de le payer en argent que par des marchandises qu’il vend de son côté. « Tel fermier, peut-on lui répondre, achètera vos étoffes si ses récoltes sont bonnes ; [139] il achètera d’autant plus qu’il aura produit davantage. Il ne pourra rien acheter, s’il ne produit rien.

« Vous-mêmes, vous n’êtes mis à même de lui acheter son froment et ses laines, qu’autant que vous produisez des étoffes. Vous prétendez que c’est de l’argent qu’il vous faut : je vous dis, moi, que ce sont d’autres produits. En effet, pourquoi désirez-vous cet argent ? N’est-ce pas dans le but d’acheter des matières premières pour votre industrie, ou des comestibles pour votre bouche [121] ? Vous voyez bien que ce sont des produits qu’il vous faut, et non de l’argent. La monnaie d’argent qui aura servi dans la vente de vos produits, et dans l’achat que vous aurez fait des produits d’un autre, ira, un moment après, servir au même usage entre deux autres contractans ; elle servira ensuite à d’autres ; et à d’autres encore, sans fin : de même qu’une voiture qui, après avoir transporté le produit que vous aurez vendu, en transportera un autre, puis un autre. Lorsque vous ne vendez pas facilement vos produits, dites-vous que c’est parce que les acquéreurs manquent de voitures pour les emporter ? Eh bien ! L’argent n’est que la voiture de la valeur des produits. Tout son usage a été de voiturer chez vous la valeur des produits que l’acheteur avait vendus pour acheter les vôtres ; de même, il transportera chez celui auquel vous ferez un achat, la valeur des produits que vous aurez vendus à d’autres.

« C’est donc avec la valeur de vos produits, transformée momentanément en une somme d’argent, que vous achetez, que tout le monde achète les choses dont chacun à besoin. Autrement comment ferait-on pour acheter maintenant en France, dans une année, six ou huit fois plus de choses qu’on n’en achetait sous le règne misérable de Charles VI ? Il est évident que c’est parce qu’on y produit six ou huit fois plus de choses, et qu’on achète ces choses les unes avec les autres. »

Lors donc qu’on dit : La vente ne va pas, parce que l’argent est rare, on prend le moyen pour la cause ; on commet une erreur qui provient de ce que presque tous les produits se résolvent en argent avant de s’échanger contre d’autres marchandises, et de ce qu’une marchandise qui se [140] montre si souvent, paraît au vulgaire être la marchandise par excellence, le terme de toutes les transactions dont elle n’est que l’intermédiaire. On ne devrait pas dire : la vente ne va pas, parce que l’argent est rare, mais parce que les autres produits le sont. Il y a toujours assez d’argent pour servir à la circulation et à l’échange réciproque des autres valeurs, lorsque ces valeurs existent réellement. Quand l’argent vient à manquer à la masse des affaires, on y supplée aisément, et la nécessité d’y suppléer est l’indication d’une circonstance bien favorable : elle est une preuve qu’il y a une grande quantité de valeurs produites, avec lesquelles on désire se procurer une grande quantité d’autres valeurs. La marchandise intermédiaire, qui facilite tous les échanges (la monnaie), se remplace aisément dans ce cas-là par des moyens connus des négocians [122], et bientôt la monnaie afflue, par la raison que la monnaie est une marchandise, et que toute espèce de marchandise se rend aux lieux où l’on en a besoin. C’est un bon signe quand l’argent manque aux transactions, de même que c’est un bon signe quand les magasins manquent aux marchandises.

Lorsqu’une marchandise surabondante ne trouve point d’acheteurs, c’est si peu le défaut d’argent qui en arrête la vente, que les vendeurs de cette marchandise s’estimeraient heureux d’en recevoir la valeur en ces denrées qui servent à leur consommation, évaluées au cours du jour ; ils ne chercheraient point de numéraire, et n’en auraient nul besoin, puisqu’ils ne le souhaitaient que pour le transformer en denrées de leur consommation [123].

Le producteur qui croirait que ses consommateurs se composent, outre ceux qui produisent de leur côté, de beaucoup d’autres classes qui ne produisent pas matériellement, comme des fonctionnaires publics, des médecins, des gens de loi, des prêtres, etc., et qui de là tirerait cette induction, qu’il y a des débouchés autres que ceux que présentent les personnes qui produisent elles-mêmes ; le producteur, dis-je, qui raisonnerait [141] ainsi, prouverait qu’il s’attache aux apparences, et ne pénètre pas le fond des choses. En effet, un prêtre va chez un marchand pour y acheter une étole ou un surplis. La valeur qu’il y porte est sous la forme d’une somme d’argent : de qui la tient-il ? D’un percepteur qui l’avait levée sur un contribuable. De qui le contribuable la tenait-il ? Elle avait été produite par lui. C’est cette valeur produite, échangée d’abord contre des écus, puis donnée à un prêtre, qui a permis à celui-ci d’aller faire son achat. Le prêtre a été substitué au producteur ; et le producteur, sans cela, aurait pu acheter pour lui-même, avec la valeur de son produit, non pas une étole ou un surplis, mais tout autre produit plus utile. La consommation qui a été faite du produit appelé surplis, a eu lieu aux dépens d’une autre consommation. De toute manière, l’achat d’un produit ne peut être fait qu’avec la valeur d’un autre [124].

La première conséquence qu’on peut tirer de cette importante vérité, c’est que, dans tout état, plus les producteurs sont nombreux et les productions multipliées, et plus les débouchés sont faciles, variés et vastes.

Dans les lieux qui produisent beaucoup, se crée la substance avec laquelle seule on achète : je veux dire la valeur. L’argent ne remplit qu’un office passager dans ce double échange ; et, les échanges terminés, il se trouve toujours qu’on a payé des produits avec des produits.

Il est bon de remarquer qu’un produit terminé offre, dès cet instant, un débouché à d’autres produits pour tout le montant de sa valeur. En effet, lorsque le dernier producteur a terminé un produit, son plus grand [142] désir est de le vendre, pour que la valeur de ce produit ne chôme pas entre ses mains. Mais il n’est pas moins empressé de se défaire de l’argent que lui procure sa vente, pour que la valeur de l’argent ne chôme pas non plus. Or, on ne peut se défaire de son argent qu’en demandant à acheter un produit quelconque. On voit donc que le fait seul de la formation d’un produit ouvre, dès l’instant même, un débouché à d’autres produits.

C’est pour cela qu’une bonne récolte n’est pas seulement favorable aux cultivateurs, et qu’elle l’est en même temps aux marchands de tous les autres produits. On achète davantage toutes les fois qu’on recueille davantage. Une mauvaise récolte, au contraire, nuit à toutes les ventes. Il en est de même des récoltes faites par les arts et le commerce. Une branche de commerce qui prospère fournit de quoi acheter, et procure conséquemment des ventes à tous les autres commerces ; et d’un autre côté, quand une partie des manufactures ou des genres de commerce devient languissante, la plupart des autres en souffrent.

Cela étant ainsi, d’où vient, demandera-t-on, cette quantité de marchandises qui, à certaines époques, encombrent la circulation, sans pouvoir trouver d’acheteurs ? Pourquoi ces marchandises ne s’achètent-elles pas les unes les autres ? Je répondrai que des marchandises qui ne se vendent pas, ou qui se vendent à perte, excèdent la somme des besoins qu’on a de ces marchandises, soit parce qu’on en a produit des quantités trop considérables, soit plutôt parce que d’autres productions ont souffert. Certains produits surabondent, parce que d’autres sont venus à manquer.

En termes plus vulgaires, beaucoup de gens ont moins acheté, parce qu’ils ont moins gagné [125] ; et ils ont moins gagné, parce qu’ils ont trouvé des difficultés dans l’emploi de leurs moyens de production, ou bien parce que ces moyens leur ont manqué.

Aussi l’on peut remarquer que les temps où certaines denrées ne se vendent pas bien, sont précisément ceux où d’autres denrées montent à des prix excessifs [126] ; et comme ces prix élevés seraient des motifs pour [143] en favoriser la production, il faut que des causes majeures ou des moyens violens, comme des désastres naturels ou politiques, l’avidité ou l’impéritie des gouvernemens, maintiennent forcément d’un côté cette pénurie, qui cause un engorgement de l’autre. Cette cause de maladie politique vient-elle à cesser, les moyens de production se portent vers les routes où la production est demeurée en arrière ; en avançant dans ces voies-là, elle favorise l’avancement de la production dans toutes les autres. Un genre de production devancerait rarement les autres, et ses produits seraient rarement avilis, si tous étaient toujours laissés à leur entière liberté [127].

[144]

Une seconde conséquence du même principe, c’est que chacun est intéressé à la prospérité de tous, et que la prospérité d’un genre d’industrie est favorable à la prospérité de tous les autres. En effet, quels que soient l’industrie qu’on cultive, le talent qu’on exerce, on en trouve d’autant mieux l’emploi, et l’on en tire un profit d’autant meilleur, qu’on est plus entouré de gens qui gagnent eux-mêmes. Un homme à talent, que vous voyez tristement végéter dans un pays qui décline, trouverait mille emplois de ses facultés dans un pays productif, où l’on pourrait employer et payer sa capacité. Un marchand, placé dans une ville industrieuse et riche, vend pour des sommes bien plus considérables que celui qui habite un canton pauvre où dominent l’insouciance et la paresse. Que feraient un actif manufacturier, un habile négociant dans une ville mal peuplée et mal civilisée de certaines portions de l’Espagne ou de la Pologne ? Quoiqu’il n’y rencontrât aucun concurrent, il y vendrait peu, parce qu’on y produit peu ; tandis qu’à Paris, à Amsterdam, à Londres, malgré la concurrence de cent marchands comme lui, il pourra faire d’immenses affaires. La raison en est simple : il est entouré de gens qui produisent beaucoup dans une multitude de genres, et qui font des achats avec ce qu’ils ont produit, c’est-à-dire, avec l’argent provenant de la vente de ce qu’ils ont produit.

Telle est la source des profits que les gens des villes font sur les gens des campagnes, et que ceux-ci font sur les premiers : les uns et les autres ont d’autant plus de quoi acheter qu’ils produisent davantage. Une ville entourée de riches campagnes, y trouve de nombreux et riches acheteurs, et dans le voisinage d’une ville opulente, les produits de la campagne ont bien plus de valeur. C’est par une distinction futile qu’on classe les nations en nations agricoles, manufacturières et commerçantes. Si une nation réussit dans l’agriculture, c’est une raison pour que ses manufactures et son commerce prospèrent ; si ses manufactures et son commerce sont florissans, son agriculture s’en trouvera mieux [128].

[145]

Une nation, par rapport à la nation voisine, est dans le même cas qu’une province par rapport à une autre province, qu’une ville par rapport aux campagnes : elle est intéressée à la voir prospérer, et assurée de profiter de son opulence. C’est donc avec raison que les États-Unis ont toujours cherché à donner de l’industrie aux tribus sauvages dont ils sont entourés : ils ont voulu qu’elles eussent quelque chose à donner en échange, car on ne gagne rien avec des peuples qui n’ont rien à vous donner. Il est précieux pour l’humanité qu’une nation, entre les autres, se conduise, en chaque circonstance, d’après des principes libéraux. Il sera démontré, par les brillans résultats qu’elle en obtiendra, que les vains systèmes, les funestes théories, sont les maximes exclusives et jalouses des vieux états de l’Europe qu’ils décorent effrontément du nom de vérités pratiques, parce qu’ils les mettent malheureusement en pratique. L’union américaine aura la gloire de prouver, par l’expérience, que la plus haute politique est d’accord avec la modération et avec l’humanité [129].

Une troisième conséquence de ce principe fécond, c’est que [146] l’importation des produits étrangers est favorable à la vente des produits indigènes ; car nous ne pouvons acheter les marchandises étrangères qu’avec des produits de notre industrie, de nos terres et de nos capitaux, auxquels ce commerce par conséquent procure un débouché. — C’est en argent, dira-t-on, que nous payons les marchandises étrangères. — Quand cela serait, notre sol ne produisant point d’argent, il faut acheter cet argent avec des produits de notre industrie ; ainsi donc, soit que les achats qu’on fait à l’étranger soient acquittés en marchandises ou en argent, ils procurent à l’industrie nationale des débouchés pareils.

Par une quatrième conséquence du même principe, la consommation pure et simple, celle qui n’a d’autre objet que de provoquer de nouveaux produits, ne contribue point à la richesse du pays. Elle détruit d’un côté ce qu’elle fait produire d’un autre côté. Pour que la consommation soit favorable, il faut qu’elle remplisse son objet essentiel, qui est de satisfaire à des besoins. Lorsque Napoléon exigeait qu’on parût à sa cour avec des habits brodés, il causait à ses courtisans une perte égale, tout au moins, aux gains qu’il procurait à ses brodeurs. C’était pis encore lorsqu’il autorisait par des licences un commerce clandestin avec l’Angleterre, à la charge d’exporter en marchandises françaises une valeur égale à celle qu’on voulait importer. Les négocians qui fesaient usage de ces licences, chargeaient sur leurs navires des marchandises qui, ne pouvant être admises de l’autre côté du détroit, étaient jetées à la mer en sortant du port. Le gouvernement, tout-à-fait ignorant en économie politique, s’applaudissait de cette manœuvre comme étant favorable à nos manufactures. Mais quel en était l’effet réel ? Le négociant, obligé de perdre la valeur entière des marchandises françaises qu’il exportait, vendait en conséquence le sucre et le café qu’il rapportait d’Angleterre, le consommateur français payait le montant des produits dont il n’avait pas joui. C’était comme si, pour encourager les fabriques, on avait acheté, aux dépens des contribuables, les produits manufacturés pour les jeter à la mer [130].

Pour encourager l’industrie, il ne suffit pas de la consommation pure et [147] simple ; il faut favoriser le développement des goûts et des besoins qui font naître parmi les populations l’envie de consommer ; de même que, pour favoriser la vente, il faut aider les consommateurs à faire des gains qui les mettent en état d’acheter. Ce sont les besoins généraux et constans d’une nation qui l’excitent à produire, afin de se mettre en pouvoir d’acheter, et qui par là donnent lieu à des consommations constamment renouvelées et favorables au bien-être des familles [131].

Après avoir compris que la demande des produits en général est d’autant plus vive que la production est plus active, vérité constante malgré sa tournure paradoxale, on doit peu se mettre en peine de savoir vers quelle branche d’industrie il est à désirer que la production se dirige. Les produits créés font naître des demandes diverses, déterminées par les mœurs, les besoins, l’état des capitaux, de l’industrie, des agens naturels du pays ; les marchandises les plus demandées sont celles qui présentent, par la concurrence des demandeurs, de plus forts intérêts pour les capitaux qui y sont consacrés, de plus gros profits pour les entrepreneurs, de meilleurs salaires pour les ouvriers ; et ce sont celles-là qui sont produites de préférence.

On voudra savoir peut-être quel serait le terme d’une production croissante et où des produits, chaque jour plus considérables, s’échangeraient constamment les uns contre les autres ; car enfin ce n’est que dans les quantités abstraites qu’il y a des progressions infinies, et dans la pratique la nature des choses met des bornes à tous les excès. Or, c’est l’économie politique pratique que nous étudions ici.

L’expérience ne nous a jamais offert encore l’exemple d’une nation complètement pourvue de tous les produits qu’elle est en état de créer et de consommer ; mais nous pouvons étendre par la pensée à tous les [148] produits successivement, ce que nous avons observé sur quelques-uns. Au-delà d’un certain point, les difficultés qui accompagnent la production, et qui sont en général surmontées par les services productifs, s’accroissent dans une proportion plus rapide, et ne tardent pas à surpasser la satisfaction qui peut résulter de l’usage qu’on fait du produit. Alors on peut bien créer une chose utile, mais son utilité ne vaut pas ce qu’elle coûte, et elle ne remplit pas la condition essentielle d’un produit, qui est d’égaler tout au moins en valeur ses frais de production. Quand on a obtenu d’un territoire toutes les denrées alimentaires qu’on en peut obtenir, si l’on fait venir de plus loin de nouvelles denrées alimentaires, leur production peut se trouver tellement dispendieuse que la chose procurée ne vaille pas ce qu’elle coûte. Si le travail de trente journées d’hommes ne pouvait les nourrir que pendant vingt jours, il ne serait pas possible de se livrer à une semblable production ; elle ne favoriserait pas le développement de nouveaux individus, qui par conséquent ne formeraient pas la demande de nouveaux vêtemens, de nouvelles habitations, etc.

À la vérité, le nombre des consommateurs étant borné par les denrées alimentaires, leurs autres besoins peuvent se multiplier indéfiniment, et les produits capables de les satisfaire peuvent se multiplier de même et s’échanger entre eux. Ils peuvent se multiplier également pour former des accumulations et des capitaux. Toutefois, les besoins devenant de moins en moins pressans, on conçoit que les consommateurs feraient graduellement moins de sacrifices pour les satisfaire ; c’est-à-dire qu’il serait de plus en plus difficile de trouver dans le prix des produits une juste indemnité de leurs frais de production. Toujours est-il vrai que les produits se vendent d’autant mieux que les nations ont plus de besoins, et qu’elles peuvent offrir plus d’objets en échange ; c’est-à-dire qu’elles sont plus généralement civilisées.

CHAPITRE XVI. Quels avantages résultent de l’activité de circulation [132] de l’argent et des marchandises.

On entend souvent vanter les avantages d’une active circulation, [149] c’est-à-dire de ventes rapides et multipliées. Il s’agit de les apprécier à leur juste valeur.

Les valeurs employées dans le cours de la production ne peuvent se réaliser en argent, et servir à une production nouvelle, que lorsqu’elles sont parvenues à l’état de produit complet, et vendues au consommateur. Plus tôt un produit est terminé et vendu, plus tôt aussi cette portion de capital peut être appliquée à un nouvel usage productif. Ce capital, occupé moins long-temps, coûte moins d’intérêts, il y a économie sur les frais de production ; dès-lors il est avantageux que les transactions qui ont lieu dans le cours de la production, se fassent activement.

Suivons, dans l’exemple d’une pièce de toile peinte, les effets de cette activité de circulation.

Un négociant fait un envoi de marchandises d’Europe au Brésil et en fait venir des cotons. Il lui convient que ses agens en Amérique fassent promptement ses ventes, ses achats et ses expéditions. Son coton arrivé, il doit désirer de le vendre promptement à un négociant français, afin de rentrer plus tôt dans ses avances, et de pouvoir recommencer une opération nouvelle et également lucrative. Et si le négociant français ne garde pas long-temps dans son magasin ce même coton ; s’il le vend promptement au fileur ; si le fileur, après l’avoir réduit en fil, le vend promptement au tisseur ; si celui-ci vend promptement sa toile à l’indienneur ; si ce dernier la vend sans beaucoup de retard au marchand détailleur, et le détailleur au consommateur, cette circulation active aura occupé moins long-temps la portion de capital employée par ces différens producteurs ; il y aura eu moins d’intérêts perdus, par conséquent moins de frais, et le capital, plus promptement rendu à de nouvelles fonctions, aura pu concourir à quelque nouveau produit.

Toutes ces différentes ventes, tous ces achats, et bien d’autres que je supprime pour abréger [133], ont été nécessaires pour que le coton du Brésil [150] fût porté en robes de toile peinte ; ce sont autant de façons productives données à ce produit ; et plus ces façons auront été rapides, plus cette production se sera faite avec avantage ; mais si, dans une même ville, on achetait et vendait plusieurs fois, une année durant, la même marchandise, sans lui donner une nouvelle façon, cette circulation serait funeste au lieu d’être avantageuse, et augmenterait les frais au lieu de les épargner. On ne peut acheter et revendre sans y employer un capital ; et l’on ne peut employer un capital sans qu’il en coûte un intérêt, indépendamment du déchet que peut subir la marchandise.

C’est ainsi que l’agiotage sur les marchandises cause nécessairement une perte, soit à l’agioteur, si l’agiotage ne fait pas renchérir la denrée, soit au consommateur, s’il la fait renchérir [134].

La circulation est aussi active qu’elle peut l’être utilement, quand une marchandise, du moment qu’elle est en état de subir une nouvelle façon, passe aux mains d’un nouvel agent de production, et que, du moment qu’elle a subi toutes ses façons, elle passe aux mains de celui qui doit la consommer. Toute agitation, tout mouvement qui ne marche pas vers ce but, loin d’être un accroissement d’activité dans la circulation, est un retard dans la marche du produit, un obstacle à la circulation, une circonstance à éviter.

Quant à la rapidité qu’une industrie plus parfaite peut introduire dans la confection des produits, c’est une augmentation de rapidité, non dans la circulation, mais dans les opérations productives. L’avantage qui en résulte est, au reste, du même genre : c’est un emploi moins prolongé des capitaux.

Je n’ai fait nulle différence entre la circulation des marchandises et celle de la monnaie, parce qu’en effet il n’y en a aucune. Quand une somme d’argent séjourne dans les coffres d’un négociant, c’est une portion de son capital qui reste oisive, de même que la portion de son capital qui est dans son magasin sous la forme de marchandses en état d’être vendues.

[151]

Le meilleur des encouragemens pour la circulation utile, est le désir que chacun a, surtout les producteurs, de ne perdre que le moins possible l’intérêt des fonds engagés dans l’exercice de leur industrie. La circulation est pénible là où une industrie imparfaite ne sait créer que des produits de peu d’usage ou trop chers, là où des impôts lourds et nombreux renchérissent les produits et obligent la plupart des consommateurs à s’en passer. Elle se ralentit bien plutôt par les contrariétés qu’elle éprouve, que par le défaut d’encouragement qu’elle reçoit. Ce sont les guerres, les embargos, les droits pénibles à acquitter, le danger ou la difficulté des communications qui l’entravent. Elle est lente encore dans les momens de crainte et d’incertitude, quand l’ordre public est menacé, et que toute espèce d’entreprise est hasardeuse. Elle est lente quand on se croit exposé aux contributions arbitraires, et que chacun s’efforce de cacher ses facultés. Elle est lente dans un temps d’agiotage, où les variations subites occasionnées par le jeu sur les marchandises, font espérer à quelques personnes un bénéfice fondé sur une simple variation dans les prix ; alors la marchandise attend à l’affût d’une hausse, l’argent à l’affût d’une baisse : des deux parts ; capitaux oisifs, inutiles à la production.

À de telles époques, il n’existe guère de circulation que celle des produits qui risqueraient de se détériorer dans l’attente, comme les fruits, les légumes, les grains, et tout ce qui se gâte à être gardé. On aime mieux alors passer par-dessus les inconvéniens attachés à la vente, que risquer de perdre une portion considérable, et quelquefois la totalité des denrées qu’on possède. Et quand c’est la monnaie qui se détériore, on cherche à l’échanger, à s’en défaire par toutes sortes de moyens. C’est en partie ce motif qui fut cause de la prodigieuse circulation qui eut lieu pendant que le discrédit des assignats allait en croissant. Tout le monde était ingénieux à trouver un emploi pour un papier-monnaie dont la valeur s’évaporait d’heure en heure : on ne le recevait que pour le placer ; il semblait qu’il brûlât quiconque le touchait. Dans ce temps-là des personnes qui n’avaient jamais fait le commerce, s’en mêlèrent ; on fonda des manufactures, on bâtit, on répara des maisons, on meubla ses appartemens ; on n’avait regret à aucune dépense, même pour ses plaisirs, jusqu’à ce qu’enfin on eut achevé de consommer, ou de placer, ou de perdre tout ce qu’on avait de valeurs sous forme d’assignats.

[152]

CHAPITRE XVII. Des effets des réglemens de l’administration qui ont pour objet d’influer sur la production.

Il n’est, à vrai dire, aucun acte du gouvernement qui n’exerce quelque influence sur la production ; je me contenterai, dans ce chapitre, de parler de ceux qui ont pour objet spécial d’y influer, me réservant de développer les effets du système monétaire, des emprunts, des impôts, quand je traiterai de ces matières pour elles-mêmes.

L’objet des gouvernemens, en cherchant à influer sur la production, est, ou de déterminer la production de certains produits qu’ils croient plus dignes d’être favorisés que d’autres, ou bien de prescrire des manières de produire qu’ils jugent préférables à d’autres manières. Les résultats de cette double prétention, relativement à la richesse nationale, seront examinés dans les deux premiers paragraphes de ce chapitre. Dans les deux paragraphes suivans, j’appliquerai les mêmes principes à deux cas particuliers, les compagnies privilégiées, et le commerce des grains, à cause de leur grande importance, et afin de fournir de nouvelles preuves et de nouveaux développemens aux principes. Chemin fesant, nous verrons quelles sont les circonstances où des raisons suffisantes semblent commander quelques déviations dans la marche que prescrivent les principes généraux. En administration, les grands maux ne viennent pas des exceptions qu’on croit devoir faire aux règles ; ils viennent des fausses notions qu’on se forme de la nature des choses, et des fausses règles qu’on s’impose en conséquence. Alors on fait le mal en grand, on agit systématiquement de travers ; car il est bon de savoir que nul n’a plus de systèmes que les gens qui se vantent de n’en point avoir [135].

[153]

§ I.—— Effets des réglemens qui déterminent la nature des produits.

La nature des besoins de la société détermine à chaque époque, et selon les circonstances, une demande plus ou moins vive de tels ou tels produits. Il en résulte que, dans ces genres de production, les services productifs sont un peu mieux payés que dans les autres branches de la production, c’est-à-dire que les profits qu’on y fait sur l’emploi de la terre, des capitaux et du travail, y sont un peu meilleurs. Ces profits attirent de ce côté des producteurs, et c’est ainsi que la nature des produits se conforme toujours naturellement aux besoins de la société. On a déjà vu (chapitre XV) que ces besoins sont d’autant plus étendus que la production est plus grande, et que la société en général achète d’autant plus qu’elle a plus de quoi acheter.

Lorsqu’au travers de cette marche naturelle des choses, l’autorité se montre et dit : Le produit qu’on veut créer, celui qui donne les meilleurs profits, et par conséquent celui qui est le plus recherché, n’est pas celui qui convient ; il faut qu’on s’occupe de tel autre, elle dirige évidemment une partie des moyens de production vers un genre dont le besoin se fait moins sentir, aux dépens d’un autre dont le besoin se fait sentir davantage.

Un arrêt du conseil du roi, rendu en 1737, obligeait les propriétaires qui voulaient planter un terrain en vignes, d’en obtenir la permission de l’intendant de la province, comme si le propriétaire ne savait pas mieux que l’intendant, le genre de culture où son terrain lui rapporterait le plus ; et comme si le produit qui devait rapporter le plus, n’était pas celui dont le besoin se fesait le plus sentir.

En 1794, il y eut en France des personnes persécutées, et même conduites à l’échafaud, pour avoir transformé des terres labourées en prairies artificielles. Cependant, du moment que ces personnes trouvaient plus d’avantages à élever des bestiaux qu’à cultiver des grains, on peut être certain que les besoins de la société réclamaient plus de bestiaux que de grains, et qu’elles pouvaient produire une plus grande valeur dans la première de ces denrées que dans la seconde.

L’administration disait que la valeur produite importait moins que la nature des produits, et qu’elle préférait qu’un arpent de terre produisît [154] pour vingt francs de blé plutôt que pour trente francs de fourrage. Elle calculait mal ; car si le terrain produisait un hectolitre de blé valant vingt francs, ce même arpent cultivé en prairie, et donnant un produit de trente francs, aurait procuré un hectolitre et demi de blé au lieu d’un hectolitre. Que si le blé était assez rare et assez cher pour que l’hectolitre valût plus que le fourrage, l’ordonnance était superflue : l’intérêt du producteur suffisait pour lui faire cultiver du blé [136].

Il ne reste donc plus qu’à savoir qui, de l’administration ou du cultivateur, sait le mieux quel genre de culture rapportera davantage ; et il est permis de supposer que le cultivateur qui vit sur le terrain, l’étudie, l’interroge, qui plus que personne est intéressé à en tirer le meilleur parti, en sait à cet égard plus que l’administration.

Si on insiste, et si l’on dit que le cultivateur ne connaît que le prix-courant du marché, et ne saurait prévoir, comme l’administration, les besoins futurs du peuple, on peut répondre que l’un des talens des producteurs, talent que leur intérêt les oblige de cultiver avec soin, est non-seulement de connaître, mais de prévoir les besoins [137].

Lorsqu’à une autre époque, on a forcé les particuliers à planter des betteraves ou du pastel dans des terrains qui produisaient du blé, on a causé un mal du même genre ; et je ferai remarquer, en passant, que c’est un bien mauvais calcul que de vouloir obliger la zone tempérée à fournir des produits de la zone torride. Nos terres produisent péniblement, en petite quantité et en qualités médiocres, des matières sucrées et colorantes qu’un autre climat donne avec profusion [138] ; mais elles produisent, [155] au contraire, avec facilité, des fruits, des céréales, que leur poids et leur volume ne permettent pas de tirer de bien loin. Lorsque nous condamnons nos terres à nous donner ce qu’elles produisent avec désavantage, aux dépens de ce qu’elles produisent plus volontiers ; lorsque nous achetons par conséquent fort cher ce que nous paierions à fort bon marché si nous le tirions des lieux où il est produit avec avantage, nous devenons nous-mêmes victimes de notre propre folie. Le comble de l’habileté est de tirer le parti le plus avantageux des forces de la nature, et le comble de la démence est de lutter contre elles ; car c’est employer nos peines à détruire une partie des forces que la nature voudrait nous prêter.

On dit encore qu’il vaut mieux payer plus cher un produit, lorsque son prix ne sort pas du pays, que de le payer moins cher lorsqu’il faut l’acheter au dehors. Mais qu’on se reporte aux procédés de la production que nous avons analysés : on y verra que les produits ne s’obtiennent que par le sacrifice, la consommation d’une certaine quantité de matières et de services productifs, dont la valeur est, par ce fait, aussi complètement perdue pour le pays que si elle était envoyée au dehors [139].

Je ne présume pas qu’un gouvernement quelconque veuille objecter ici que le profit résultant d’une meilleure production lui est indifférent, puisqu’il devient le partage des particuliers ; les plus mauvais gouvernemens, ceux qui séparent leurs intérêts des intérêts de la nation, savent maintenant que les revenus des particuliers sont la source où se puisent [156] les tributs du fisc ; et que, même dans les pays gouvernés despotiquement ou militairement, et où les impôts ne sont qu’un pillage organisé, les particuliers ne peuvent payer qu’avec ce qu’ils gagnent.

Les raisonnemens que nous venons d’appliquer à l’agriculture sont applicables aux manufactures. Quelquefois un gouvernement s’imagine que le tissage des étoffes faites avec une matière première indigène, est plus favorable à l’industrie nationale que celui des étoffes fabriquées avec une matière d’origine étrangère. Nous avons vu, conformément à ce système, favoriser les tissus de laine et de lin préférablement aux tissus de coton. C’était borner, relativement à nous, les bienfaits de la nature : elle nous fournit en différens climats une foule de matières dont les propriétés variées s’accommodent à nos divers besoins. Chaque fois que nous parvenons à répandre sur ces matières, soit par leur transport au milieu de nous, soit par les préparations que nous leur fesons subir, une valeur qui est le résultat de leur utilité, nous fesons un acte profitable et qui contribue à l’accroissement de la richesse nationale. Le sacrifice au prix duquel nous obtenons des étrangers cette matière première, n’a rien de plus fâcheux que le sacrifice des avances et des consommations que nous fesons en chaque genre de production pour obtenir un nouveau produit. L’intérêt personnel est toujours le meilleur juge de l’étendue de ce sacrifice et de l’étendue du dédommagement qu’on peut s’en promettre ; et quoique l’intérêt personnel se trompe quelquefois, c’est, au demeurant, le juge le moins dangereux, et celui dont les jugemens coûtent le moins [140].

[157]

Mais l’intérêt personnel n’offre plus aucune indication, lorsque les intérêts particuliers ne servent pas de contre-poids les uns pour les autres. Du moment qu’un particulier, une classe de particuliers peuvent s’étayer de l’autorité pour s’affranchir d’une concurrence, ils acquièrent un privilége aux dépens de la société ; ils peuvent s’assurer des profits qui ne dérivent pas entièrement des services productifs qu’ils ont rendus, mais dont une partie est un véritable impôt mis à leur profit sur les consommateurs ; impôt dont ils partagent presque toujours quelque portion avec l’autorité, qui leur a prêté son injuste appui.

Le législateur a d’autant plus de peine à se défendre d’accorder ces sortes de priviléges, qu’ils sont vivement sollicités par les producteurs qui doivent en profiter, et qui peuvent représenter, d’une manière assez plausible, leurs gains comme un gain pour la classe industrieuse et pour la nation, puisque leurs ouvriers et eux-mêmes font partie de la classe industrieuse et de la nation [141].

Lorsqu’on commença à fabriquer des cotonnades en France, le commerce tout entier des villes d’Amiens, de Reims, de Beauvais, etc., se mit en réclamation, et représenta toute l’industrie de ces villes comme détruite. Il ne paraît pas cependant qu’elles soient moins industrieuses ni moins riches qu’elles ne l’étaient il y a un demi-siècle ; tandis que l’opulence de Rouen et de la Normandie a reçu un grand accroissement des manufactures de coton.

Ce fut bien pis quand la mode des toiles peintes vint à s’introduire : toutes les chambres de commerce se mirent en mouvement ; de toutes parts il y eut des convocations, des délibérations, des mémoires, des députations, et beaucoup d’argent répandu. Rouen peignit à son tour la misère qui allait assiéger ses portes, les enfans, les femmes, les vieillards dans la désolation, les terres les mieux cultivées du royaume restant en friche, et cette belle et riche province devenant un désert.

[158]

La ville de Tours fit voir les députés de tout le royaume dans les gémissemens, et prédit une commotion qui occasionnera une convulsion dans le gouvernement politique… Lyon ne voulut point se taire sur un projet qui répandait la terreur dans toutes les fabriques [142]. Paris ne s’était jamais présenté au pied du trône, que le commerce arrosait de ses larmes, pour une affaire aussi importante. Amiens regarda la permission des toiles comme le tombeau dans lequel toutes les manufactures du royaume devaient être anéanties. Son mémoire, délibéré au bureau des marchands des trois corps réunis, et signé de tous les membres, était ainsi terminé : au reste, il suffit, pour proscrire à jamais l’usage des toiles peintes, que tout le royaume frémit d’horreur quand il entend annoncer qu’elles vont être permises. Vox populi, vox dei.

« Or, existe-t-il maintenant, dit à ce sujet Roland De La Platière, qui avait recueilli ces plaintes comme inspecteur-général des manufactures, existe-t-il un seul homme assez insensé pour dire que les manufactures de toiles peintes n’ont pas répandu en France une main-d’œuvre prodigieuse, par la préparation et la filature des matières premières, le tissage, le blanchîment, l’impression des toiles ? Ces établissemens ont plus hâté le progrès des teintures en peu d’années, que toutes les autres manufactures en un siècle. »

je prie qu’on s’arrête un moment à considérer ce qu’il faut de fermeté dans une administration, et de vraies lumières sur ce qui fait la prospérité de l’état, pour résister à une clameur qui paraît si générale, et qui est appuyée auprès des agens principaux de l’autorité par d’autres moyens encore que par des motifs d’utilité publique…

Quoique les gouvernements aient trop souvent présumé qu’ils pouvaient, utilement pour la richesse générale, déterminer les produits de l’agriculture et des manufactures, ils s’en sont cependant beaucoup moins mêlés que des produits commerciaux, surtout des produits commerciaux étrangers. C’est la suite d’un système général, qu’on désigne par le nom de système exclusif ou mercantile, et qui fonde les gains d’une nation sur ce qu’on appelle dans ce système une balance favorable du commerce.

Avant d’observer le véritable effet des réglemens qui ont pour objet [159] d’assurer à une nation cette balance favorable, il convient de nous former une idée de ce qu’elle est en réalité, et du but qu’elle se propose. Ce sera l’objet de la digression suivante.

disgression. Sur ce qu’on nomme la balance du commerce.

La comparaison que fait une nation de la valeur des marchandises qu’elle vend à l’étranger, avec la valeur des marchandises qu’elle achète de l’étranger, forme ce qu’on appelle la balance de son commerce. Si elle a envoyé au dehors plus de marchandises qu’elle n’en a reçu, on s’imagine qu’elle a un excédant à recevoir en or ou en argent ; on dit que la balance du commerce lui est favorable : dans le cas opposé, on dit que la balance du commerce lui est contraire.

Le système exclusif suppose, d’une part, que le commerce d’une nation est d’autant plus avantageux qu’elle exporte plus de marchandises, qu’elle en importe moins, et qu’elle a un plus fort excédant à recevoir de l’étranger en numéraire ou en métaux précieux ; et, d’une autre part, il suppose que, par le moyen des droits d’entrées, des prohibitions et des primes, un gouvernement peut rendre la balance plus favorable, ou moins contraire à sa nation.

Ce sont ces deux suppositions qu’il s’agit d’examiner ; et d’abord il convient de savoir comment se passent les faits.

Quand un négociant envoie des marchandises à l’étranger, il les y fait vendre, et reçoit de l’acheteur, par les mains de ses correspondans, le montant de la vente en monnaie étrangère. S’il espère pouvoir gagner sur les retours des produits de sa vente, il fait acheter une marchandise à l’étranger, et se la fait adresser. L’opération est à peu près la même quand elle commence par la fin, c’est-à-dire lorsqu’un négociant fait d’abord acheter à l’étranger, et paie ses achats par les marchandises qu’il y envoie.

Ces opérations ne sont pas toujours exécutées pour le compte du même négociant. Celui qui fait l’envoi quelquefois ne veut pas faire l’opération du retour ; alors il fait des traites ou lettres de change sur le correspondant qui a vendu sa marchandise ; il négocie ou vend ces traites à une personne qui les envoie dans l’étranger, où elles servent à acquérir d’autres marchandises que cette dernière personne fait venir [143].

[160]

Dans l’un et l’autre cas, une valeur est envoyée, une autre valeur revient en échange ; mais nous n’avons point encore examiné si une portion des valeurs envoyées ou revenues, était composée de métaux précieux. On peut raisonnablement supposer que lorsque les négocians sont libres de choisir les marchandises sur lesquelles portent leurs spéculations, ils préfèrent celles qui leur présentent le plus d’avantage, c’est-à-dire celles qui, rendues à leur destination, auront le plus de valeur. Ainsi, lorsqu’un négociant français envoie en Angleterre des eaux-de-vie, et que, par suite de cet envoi, il a mille livres sterling à faire venir, il compare ce que produiront en France ces mille livres sterling dans le cas où il les fera venir en métaux précieux, avec ce qu’elles produiront s’il les fait venir en quincailleries [144].

[161]

Si ce négociant trouve son avantage à faire venir des marchandises plutôt que des espèces, et si nul ne peut lui disputer d’entendre mieux ses intérêts que qui que ce soit, il ne reste plus à examiner que la question de savoir si, dans l’intérêt du pays, les retours en espèces, quoique moins favorables à ce négociant, seraient plus favorables à la France que des retours d’un autre genre ; s’il est à désirer pour la France que les métaux précieux y abondent, plutôt que toute autre marchandise.

Quelles sont les fonctions des métaux précieux dans la société ? Façonnés en bijoux, en ustensiles, ils servent à l’ornement de nos personnes, de nos maisons, et à plusieurs usages domestiques. Les boîtes de nos montres, nos cuillères, nos fourchettes, nos plats, nos cafetières, en sont faits ; étendus en feuilles minces, ils embellissent plusieurs sortes d’encadremens ; ils relèvent la reliure de nos livres, etc. Sous ces formes diverses, ils font partie du capital de la société, de cette portion du capital qui ne porte point d’intérêt, ou plutôt qui est productive d’utilité ou d’agrément. Il est sans doute avantageux pour une nation que les matières dont se compose ce capital soient à bon compte et en abondance. La jouissance qui en résulte est alors acquise à meilleur marché ; elle est plus répandue. Beaucoup de modestes ménages qui ont actuellement des couverts [162] d’argent, n’en auraient pas si l’Amérique n’avait pas été découverte. Mais il ne faut pas estimer cet avantage au-delà de sa véritable valeur : il y a des utilités supérieures à celles-là. Le verre des vitres qui nous défendent contre les rigueurs de l’hiver, nous est d’un bien plus grand service que quelque ustensile d’argent que ce soit. On ne s’est pourtant jamais avisé d’en favoriser l’importation ou la production par des faveurs spéciales.

L’autre usage des métaux précieux est de servir à la fabrication des monnaies, de cette portion du capital de la société, qui s’emploie à faciliter les échanges que les hommes font entre eux des valeurs qu’ils possèdent déjà. Pour cet usage, est-il avantageux que la matière dont on se sert soit abondante et peu chère ? La nation où cette matière abonde est-elle plus riche que celle où cette matière est rare ?

Ici je suis forcé de regarder comme déjà prouvé un fait qui ne le sera que dans le chapitre 23, où je traite de la valeur des monnaies. C’est que la somme des échanges qui se consomment dans un pays exige une certaine valeur de marchandise-monnaie, quelle qu’elle soit. Il se vend en France chaque jour pour une certaine valeur de blé, de bestiaux, de combustibles, de meubles et d’immeubles ; toutes ces ventes réclament l’usage journalier d’une certaine valeur en numéraire, parce que c’est [163] d’abord contre cette somme de numéraire que chaque chose s’échange, pour s’échanger de nouveau contre d’autres objets. Or, quelle que soit l’abondance ou la rareté du numéraire, comme on a besoin d’une certaine somme pour consommer tous les échanges, le numéraire augmente en valeur à mesure qu’il décline en quantité, et décline en valeur à mesure qu’il augmente en quantité. S’il y a pour 2 milliards de numéraire en France, et qu’un événement quelconque réduise cette quantité de francs à 1,500 millions, les 1,500 millions vaudront tout autant que les 2 milliards pouvaient valoir. Les besoins de la circulation exigent un agent dont la valeur égale ce que valent actuellement 2 milliards, c’est-à-dire (en supposant le sucre à 20 sous la livre) une valeur égale à 2 milliards de livres de sucre, ou bien (en supposant que le blé vaut actuellement 20 francs l’hectolitre) une valeur égale à celle de 100 millions d’hectolitres de blé. Le numéraire, quelle que sot sa masse, égalera toujours cette valeur. La matière dont se compose le numéraire vaudra, dans le second cas, un tiers de plus que dans le premier ; une once d’argent, au lieu d’acheter six livres de sucre, en achètera huit : il en sera de même de toutes les autres marchandises, et les 1500 millions de numéraire vaudront autant que les 2 milliards valaient auparavant. La nation n’en sera ni plus riche ni plus pauvre. Il faudra porter moins d’argent au marché, et l’argent qu’on y portera y achètera toutes les mêmes choses. Une nation qui, pour agent de la circulation, emploie des monnaies d’or, n’est pas moins riche que celle qui se sert de monnaie d’argent, quoiqu’elle porte au marché une bien moins grande quantité de la marchandise qui lui sert de monnaie. Si l’argent devenait chez nous quinze fois plus rare qu’il n’est, c’est-à-dire aussi rare que l’or, une once d’argent nous servirait, comme numéraire, autant qu’une once d’or nous sert à présent, et nous serions aussi riches en numéraire que nous le sommes. Comme si l’argent devenait aussi abondant que le cuivre, nous n’en serions pas plus riches en numéraire ; seulement il faudrait porter au marché un bien plus grand nombre de sacs.

En résumé, l’abondance des métaux précieux rend plus abondans les ustensiles qui en sont faits, et les nations plus riches sous ce seul rapport. Sous le rapport du numéraire, elle ne les rend pas plus riches [145]. Le [164] vulgaire est accoutumé à juger plus riche celui qui a le plus d’argent ; et comme la nation se compose des particuliers, il est porté à conclure que la nation est plus riche quand tous les particuliers ont beaucoup d’argent. Mais la matière ne fait pas la richesse ; c’est la valeur de la matière. Si beaucoup d’argent ne vaut pas plus que peu, peu d’argent vaut autant que beaucoup. Une valeur en marchandise vaut autant que la même valeur en argent.

Non, ajoute-t-on, à égalité de valeur, l’argent est préféré à la marchandise. ― arrêtons-nous un instant ; ceci demande une explication. On verra, quand je parlerai des monnaies, la raison qui fait qu’en général, à égalité de valeur, on préfère le numéraire aux marchandises. On verra qu’avec le métal monnayé on peut se procurer les choses dont on a besoin, par un seul échange au lieu de deux. Il n’est pas nécessaire alors, comme lorsqu’on possède toute autre espèce de marchandise, de vendre sa marchandise-monnaie d’abord, pour en racheter ce qu’on veut avoir : on achète immédiatement ; ce qui, avec la facilité que donne la monnaie par ses coupures, de la proportionner exactement à la valeur de la chose achetée, la rend éminemment propre aux échanges ; elle a donc pour consommateurs tous ceux qui ont quelque échange à faire, c’est-à-dire, tout le monde ; et c’est la raison pour laquelle tout le monde est disposé à recevoir, à valeur égale, de la monnaie plutôt que tout autre marchandise. Mais cet avantage de la monnaie, dans les relations entre particuliers, n’en est plus un de nation à nation. Dans ces dernières relations, la monnaie, et encore plus les métaux non monnayés, perdent l’avantage que leur qualité de monnaie leur donne aux yeux des particuliers ; ils rentrent dans la [165] classe des autres marchandises. Le négociant qui a des retours à attendre de l’étranger, ne considère autre chose que le gain qu’il pourra faire sur ces retours, et ne regarde les métaux précieux qu’il en pourrait recevoir, que comme une marchandise dont il se défera avec plus ou moins de bénéfice ; il ne redoute point, lui, une marchandise parce qu’elle réclamera encore un échange, puisque son métier est de faire des échanges, pourvu qu’ils lui soient profitables.

Un particulier aime encore à recevoir de l’argent plutôt que de la marchandise, parce qu’il sait mieux ainsi la valeur de ce qu’il reçoit ; mais un négociant, qui connaît le prix-courant des marchandises dans les principales villes du monde, ne se méprend pas sur la valeur qu’on lui paie, quelle que soit la forme matérielle sous laquelle on lui présente cette valeur.

Un particulier peut être appelé à liquider sa fortune pour lui donner une autre direction, pour faire des partages, etc. : une nation n’est jamais dans ce cas-là ; et quant aux liquidations, aux ventes que les particuliers ont à faire, que leur importe la valeur de la monnaie ? Si elle est rare et chère, on leur en donne moins pour ce qu’ils ont à vendre, mais ils en donnent moins pour ce qu’ils ont à acheter [146]. Quelle qu’ait été dans [166] un achat, dans une liquidation, la valeur de la monnaie qu’on a employée, on l’a donnée pour ce qu’on l’a reçue, et, l’affaire terminée, on n’en est ni plus pauvre ni plus riche. La perte ou le gain viennent de la valeur relative des deux marchandises vendues et achetées, et non de l’intermédiaire dont on s’est servi.

De toutes manières, les avantages que les particuliers trouvent à recevoir du numéraire préférablement à des marchandises, ne sont rien pour les nations. Lorsqu’une nation n’en a pas la quantité qui lui est nécessaire, sa valeur augmente, et les étrangers comme les nationaux sont intéressés à lui en apporter ; lorsqu’il est surabondant, sa valeur baisse par rapport aux autres marchandises, et il convient de l’envoyer au loin, où il peut procurer des valeurs supérieures à ce qu’il peut procurer dans le pays. Si on le force à rester, on force à garder des matières qui sont à charge à leurs possesseurs [147].

[167]

On pourrait peut-être en rester là sur la balance du commerce ; mais ces idées sont encore si peu familières, je ne dirai pas au vulgaire seulement, mais même à des écrivains et à des administrateurs recommandables par la pureté de leurs intentions et par des connaissances d’ailleurs très-variées, qu’il peut être à propos de mettre le lecteur à portée de signaler le vice de certains raisonnemens, bien fréquemment opposés aux principes libéraux, et qui malheureusement servent de base à la législation des principaux états de l’Europe. Je réduirai toujours les objections aux termes les plus simples et les plus clairs, afin qu’on juge plus aisément de leur importance.

On dit qu’en augmentant, par une balance favorable du commerce, la masse du numéraire, on augmente la masse des capitaux du pays ; et qu’en le laissant écouler, on la diminue. Il faut donc répéter ici, en premier lieu, que la totalité du numéraire d’un pays ne fait pas partie de ses capitaux : l’argent qu’un cultivateur reçoit pour le prix de ses produits, qu’il porte ensuite au percepteur des contributions, qui parvient au trésor public, qui est employé ensuite à payer un militaire ou un juge, qui est dépensé par eux pour la satisfaction de leurs besoins, ne fait partie d’aucun capital. En second lieu, et en supposant même que tout le numéraire d’un pays fît partie de ses capitaux, il n’en formerait que la plus petite partie. Le lecteur a vu que les capitaux consistent dans la valeur de cet ensemble de matériaux, d’outils, de marchandises qui servent à la reproduction. Lorsqu’on veut employer un capital dans une entreprise quelconque, ou lorsqu’on veut le prêter, on commence, à la vérité, par le réaliser, et par transformer en argent comptant les différentes valeurs dont on peut disposer. La valeur de ce capital, qui se trouve ainsi passagèrement sous la forme d’une somme d’argent, ne tarde pas à se transformer, par des échanges, en diverses constructions et en matières consommables nécessaires à l’entreprise projetée. L’argent comptant, momentanément employé, sort de nouveau de cette affaire, et va servir à d’autres échanges, après avoir rempli son office passager, de même que beaucoup d’autres matières sous la forme desquelles s’est trouvée successivement cette valeur capitale. Ce n’est donc point perdre ou altérer un capital que de disposer de sa valeur, sous quelque forme matérielle qu’elle se trouve, pourvu qu’on en dispose de manière à s’assurer le remplacement de cette valeur.

[168]

Qu’un Français, négociant en marchandises d’outre-mer, envoie dans l’étranger un capital de cent mille francs en espèces pour avoir du coton : son coton arrivé, il possède cent mille francs en coton au lieu de cent mille francs en espèces (sans parler du bénéfice). Quelqu’un a-t-il perdu cette somme de numéraire ? Non, certes ; le spéculateur l’avait acquise à titre légitime. Un fabricant de cotonnades achète cette marchandise, et la paie en numéraire : est-ce lui qui perd la somme ? Pas davantage. Au contraire, cette valeur de cent mille francs sera portée à deux cent mille francs entre ses mains ; ses avances payées, il y gagnera encore. Si aucun des capitalistes n’a perdu les cent mille francs du numéraire exporté, qui peut dire que l’état les a perdus ? Le consommateur les perdra, dira-t-on. En effet, les consommateurs perdront la valeur des étoffes qu’ils achèteront et qu’ils consommeront ; mais les cent mille francs de numéraire n’eussent pas été exportés, et les consommateurs auraient consommé en place des étoffes de lin et de laine, pour une valeur équivalente, qu’il y aurait toujours eu une valeur de cent mille francs détruite, perdue, sans qu’il fût sorti un sou du pays. La perte de valeur dont il est ici question n’est pas le fait de l’exportation, mais de la consommation qui aurait eu lieu tout de même. Je suis donc fondé à dire que l’exportation du numéraire n’a rien fait perdre à l’état [148].

[169]

On insiste ; on prétend que si l’exportation de cent mille francs de numéraire n’avait pas eu lieu, la France possèderait cette valeur de plus. On croit que la nation a perdu deux fois cent mille francs : l’argent exporté d’abord, la marchandise consommée ensuite ; tandis qu’en consommant des étoffes d’un produit entièrement indigène, elle n’aurait perdu qu’une fois cent mille francs. — Je répète que l’exportation des espèces n’a pas été une perte, qu’elle a été balancée par une valeur importée, et qu’il est tellement vrai qu’il n’y a eu que les cent mille francs de marchandises consommées qui aient été perdues, que je défie qu’on trouve de perdans autres que les consommateurs de la marchandise consommée. S’il n’y a pas eu de perdant, il n’y a pas eu de perte.

Vous voulez, dites-vous, empêcher les capitaux de sortir : vous ne les arrêterez point en emprisonnant le numéraire. Celui qui veut envoyer ses capitaux au dehors, y réussit aussi bien en expédiant des marchandises dont l’exportation est permise [149]. Tant mieux, dites-vous ; ces marchandises auront fait gagner nos fabricans. Oui ; mais la valeur de ces marchandises exportées est, pour le pays, une perte de capital, puisqu’elle n’entraîne point de retours. Elle féconde l’industrie étrangère au lieu de la vôtre. Voilà un vrai sujet de crainte. Les capitaux cherchent les lieux où ils trouvent de la sûreté et des emplois lucratifs, et abandonnent peu à peu les lieux où l’on ne sait pas leur offrir de tels avantages ; mais, pour déserter, ils n’ont nul besoin de se transformer en numéraire.

Si l’exportation du numéraire ne fait rien perdre aux capitaux de la nation, pourvu qu’elle amène des retours, son importation ne leur fait rien gagner. En effet, on ne peut faire entrer du numéraire sans l’avoir acheté par une valeur équivalente, et il a fallu exporter celle-ci pour importer l’autre.

On dit à ce sujet que si l’on envoie à l’étranger des marchandises au lieu de numéraire, on procure par là à ces marchandises un débouché [170] qui fait gagner à leurs producteurs les profits de cette production. Je réponds que lorsqu’on envoie du numéraire à l’étranger, c’est précisément comme si l’on y envoyait des produits de notre industrie ; car les métaux précieux dont nous fesons commerce, ne nous sont pas donnés gratuitement et sont toujours acquis en échange de nos produits, soit d’avance, soit après coup. En général, une nation ne peut payer une autre nation qu’avec ses produits, par une raison bien claire ; c’est qu’elle n’a pas d’autre chose à donner.

Il vaut mieux, dit-on encore, envoyer à l’étranger des denrées qui se consomment, comme des produits manufacturés, et garder les produits qui ne se consomment pas, ou qui se consomment lentement, comme le numéraire. Mais les produits qui se consomment vite, s’ils sont les plus recherchés, sont plus profitables que les produits qui se consomment lentement. Forcer un producteur à remplacer une portion de son capital soumise à une consommation rapide, par une autre valeur d’une consommation plus lente, serait lui rendre souvent un fort mauvais service. Si un maître de forges avait fait un marché pour qu’on lui livrât à une époque déterminée des charbons, et que, le terme étant arrivé, et dans l’impossibilité de les lui livrer, on lui en donnât la valeur en argent, on serait fort mal venu à lui prouver qu’on lui a rendu service, en ce que l’argent qu’on lui offre est d’une consommation plus lente que le charbon.

Si un teinturier avait donné dans l’étranger une commission pour de la cochenille, on lui ferait un tort réel de lui envoyer de l’or, sous prétexte qu’à égalité de valeur c’est une marchandise plus durable. Il a besoin, non d’une marchandise durable, mais de celle qui, périssant dans sa cuve, doit bientôt reparaître dans la teinture de ses étoffes [150].

S’il ne fallait importer que la portion la plus durable des capitaux [171] productifs, d’autres objets très-durables, le fer, les pierres, devraient partager cette faveur avec l’argent et l’or.

Ce qu’il importe de voir durer, ce n’est aucune matière en particulier : c’est la valeur du capital. Or, la valeur du capital se perpétue, malgré le fréquent changement des formes matérielles dans lesquelles réside cette valeur. Il ne peut même rapporter un profit, un intérêt, que lorsque ces formes changent perpétuellement ; et vouloir le conserver en argent, ce serait le condamner à être improductif.

Après avoir montré qu’il n’y a aucun avantage à importer de l’or et de l’argent préférablement à toute autre marchandise, j’irai plus loin, et je dirai que, dans la supposition où il serait désirable qu’on obtînt constamment une balance en numéraire, il serait impossible d’y parvenir.

L’or et l’argent, comme toutes les autres matières dont l’ensemble forme les richesses d’une nation, ne sont utiles à cett nation que jusqu’au point où ils n’excèdent pas les besoins qu’elle en a. Le surplus, occasionnant plus d’offres de cette marchandise qu’il n’y en a de demandes, en avilit la valeur d’autant plus que l’offre est plus grande, et il en résulte un puissant encouragement pour en tirer parti au dehors avec bénéfice.

Rendons ceci sensible par un exemple.

Supposons pour un instant que les communications intérieures d’un pays et l’état de ses richesses soient tels, qu’ils exigent l’emploi constant de mille voitures de tout genre ; supposons que, par un système commercial quelconque, on parvint à y faire entrer plus de voitures qu’il ne s’en détruirait annuellement, de manière qu’au bout d’un an il s’en trouvât quinze cents au lieu de mille : n’est-il pas évident qu’il y aurait dès-lors cinq cents voitures inoccupées sous différentes remises, et que les propriétaires de ces voitures, plutôt que d’en laisser dormir la valeur, chercheraient à s’en défaire au rabais les uns des autres, et, pour peu que la contrebande en fût aisée, les feraient passer à l’étranger pour en tirer un meilleur parti ? On aurait beau faire des traités de commerce pour assurer une plus grande importation de voitures, on aurait beau favoriser à grands frais l’exportation de beaucoup de marchandises pour en faire rentrer la valeur sous forme de voitures, plus la législation chercherait à en faire entrer, et plus les particuliers chercheraient à en faire sortir.

Ces voitures sont le numéraire. On n’en a besoin que jusqu’à un certain point ; nécessairement il ne forme qu’une partie des richesses sociales. Il ne peut pas composer toutes les richesses sociales, parce qu’on a besoin d’autre chose que de numéraire. Il en faut plus ou moins selon la [172] situation des richesses générales, de même qu’il faut plus de voitures à une nation riche qu’à une nation pauvre. Quelles que soient les qualités brillantes ou solides de cette marchandise, elle ne vaut que d’après ses usages, et ses usages sont bornés. Ainsi que les voitures, elle a une valeur qui lui est propre, valeur qui diminue si elle est abondante par rapport aux objets avec lesquels on l’échange, et qui augmente si elle devient rare par rapport aux mêmes objets.

On dit qu’avec de l’or et de l’argent on peut se procurer de tout : c’est vrai ; mais à quelles conditions ? Ces conditions sont moins bonnes quand, par des moyens forcés, on multiplie cette denrée au-delà des besoins ; de là les efforts qu’elle fait pour s’employer au dehors. Il était défendu de faire sortir de l’argent d’Espagne, et l’Espagne en fournissait à toute l’Europe. En 1812, le papier-monnaie d’Angleterre ayant rendu superflu tout l’or qui servait de monnaie, et les matières d’or en général étant dès-lors devenues surabondantes par rapport aux emplois qui restaient pour cette marchandise, sa valeur relative avait baissé dans ce pays-là ; les guinées passaient d’Angleterre en France, malgré la facilité de garder les frontières d’une île, et malgré la peine de mort infligée aux contrebandiers.

À quoi servent donc tous les soins que prennent les gouvernemens pour faire pencher en faveur de leur nation la balance du commerce ? à peu près à rien, si ce n’est à former de beaux tableaux démentis par les faits [151].

Pourquoi faut-il que des notions si claires, si conformes au simple bon sens, et à des faits constatés par tous ceux qui s’occupent de commerce, aient néanmoins été rejetées dans l’application par tous les gouvernemens de l’Europe [152], et combattues par plusieurs écrivains qui ont fait preuve [173] d’ailleurs et de lumières et d’esprit ? C’est, disons-le, parce que les premiers principes de l’économie politique sont encore presque généralement ignorés ; parce qu’on élève sur de mauvaises bases des raisonnemens ingénieux dont se paient trop aisément, d’une part, les passions des gouvernemens (qui emploient les prohibitions comme une arme offensive ou comme une ressource fiscale), et d’une autre part l’avidité de plusieurs classes de négocians et de manufacturiers qui trouvent dans les priviléges un avantage particulier, et s’inquiètent peu de savoir si leurs profits sont le résultat d’une production réelle ou d’une perte supportée par d’autres classes de la nation.

Vouloir mettre en sa faveur la balance du commerce, c’est-à-dire, vouloir donner des marchandises et se les faire payer en or, c’est ne vouloir point de commerce ; car le pays avec lequel vous commercez ne peut vous donner en échange que ce qu’il a. Si vous lui demandez exclusivement des métaux précieux, il est fondé à vous en demander aussi ; et du moment qu’on prétend de part et d’autre à la même marchandise, l’échange devient impossible. Si l’accaparement des métaux précieux était exécutable, il ôterait toute possibilité de relations commerciales avec la plupart des états du monde.

Lorsqu’un pays vous donne en échange ce qui vous convient, que demandez-vous de plus ? Que peut l’or davantage ? Pourquoi voudriez-vous avoir de l’or, si ce n’est pour acheter ensuite ce qui vous convient ?

Un temps viendra où l’on sera bien étonné qu’il ait fallu se donner tant de peine pour prouver la sottise d’un système aussi creux, et pour lequel on a livré tant de guerres.

Fin de la Digression sur la Balance du Commerce.

[174]

Nous venons de voir que les avantages qu’on cherche par le moyen d’une balance favorable du commerce, sont absolument illusoires, et que, fussent-ils réels, aucune nation ne pourrait les obtenir d’une manière permanente. Quel effet produisent donc en réalité les réglemens faits dans ce but ? C’est ce qui nous reste à examiner.

Un gouvernement qui défend absolument l’introduction de certaines marchandises étrangères, établit un monopole en faveur de ceux qui produisent cette marchandise dans l’intérieur, contre ceux qui la consomment ; c’est-à-dire que ceux de l’intérieur qui la produisent, ayant le privilége exclusif de la vendre, peuvent en élever le prix au-dessus du taux naturel, et que les consommateurs de l’intérieur, ne pouvant l’acheter que d’eux, sont obligés de la payer plus cher [153].

Quand, au lieu d’une prohibition absolue, on oblige seulement l’importateur à payer un droit, alors on donne au producteur de l’intérieur le privilége d’élever les prix des produits analogues, de tout le montant du droit, et l’on fait payer cette prime par le consommateur. Ainsi, quand, à l’introduction d’une douzaine d’assiettes de faïence qui vaut trois francs, on fait payer à la douane un franc, le négociant qui les fait venir, quelle que soit sa nation, est forcé d’exiger quatre francs du consommateur ; ce qui permet au fabricant de l’intérieur de faire payer les assiettes de même [175] qualité jusqu’à quatre francs la douzaine. Il ne le pourrait pas s’il n’y avait point de droits, puisque le consommateur en trouverait de pareilles pour trois francs : on donne donc au fabricant une prime au droit, et cette prime est payée par le consommateur.

Dira-t-on qu’il est bon que la nation supporte l’inconvénient de payer plus cher la plupart des denrées, pour jouir de l’avantage de les produire ; que du moins alors nos ouvriers, nos capitaux sont employés à ces productions, et que nos concitoyens en retirent les profits ?

Je répondrai que les produits étrangers que nous aurions achetés n’auraient pu l’être gratuitement ; nous les aurions payés avec des valeurs de notre propre création, qui auraient employé de même nos ouvriers et nos capitaux ; il ne faut pas perdre de vue qu’en résultat nous achetons toujours des produits avec des produits. Ce qui nous convient le plus, c’est d’employer nos producteurs, non aux productions où l’étranger réussit mieux que nous, mais à celles où nous réussissons mieux que lui, et avec celles-ci d’acheter les autres. C’est ici le cas du particulier qui voudrait faire lui-même ses souliers et ses habits. Que dirait-on si, à la porte de chaque maison, on établissait un droit d’entrée sur les souliers et sur les habits, pour mettre le propriétaire dans l’heureuse nécessité de les fabriquer lui-même ? Ne serait-il pas fondé à dire : laissez-moi faire mon commerce, et acheter ce qui m’est nécessaire avec mes produits, ou, ce qui revient au même, avec l’argent de mes produits ? — Ce serait exactement le même système, mais seulement poussé plus loin.

On s’étonnera que chaque nation soit si empressée à solliciter des prohibitions, s’il est vrai qu’elle n’en recueille point de profit ; et, se fondant sur ce que le propriétaire d’une maison n’a garde de solliciter pour sa maison une pareille faveur, on en voudra conclure peut-être que les deux cas ne sont pas parfaitement semblables.

La seule différence vient de ce que le propriétaire est un être unique, qui ne saurait avoir deux volontés, et qui est encore plus intéressé, comme consommateur de ses habits, à les acheter à bon marché hors de chez lui, qu’à jouir, en sa qualité de producteur, d’un monopole qui ne pèserait que sur lui.

Qui est-ce qui sollicite des prohibitions ou de forts droits d’entrée dans un état ? Ce sont les producteurs de la denrée dont il s’agit de prohiber la concurrence, et non pas ses consommateurs. Ils disent : c’est pour l’intérêt de l’état ; mais il est clair que c’est pour le leur uniquement. — N’est-ce pas la même chose ? continuent-ils, et ce que nous gagnons [176] n’est-il pas autant de gagné pour notre pays ? — Point du tout : ce que vous gagnez de cette manière est tiré de la poche de votre voisin, d’un habitant du même pays ; et, si l’on pouvait compter l’excédant de dépense fait par les consommateurs, en conséquence de votre monopole, on trouverait qu’il surpasse le gain que le monopole vous a valu.

L’intérêt particulier est ici en opposition avec l’intérêt général, et l’intérêt général lui-même n’est bien compris que par les personnes très-instruites. Faut-il être surpris que le système prohibitif soit vivement soutenu et mollement repoussé ?

On fait en général beaucoup trop peu d’attention au grave inconvénient de faire payer chèrement les denrées aux consommateurs. Ce mal ne frappe guère les yeux, parce qu’il se fait sentir très en détail et par petites portions chaque fois qu’on achète quelque chose ; mais il devient bien important par sa fréquente répétition, et parce qu’il pèse universellement. La fortune de chaque consommateur est perpétuellement en rivalité avec tout ce qu’il achète. Il est d’autant plus riche, qu’il achète à bon marché, et d’autant plus pauvre, qu’il paie plus cher. Quand il n’y aurait qu’une seule denrée qui renchérît, il serait plus pauvre relativement à cette seule denrée. Si toutes les denrées renchérissent, il est plus pauvre relativement à toutes les denrées ; et comme la classe des consommateurs embrasse la nation tout entière, dans ces cas-là, la nation entière est plus pauvre. On la prive en outre de l’avantage de varier ses jouissances, de recevoir les produits ou les qualités de produits qui lui manquent, en échange de ceux avec lesquelles elle aurait pu les payer.

Qu’on ne dise pas que, dans le renchérissement des denrées, ce que l’un perd l’autre le gagne : cela n’est vrai que dans les monopoles (et encore ce n’est que très partiellement vrai, parce que les monopoleurs ne profitent jamais de la totalité de ce qui est payé par les consommateurs). Quand c’est le droit d’entrée ou l’impôt, sous quelque forme que ce soit, qui renchérit la denrée, le producteur qui vend plus cher n’en profite pas (c’est le contraire, ainsi que nous le verrons ailleurs [154]) ; de sorte qu’en sa qualité de producteur, il n’en est pas plus riche ; et en sa qualité de consommateur, il est plus pauvre.

C’est une de causes les plus générales de l’appauvrissement des nations, ou du moins une des causes qui contrarient le plus essentiellement les progrès qu’elles font d’ailleurs.

[177]

Par la même raison, on sentira qu’on ne doit pas avoir plus de répugnance à tirer de l’étranger les objets qui servent à nos consommations stériles, que celles qui servent de matières premières à nos manufactures. Soit que nous consommions des produits de l’intérieur ou du dehors, nous détruisons une portion de richesses ; c’est une brèche que nous fesons à la richesse nationale ; mais cette perte est le fait de notre consommation, et non pas de notre achat à l’étranger ; et quant à l’encouragement qui en résulte pour la production nationale, il est encore le même dans les deux cas. Car, avec quoi ai-je acheté le produit de l’étranger ? Avec le produit de notre sol, ou avec de l’argent qui lui-même ne peut être acquis qu’avec des produits de notre sol. Lorsque j’achète à l’étranger, je ne fais donc en réalité qu’envoyer à l’étranger un produit indigène au lieu de le consommer, et je consomme en place celui que l’étranger m’envoie en retour. Si ce n’est moi qui fais cette opération, c’est le commerce. Notre pays ne peut rien acheter des autres pays qu’avec ses propres produits.

Défendant toujours les droits d’entrée, on insiste et l’on dit : « L’intérêt de l’argent est élevé chez nous ; il est bas chez l’étranger ; il faut donc balancer par un droit d’entrée l’avantage qu’a l’étranger sur nos producteurs. » Le bas intérêt est pour le producteur étranger un avantage pareil à celui d’un sol plus fécond. S’il en résulte un bon prix pour les produits dont il s’occupe, il est fort à propos d’en faire jouir nos consommateurs. On peut appliquer ici le raisonnement qui doit nous faire préférer de tirer le sucre et l’indigo des contrées équinoxiales, plutôt que de les produire sur notre sol.

« Mais les capitaux étant nécessaires dans tous les genres de production, l’étranger qui trouve des capitaux à bas intérêt, a sur nous l’avantage relativement à tous les produits ; et si nous en permettons la libre introduction, il aura la préférence sur tous nos producteurs. » — Avec quoi paierez-vous alors ses produits ? — « Avec de l’argent, et c’est là le malheur. » — Et avec quoi vous procurerez-vous l’argent dont vous paierez l’étranger ? — « Nous le paierons avec l’argent que nous avons, qu’il épuisera, et nous tomberons dans la dernière misère. » — La dernière misère consiste, non à manquer d’argent, mais à manquer des choses que l’on se procure avec de l’argent. De 1798 à 1814, l’Angleterre avait exporté tout son or monnayé, et n’avait jamais été plus riche. Ses billets de banque lui tenaient lieu de monnaie. Mais quand on a une monnaie métallique, on ne manque jamais d’argent ; car pour peu qu’il se fasse des paiemens à l’étranger en numéraire, le numéraire hausse de prix [178] relativement aux marchandises, c’est-à-dire que les marchandises baissent relativement à l’argent ; dès-lors tout le monde est intéressé à exporter des marchandises, et à importer de l’argent.

La peur que l’on conçoit de payer les marchandises étrangères avec des métaux précieux, est une peur frivole. Les métaux précieux ne vont jamais d’un pays dans l’autre pour acquitter de prétendus soldes, mais pour chercher le marché où ils se vendent le plus cher. Il nous convient toujours de consommer les produits que l’étranger fournit meilleurs ou à meilleur compte que nous, bien assurés que nous sommes que l’étranger se paiera par les choses que nous produisons à meilleur compte que lui. Je dis qu’il se paiera ainsi, parce que la chose ne peut se passer d’aucune autre manière.

On a dit (car que n’a-t-on pas dit pour obscurcir toutes ces questions ! ) que la plupart des consommateurs étant en même temps producteurs, les prohibitions, les monopoles leur font gagner, sous cette dernière qualité, ce qu’ils perdent sous l’autre ; que le producteur qui fait un gain-monopole sur l’objet de son industrie, est victime d’un gain de la même espèce fait sur les denrées qui sont l’objet de sa consommation, et qu’ainsi la nation se compose de dupeurs et de dupés qui n’ont plus rien à se reprocher. Et il est bon de remarquer que chacun se croit plutôt dupeur que dupé ; car, quoique chacun soit consommateur en même temps qu’il est producteur, les profits excessifs qu’on fait sur une seule espèce de denrée, celle qu’on produit, sont bien plus sensibles que les pertes multipliées, mais petites, qu’on fait sur mille denrées différentes que l’on consomme. Qu’on mette un droit d’entrée sur les toiles de coton : c’est, pour un citoyen d’une fortune médiocre, une augmentation de dépense de 12 à 15 francs par an, tout au plus ; augmentation de dépense qui n’est même pas, dans son esprit, bien claire et bien assurée, et qui le frappe peu, quoiqu’elle soit répétée plus ou moins sur chacun des objets de sa consommation ; tandis que si ce particulier est fabricant de chapeaux, et qu’on mette un droit sur les chapeaux étrangers, il saura fort bien que ce droit enchérira les chapeaux de sa manufacture, et augmentera annuellement ses profits peut-être de plusieurs milliers de francs.

C’est ainsi que l’intérêt personnel, lorsqu’il est peu éclairé (même en supposant tout le monde frappé dans sa consommation, plus encore que favorisé dans sa production), se déclare en faveur des prohibitions.

Mais, même sous ce point de vue, le système prohibitif est fécond en injustices. Tous les producteurs ne sont pas à portée de profiter du [179] système de prohibition que j’ai supposé général, mais qui ne l’est pas, et qui, quand il le serait par les lois, ne le serait pas par le fait. Quelques droits d’entrée qu’on mît sur l’introduction en France des vins de Champagne ou de Bordeaux, de tels droits ne feraient pas que les propriétaires de ces vins parvinssent à les mieux vendre, car ils en possèdent déjà le monopole. Une foule d’autres producteurs, tels que les maçons, les charpentiers, les marchands en boutique, etc., n’ont absolument rien à gagner par l’exclusion donnée aux marchandises étrangères, et cependant ils souffrent de cette exclusion. Les producteurs de produits immatériels, les fonctionnaires publics, les rentiers, sont dans le même cas [155].

En second lieu, les gains du monopole ne se partagent pas équitablement entre tous ceux qui concourent à la production que favorise le monopole : les chefs d’entreprises, soit agricoles, soit manufacturières, soit commerciales, exercent un monopole non-seulement à l’égard des consommateurs, mais encore, et par d’autres causes, à l’égard des ouvriers et de plusieurs agens de la production, ainsi qu’on le verra au livre II. Il est possible que nos couteliers gagnent un peu plus en raison de la prohibition des couteaux anglais, mais leurs ouvriers et beaucoup d’autres agens de cette industrie ne profitent en aucune façon de cette prohibition ; de manière qu’ils participent, avec tous les autres consommateurs, au désavantage de payer les couteaux plus cher, et ne participent pas aux gains forcés des chefs d’entreprises.

Quelquefois les prohibitions non-seulement blessent les intérêts pécuniaires des consommateurs, mais les soumettent à des privations [180] pénibles. On a vu, j’ai honte de le dire, des fabricans de chapeaux de Marseille solliciter la prohibition d’entrée des chapeaux de paille venant de l’étranger, sous prétexte qu’ils nuisaient au débit de leurs chapeaux de feutre [156] ! C’était vouloir priver les gens de la campagne, ceux qui cultivent la terre à l’ardeur du soleil, d’une coiffure légère, fraîche, peu coûteuse, et qui les garantit bien, lorsqu’au contraire il serait à désirer que l’usage s’en propageât et s’étendît partout.

Quelquefois l’administration, pour satisfaire à des vues qu’elle croit profondes, ou bien à des passions qu’elle croit légitimes, interdit ou change le cours d’un commerce, et porte des coups irréparables à la production. Lorsque Philippe II, devenu maître du Portugal, défendit à ses nouveaux sujets toute communication avec les hollandais qu’il détestait, qu’en arriva-t-il ? Les hollandais, qui allaient chercher à Lisbonne les marchandises de l’Inde, dont ils procuraient un immense débit, voyant cette ressource manquer à leur industrie, allèrent chercher ces mêmes marchandises aux Indes mêmes, d’où ils finirent par chasser les portugais ; et cette malice, faite dans le dessein de leur nuire, fut l’origine de leur grandeur. Le commerce, suivant une expression de Fénelon, est semblable aux fontaines naturelles qui tarissent bien souvent quand on veut en changer le cours [157].

Tels sont les principaux inconvéniens des entraves mises à l’importation, et qui sont portés au plus haut degré par les prohibitions absolues. On voit des nations prospérer même en suivant ce système, parce que, chez elles, les causes de prospérité sont plus fortes que les causes de dépérissement. Les nations ressemblent au corps humain ; il existe en nous un principe de vie qui rétablit sans cesse notre santé, que nos excès tendent à altérer sans cesse. La nature cicatrise les blessures et guérit les maux que nous attirent notre maladresse et notre intempérance. Ainsi les états marchent, souvent même prospèrent, en dépit des plaies de tous [181] genres qu’ils ont à supporter de la part de leurs ennemis. Remarquez que ce sont les nations les plus industrieuses qui reçoivent le plus de ces outrages, parce que ce sont les seules qui peuvent les supporter. On dit alors : Notre système est le bon, puisque la prospérité va croissant. Mais, lorsqu’on observe d’un œil éclairé les circonstances qui, depuis trois siècles, ont favorisé le développement des facultés humaines, lorsqu’on mesure des yeux de l’esprit les progrès de la navigation, les découvertes, les inventions importantes qui ont eu lieu dans les arts ; le nombre des végétaux, des animaux utiles propagés d’un hémisphère dans l’autre ; lorsqu’on voit les sciences et leurs applications qui s’étendent et se consolident chaque jour par des méthodes plus sûres, on demeure convaincu, au contraire, que notre prospérité est peu de chose comparée à ce qu’elle pourrait être, qu’elle se débat dans les liens et sous les fardeaux dont on l’accable, et que les hommes, même dans les parties du globe où ils se croient éclairés, passent une grande partie de leur temps et usent une partie de leurs facultés à détruire une portion de leurs ressources au lieu de les multiplier, et à se piller les uns les autres au lieu de s’aider mutuellement ; le tout faute de lumières, faute de savoir en quoi consistent leurs vrais intérêts [158].

Revenons à notre sujet. Nous venons de voir quelle est l’espèce de tort que reçoit un pays des entraves qui empêchent les denrées étrangères de pénétrer dans son intérieur. C’est un tort du même genre que l’on cause au pays dont on prohibe les marchandises : on le prive de la faculté de tirer le parti le plus avantageux de ses capitaux et de son industrie ; mais il ne faut pas s’imaginer qu’on le ruine, qu’on lui ôte toute ressource, comme Bonaparte s’imaginait le faire en fermant le continent aux produits de l’Angleterre. Outre que le blocus réel et complet d’un pays est une entreprise impossible, parce que tout le monde est intéressé à violer une semblable restriction, un pays n’est jamais exposé qu’à changer la nature de ses produits. Il peut toujours se les acheter [182] tous lui-même, parce que les produits, ainsi qu’il a été prouvé, s’achètent toujours les uns par les autres. Vous réduisez l’Angleterre à ne plus exporter pour un million d’étoffes de laine ; croyez-vous l’empêcher de produire une valeur d’un million ? Vous êtes dans l’erreur ; elle emploiera les mêmes capitaux, une main-d’œuvre équivalente, à fabriquer, au lieu de casimirs peut-être, des esprits ardens avec ses grains et ses pommes de terre ; dès-lors elle cessera d’acheter avec ses casimirs des eaux-de-vie de France. De toutes manières un pays consomme toujours les valeurs qu’il produit, soit directement, soit après un échange, et il ne saurait consommer que cela. Vous rendez l’échange impossible : il faut donc qu’il produise des valeurs telles qu’il puisse les consommer directement. Voilà le fruit des prohibitions : on est plus mal accommodé de part et d’autre, et l’on n’en est pas plus riche.

Napoléon fit certainement tort à l’Angleterre et au continent, en gênant, autant qu’il dépendit de lui, les relations réciproques de l’une et de l’autre : mais, d’un autre côté, il fit involontairement du bien au continent de l’Europe, en facilitant, par cette aggrégation d’états continentaux, fruit de son ambition, une communication plus intime entre ces différens états. Il ne restait plus de barrières entre la Hollande, la Belgique, une partie de l’Allemagne, l’Italie et la France, et de faibles barrières s’élevaient entre les autres états, l’Angleterre exceptée. Je juge du bien qui résulta de ces communications par l’état de mécontentement et de dépression du commerce qui est résulté du régime qui a suivi, et où chaque état s’est retranché derrière une triple ligne de douaniers. Chacun a bien conservé les mêmes moyens de production, mais d’une production moins avantageuse.

Personne ne nie que la France ait beaucoup gagné à la suppression, opérée par la révolution, des barrières qui séparaient ses provinces ; l’Europe avait gagné à la suppression, partielle du moins, des barrières qui séparaient les états de la république continentale ; et le monde gagnerait beaucoup plus encore à la suppression des barrières qui tendent à séparer les états qui composent la république universelle.

Je ne parle point de plusieurs autres inconvéniens très-graves, tels que celui de créer un crime de plus : la contrebande ; c’est-à-dire de rendre criminelle par les lois une action qui est innocente en elle-même, et d’avoir à punir des gens qui, dans le fait, travaillent à la prospérité générale.

Smith admet deux circonstances qui peuvent déterminer un gouvernement sage à avoir recours aux droits d’entrée.

[183]

La première est celle où il s’agit d’avoir une branche d’industrie nécessaire à la défense du pays, et pour laquelle il ne serait pas prudent de ne pouvoir compter que sur des approvisionnemens étrangers. C’est ainsi qu’un gouvernement peut prohiber l’importation de la poudre à canon, si cela est nécessaire à l’établissement des poudrières de l’intérieur ; car il vaut mieux payer cette denrée plus cher, que de s’exposer à en être privé au moment du besoin [159].

La seconde est celle où un produit intérieur, d’une consommation analogue, est déjà chargé de quelque droit. On sent qu’alors un produit extérieur par lequel il pourrait être remplacé, et qui ne serait chargé d’aucun droit, aurait sur le premier un véritable privilége. Faire payer un droit dans ce cas, ce n’est point détruire les rapports naturels qui existent entre les diverses branches de production : c’est les rétablir.

En effet, on ne voit pas pour quel motif la production de valeur qui s’opère par le commerce extérieur, devrait être déchargée du faix des impôts que supporte la production qui s’opère par le moyen de l’agriculture ou des manufactures. C’est un malheur que d’avoir un impôt à payer ; ce malheur, il convient de le diminuer tant qu’on peut : mais une fois qu’une certaine somme de contributions est reconnue nécessaire, ce n’est que justice de la faire payer proportionnellement à tous les genres de production. Le vice que je signale ici est de vouloir nous faire considérer cette sorte d’impôt comme favorable à la richesse publique. L’impôt n’est jamais favorable au public que par le bon emploi qu’on fait de son produit.

Telles sont les considérations qu’il ne faudrait jamais perdre de vue lorsqu’on fait des traités de commerce. Les traités de commerce ne sont bons que pour protéger une industrie et des capitaux qui se trouvent engagés dans de fausses routes par l’effet de mauvaises lois. C’est un mal qu’il faut tendre à guérir et non à perpétuer. L’état de santé relativement à l’industrie et à la richesse, c’est l’état de liberté, c’est l’état où les intérêts se protégent eux-mêmes. L’autorité publique ne les protége utilement que contre la violence. Elle ne peut faire aucun bien à la nation par ses entraves et ses impôts. Ils peuvent être un inconvénient nécessaire ; mais c’est méconnaître les fondemens de la prospérité des états, c’est [184] ignorer l’économie politique ; que de les supposer utiles aux intérêts des administrés.

Souvent on a considéré les droits d’entrée et les prohibitions comme une représaille : Votre nation met des entraves à l’introduction des produits de la nôtre ; ne sommes-nous pas autorisés à charger des mêmes entraves les produits de la vôtre ? tel est l’argument qu’on fait valoir le plus souvent, et qui sert de base à la plupart des traités de commerce ; on se trompe sur l’objet de la question. On prétend que les nations sont autorisées à se faire tout le mal qu’elles peuvent : je l’accorde, quoique je n’en sois pas convaincu ; mais il ne s’agit pas ici de leurs droits, il s’agit de leurs intérêts.

Une nation qui vous prive de la faculté de commercer chez elle, vous fait tort incontestablement : elle vous prive des avantages du commerce extérieur par rapport à elle ; et en conséquence, si, en lui fesant craindre pour elle-même un tort pareil, vous pouvez la déterminer à renverser les barrières qu’elle vous oppose, sans doute on peut approuver un tel moyen comme une mesure purement politique. Mais cette représaille, qui est préjudiciable à votre rivale, est aussi préjudiciable à vous-même. Ce n’est point une défense de vos propres intérêts que vous opposez à une précaution intéressée prise par vos rivaux ; c’est un tort que vous vous faites pour leur en faire un autre. Vous vous interdisez des relations utiles, afin de leur interdire des relations utiles. Il ne s’agit plus que de savoir à quel point vous chérissez la vengeance, et combien vous consentez qu’elle vous coûte [160].

Je n’entreprendrai pas de signaler tous les inconvéniens qui accompagnent les traités de commerce ; il faudrait en rapprocher les clauses qu’on y consacre le plus communément, avec les principes établis partout dans cet ouvrage. Je me bornerai à remarquer que presque tous les traités de [185] commerce qu’on a faits chez les modernes, sont basés sur l’avantage et la possibilité prétendus de solder la balance commerciale avec des espèces. Si cet avantage et cette possibilité sont des chimères, les avantages qu’on a recueillis des traités de commerce n’ont pu venir que de l’augmentation de liberté et de la facilité de communication qui en sont résultées pour les nations, et nullement des clauses et des stipulations qu’ils renfermaient ; à moins qu’une des puissances ne se soit servi de sa prépondérance pour stipuler en sa faveur des avantages qui ne peuvent passer que pour des tributs colorés, comme l’Angleterre l’a fait avec le Portugal. C’est une extorsion comme une autre.

Je ferai observer encore que les traités de commerce offrant à une nation étrangère des faveurs spéciales, sont des actes sinon hostiles, du moins odieux à toutes les autres nations. On ne peut faire valoir une concession qu’on fait aux uns qu’en la refusant aux autres. De là des causes d’inimitiés, des germes de guerre toujours fâcheux. Il est bien plus simple, et j’ai montré qu’il serait bien plus profitable, de traiter tous les peuples en amis, et de ne mettre, sur l’introduction des marchandises étrangères, que des droits analogues à ceux dont est chargée la production intérieure.

Malgré les inconvéniens que j’ai signalés dans les prohibitions de denrées étrangères, il serait sans doute téméraire de les abolir brusquement. Un malade ne se guérit pas dans un jour. Une nation veut être traitée avec de semblables ménagemens, même dans le bien qu’on lui fait. Que de capitaux, que de mains industrieuses employés dans des fabrications monopoles, qu’il faut dès-lors ménager, quoiqu’elles soient des abus ! Ce n’est que peu à peu que ces capitaux et cette main-d’œuvre peuvent trouver des emplois plus avantageusement productifs pour la nation. Peut-être n’est-ce pas trop de toute l’habileté d’un grand homme d’état pour cicatriser les plaies qu’occasionne l’extirpation de cette loupe dévorante du système réglementaire et exclusif ; et quand on considère mûrement le tort qu’il cause quand il est établi, et les maux auxquels on peut être exposé en l’abolissant, on est conduit naturellement à cette réflexion : s’il est si difficile de rendre la liberté à l’industrie, combien ne doit-on pas être réservé lorsqu’il s’agit de l’ôter !

Les gouvernemens ne se sont pas contentés de mettre des entraves à l’introduction des produits étrangers. Toujours persuadés qu’il fallait que leur nation vendît sans acheter, comme si la chose était possible, en même [186] temps qu’ils ont assujetti à une espèce d’amende ceux qui achetaient de l’étranger, ils ont souvent offert des gratifications, sous le nom de primes d’encouragement, à celui qui vendait à l’étranger.

Le gouvernement anglais surtout, plus jaloux encore que les autres de favoriser l’écoulement des produits du commerce et des manufactures de la Grande-Bretagne, a fait grand usage de ce moyen d’encouragement. On comprend que le négociant qui reçoit une gratification à la sortie, peut, sans perte pour lui-même, donner dans l’étranger sa marchandise à un prix inférieur à celui auquel elle lui revient lorsqu’elle y est rendue. « Nous ne pouvons, dit Smith à ce sujet, forcer les étrangers à acheter de nous exclusivement les objets de leur consommation ; en conséquence nous les payons pour qu’ils nous accordent cette faveur. »

En effet, si une certaine marchandise envoyée par un négociant anglais en France, y revient à ce négociant, en y comprenant le profit de son industrie, à 100 francs, et si ce prix n’est pas au-dessous de celui auquel on peut se procurer la même marchandise en France, il n’y aura pas de raison pour qu’il vende la sienne exclusivement à toute autre. Mais si le gouvernement anglais accorde, au moment de l’exportation, une prime de 10 francs, et si, au moyen de cette prime, la marchandise est donnée pour 90 francs au lieu de 100 qu’elle vaudrait, elle obtient la préférence ; mais n’est-ce pas un cadeau de 10 francs que le gouvernement anglais fait au consommateur français ?

On conçoit que le négociant puisse trouver son compte à cet ordre de choses. Il fait le même profit que si la nation française payait la chose selon sa pleine valeur ; mais la nation anglaise perd, à ce marché, dix pour cent avec la nation française. Celle-ci n’envoie qu’un retour de la valeur de 90 francs en échange de la marchandise qu’on lui a envoyée, qui en vaut 100.

Quand une prime est accordée, non au moment de l’exportation, mais dès l’origine de la production, le produit pouvant être vendu aux nationaux de même qu’aux étrangers, c’est un présent dont profitent les consommateurs nationaux comme ceux de l’étranger. Si, comme cela arrive quelquefois, le producteur met la prime dans sa poche, et n’en maintient pas moins la marchandise à son prix naturel, alors c’est un présent fait par le gouvernement au producteur, qui est en outre payé du profit ordinaire de son industrie.

Quand une prime engage à créer, soit pour l’usage intérieur, soit pour l’usage de l’étranger, un produit qui n’aurait pas lieu sans cela, il [187] en résulte une production fâcheuse, car elle coûte plus qu’elle ne vaut.

Qu’on suppose une marchandise qui, terminée, puisse se vendre 24 francs et rien de plus ; supposons encore qu’elle coûte en frais de production (en y comprenant toujours le profit de l’industrie qui la produit) 27 francs : il est clair que personne ne voudra se charger de la fabriquer, afin de ne pas supporter une perte de 3 francs. Mais si le gouvernement, pour encourager cette branche d’industrie, consent à supporter cette perte, c’est-à-dire, s’il accorde sur la fabrication de ce produit une prime de 3 francs, alors la fabrication aura lieu, et le trésor public, c’est-à-dire la nation, aura supporté une perte de 3 francs.

On voit, par cet exemple, l’espèce d’avantage qui résulte d’un encouragement donné à une branche d’industrie quelconque qui ne peut pas se tirer d’affaire elle-même. C’est vouloir qu’on s’occupe d’une production désavantageuse, et où l’on fait un échange défavorable des avances contre les produits.

S’il y a quelque bénéfice à retirer d’une industrie, elle n’a pas besoin d’encouragement ; s’il n’y a point de bénéfice à en retirer, elle ne mérite pas d’être encouragée. Ce serait en vain qu’on dirait que l’état peut profiter d’une industrie qui ne donnerait aucun bénéfice aux particuliers : comment l’état peut-il faire un profit, si ce n’est par les mains des particuliers ?

On avancera peut-être que le gouvernement retire plus en impositions sur tel produit, qu’il ne lui coûte en encouragemens ; mais alors il paie d’une main pour recevoir de l’autre ; qu’il diminue l’impôt de tout le montant de la prime, l’effet demeurera le même pour la production, et l’on épargnera les frais de l’administration des primes, et partie de ceux de l’administration des impôts.

Quoique les primes soient une dépense qui diminue la masse des richesses que possède une nation, il est cependant des cas où il lui convient d’en faire le sacrifice, comme celui, par exemple, où l’on veut s’assurer des produits nécessaires à la sûreté de l’état, dussent-ils coûter au-delà de leur valeur. Louis XIV, voulant remonter la marine française, accorda 5 francs par chaque tonneau [161] à tous ceux qui équiperaient des navires. Il voulait créer des matelots.

Tel est encore le cas où la prime n’est que le remboursement d’un droit [188] précédemment payé. C’est ainsi qu’en Angleterre, en France, on accorde à l’exportation du sucre raffiné une prime qui n’est au fond que le remboursement des droits d’entrée payés par les cassonnades et par les sucres bruts.

Peut-être un gouvernement fait-il bien encore d’accorder quelques encouragemens à une production, qui, bien que donnant de la perte dans les commencemens, doit pourtant donner évidemment des profits au bout de peu d’années. Smith n’est pas de cet avis.

« Il n’est aucun encouragement, dit-il, qui puisse porter l’industrie d’une nation au-delà de ce que le capital de cette nation peut en mettre en activité. Il ne peut que détourner une portion de capital d’une certaine production pour la diriger vers une autre, et il n’est pas à supposer que cette production forcée soit plus avantageuse à la société, que celle qui aurait été naturellement préférée… L'homme d'état qui voudrait diriger les volontés des particuliers, quant à l'emploi de leur industrie et de leurs capitaux, se chargerait non-seulement d'un inutile soin, mais encore d'un soin qu'il serait très-malheureux de voir confier à un seul homme, à un conseil, quelque sages qu'on veuille les supposer, et qui surtout ne saurait être en de plus mauvaises mains que dans celles d'administrateurs assez fous pour imaginer qu'ils sont capables de le prendre… Quand même la nation, faute de tels réglemens, devrait ne jamais acquérir une certaine branche d'industrie, elle n'en serait pas plus pauvre à l'avenir, elle a pu employer ses capitaux d'une manière plus avantageuse [162] ».

Smith a certainement raison au fond ; mais il est des circonstances qui peuvent modifier cette proposition généralement vraie, que chacun est le meilleur juge de l’emploi de son industrie et de ses capitaux.

Smith a écrit dans un temps et dans un pays où l’on était et où l’on est encore fort éclairé sur ses intérêts, et fort peu disposé à négliger les profits qui peuvent résulter des emplois de capitaux et d’industrie, quels qu’ils soient. Mais toutes les nations ne sont pas encore parvenues au même point. Combien n’en est-il pas où, par des préjugés que le gouvernement seul peut vaincre, on est éloigné de plusieurs excellens emplois de capitaux ! Combien n’y a-t-il pas de villes et de provinces où l’on suit routinièrement les mêmes usages pour les placemens d’argent ! Ici on ne sait placer qu’en rentes hypothéquées sur des terres ; là, qu’en maisons ; [189] plus loin, que dans les charges et les emprunts publics. Toute application neuve de la puissance d’un capital est, dans ces lieux-là, un objet de méfiance ou de dédain, et la protection accordée à un emploi de travail et d’argent vraiment profitable, peut devenir un bienfait pour le pays.

Enfin, telle industrie peut donner de la perte à un entrepreneur qui la mettrait en train sans secours, et qui pourtant est destinée à procurer de très-gros bénéfices quand les ouvriers y seront façonnés, et que les premiers obstacles auront été surmontés.

On possède actuellement en France les plus belles manufactures de soieries et de draps qu’il y ait au monde : peut-être les doit-on aux sages encouragemens de Colbert. Il avança 2,000 francs aux manufacturiers par chaque métier battant ; et, pour le remarquer en passant, cette espèce d’encouragement avait un avantage tout particulier : communément le gouvernement lève, sur les produits de l’industrie privée, des contributions dont le montant est perdu pour la reproduction. Ici une partie des contributions était réemployée d’une manière productive. C’était une partie du revenu des particuliers qui allait grossir les capitaux productifs du royaume. À peine aurait-on pu espérer autant de la sagesse et de l’intérêt personnel des particuliers eux-mêmes [163].

Ce n’est pas ici le lieu d’examiner combien les encouragemens, en général, ouvrent d’entrées aux dilapidations, aux faveurs injustes et à tous les abus qui s’introduisent dans les affaires des gouvernemens. Un homme d’état habile, après avoir conçu le plan le plus évidemment bon, est souvent retenu par les vices qui doivent nécessairement se glisser dans son exécution. Un de ces inconvéniens est d’accorder, comme cela arrive presque toujours, les encouragemens et les autres faveurs dont les gouvernemens disposent, non à ceux qui sont habiles à les mériter, mais à ceux qui sont habiles à les solliciter.

Je ne prétends point, au reste, blâmer les distinctions ni même les récompenses pécuniaires accordées publiquement à des artistes ou à des artisans, pour prix d’un effort extraordinaire de leur génie ou de leur adresse. Les encouragemens de ce genre excitent l’émulation et [190] acroissent la masse des lumières générales, sans détourner l’industrie et les capitaux de leur emploi le plus avantageux. Ils occasionnent d’ailleurs une dépense peu considérable auprès de ce que coûtent, en général, les autres encouragemens. La prime pour favoriser l’exportation des blés a coûté à l’Angleterre, suivant Smith, dans certaines années, plus de sept millions de nos francs. Je ne crois pas que jamais le gouvernement anglais, ni aucun autre, ait dépensé en prix d’agriculture la cinquantième partie de cette somme dans une année.

§ II. — Effets des réglemens qui déterminent le mode de production.

Lorsque les gouvernemens se sont occupés des procédés de l’industrie agricole, leur intervention a presque toujours été favorable. L’impossibilité de diriger les procédés variés de l’agriculture, la multiplicité des gens qu’elle occupe souvent isolément sur toute l’étendue d’un territoire et dans une multitude d’entreprises séparées, depuis les grandes fermes jusqu’aux jardins des plus petits villageois, le peu de valeur ses produits relativement à leur volume, toutes ces circonstances, qui tiennent à la nature de la chose, ont heureusement rendu impossibles les réglemens qui auraient gêné les industrieux. Les gouvernemens animés de l’amour du bien public ont dû en conséquence se borner à distribuer des prix et des encouragemens, et à répandre des instructions qui, souvent, ont contribué très-efficacement aux progrès de cet art. L’école vétérinaire d’Alfort, la ferme expérimentale de Rambouillet, l’introduction des mérinos, sont pour l’agriculture française de véritables bienfaits, dont elle doit l’extension et le perfectionnement à la sollicitude des diverses administrations qui, du sein des orages politiques, ont gouverné la France.

Quand l’administration veille à l’entretien des communications, lorsqu’elle protége les récoltes, lorsqu’elle punit les négligences coupables, comme le défaut d’échenillage des arbres, elle produit un bien analogue à celui qu’elle opère par le maintien de la tranquillité et des propriétés, qui est si favorable, ou plutôt si indispensable pour la production [164].

[191]

Les réglemens sur l’aménagement des bois en France, qui, du moins dans plusieurs de leurs parties, sont peut-être indispensables au maintien de cette espèce de produit, paraissent à d’autres égards introduire des gênes décourageantes pour ce genre de culture, qui convient spécialement dans certains terrains, dans les sites montueux, qui est nécessaire pour avoir des pluies suffisantes, et qui néanmoins décline tous les jours.

Mais aucune industrie n’a été, quant à ses procédés, en proie à la manie réglementaire autant que celle qui s’occupe des manufactures.

L’objet de beaucoup de réglemens a été de réduire le nombre des producteurs, soit en le fixant d’office, soit en exigeant d’eux certaines conditions pour exercer leur industrie. C’est de là que sont nées les jurandes, les maîtrises, les corps d’arts et métiers. Quel que soit le moyen employé, l’effet est le même : on établit par là aux dépens du consommateur une sorte de monopole, de privilége exclusif dont les producteurs privilégiés se partagent le bénéfice. Ils peuvent d’autant plus aisément concerter des mesures favorables à leurs intérêts, qu’ils ont des assemblées légales, des syndics et d’autres officiers. Dans les réunions de ce genre, on appelle prospérité du commerce, avantage de l’état, la prospérité et l’avantage de la corporation ; et la chose dont on s’y occupe le moins, c’est d’examiner si les bénéfices qu’on se promet sont le résultat d’une production véritable, ou un impôt abusif levé sur les consommateurs, et qui n’est profitable aux uns qu’au détriment des autres.

C’est pourquoi les gens exerçant une profession quelconque, sont ordinairement portés à solliciter des réglemens de la part de l’autorité publique ; et l’autorité publique, y trouvant toujours de son côté l’occasion de lever de l’argent, est fort disposée à les accorder.

Les réglemens, d’ailleurs, flattent l’amour-propre de ceux qui disposent du pouvoir ; ils leur donnent l’air de la sagesse et de la prudence ; ils confirment leur autorité, qui paraît d’autant plus indispensable qu’elle est plus souvent exercée. Aussi n’existe-t-il peut-être pas un seul pays en Europe où il soit loisible à un homme de disposer de son industrie et de ses capitaux selon ses convenances ; dans la plupart, on ne peut changer de place et de profession à son gré. Il ne suffit pas qu’on ait la volonté et [192] le talent nécessaires pour être fabricant et marchand d’étoffes de laine ou de soie, de quincailleries ou de liqueurs ; il faut encore qu’on ait acquis la maîtrise ou qu’on fasse partie d’un corps de métiers [165].

Les maîtrises sont de plus un moyen de police ; non de cette police favorable à la sûreté des particuliers et du public, et qui peut toujours s’exercer à peu de frais et sans vexation, mais de cette police que les mauvais gouvernemens emploient, quoiqu’elle coûte, pour conserver l’autorité dans leurs mains et pour l’étendre. Par des faveurs honorifiques ou pécuniaires, l’autorité dispose des chefs qu’elle donne à la corporation des maîtres. Ces chefs ou syndics, flattés du pouvoir et des distinctions attachés à leur grade, cherchent à les mériter par leur complaisance envers l’autorité. Ils se rendent son interprète auprès des hommes de leur profession ; ils lui désignent ceux dont on doit craindre la fermeté, ceux dont on peut employer la souplesse ; on colore ensuite tout cela de motifs de bien général. Dans les discours qu’on tient d’office ou qu’on fait tenir en public, on insère d’assez bonnes raisons pour maintenir des restrictions contraires à la liberté, ou pour en établir de nouvelles ; car il n’y a pas de mauvaise cause en faveur de laquelle on ne puisse apporter quelque bonne raison.

L’avantage principal, et celui sur lequel on appuie le plus volontiers, est de procurer au consommateur des produits d’une exécution plus parfaite, garantie qui est favorable au commerce national, et assure la continuation de la faveur des étrangers.

Mais cet avantage, l’obtient-on par les maîtrises ? Sont-elles une garantie suffisante que le corps de métier n’est composé, je ne dis pas seulement d’honnêtes gens, mais que de gens très-délicats, comme il faudrait qu’ils fussent pour ne jamais tromper ni leurs concitoyens ni l’étranger ?

Les maîtrises, dit-on, facilitent l’exécution des réglemens qui vérifient et attestent la bonne qualité des produits ; mais, même avec les maîtrises, ces vérifications et ces attestations ne sont-elles pas illusoires, et, dans le [193] cas où elles sont absolument nécessaires, n’y a-t-il aucun moyen plus simple de l’obtenir ?

La longueur de l’apprentissage ne garantit pas mieux la perfection de l’ouvrage : c’est l’aptitude de l’ouvrier et un salaire proportionné au mérite de son travail, qui seuls garantissent efficacement cette perfection. « Il n’est point de profession mécanique, dit Smith, dont les procédés ne puissent être enseignés en quelques semaines, et pour quelques-unes des plus communes, quelques jours sont suffisans. La dextérité de la main ne peut, à la vérité, être acquise que par une grande pratique ; mais cette pratique elle-même ne s’acquerrait-elle pas plus promptement, si un jeune homme, au lieu de travailler comme apprenti, c’est-à-dire de force, nonchalamment et sans intérêt, était payé selon le mérite et la quantité de son ouvrage, sauf par lui à l’embourser au maître les matériaux que son inexpérience ou sa maladresse gâterait [166] ? » en commençant un an plus tard, et en consacrant cette année aux écoles d’enseignement mutuel, j’ai peine à croire que les produits fussent moins parfaits, et, à coup sûr, la classe ouvrière serait moins grossière.

Si les apprentissages étaient un moyen d’obtenir des produits plus parfaits, les produits de l’Espagne vaudraient ceux de l’Angleterre. N’est-ce pas depuis l’abolition des maîtrises et des apprentissages forcés, que la France a réussi à atteindre des perfectionnemens dont elle était bien loin avant cette époque ?

De tous les arts mécaniques, le plus difficile peut-être est celui du jardinier et du laboureur, et c’est le seul qu’on permette partout d’exercer sans apprentissage. En recueille-t-on des fruits moins beaux et des légumes moins abondans ? S’il y avait un moyen de former une corporation de cultivateurs, on nous aurait bientôt persuadé qu’il est impossible d’avoir des laitues bien pommées et des pêches savoureuses, sans de nombreux réglemens composés de plusieurs centaines d’articles.

Enfin ces réglemens, en les supposant utiles, sont illusoires du moment qu’on peut les éluder ; or, il n’est pas de ville manufacturière où l’on ne soit dispensé de toutes les épreuves avec de l’argent ; et elles deviennent ainsi, non-seulement une garantie inutile, mais une occasion de passe-droits et d’injustices ; ce qui est odieux.

Ceux qui soutiennent le système réglementaire, citent, à l’appui de leur [194] opinion, la prospérité des manufactures d’Angleterre, où l’on sait qu’il y a beaucoup d’entraves à l’exercice de l’industrie manufacturière ; mais ils méconnaissent les véritables causes de cette prospérité. « Les causes de la prospérité de l’industrie dans la Grande-Bretagne, dit Smith [167], sont cette liberté de commerce, qui, malgré nos restrictions, est pourtant égale et peut-être supérieure à celle dont on jouit dans quelque pays du monde que ce soit ; cette faculté d’exporter, sans droits, presque tous les produits de l’industrie domestique, quelle que soit leur destination ; et, ce qui est plus important encore, cette liberté illimitée de les transporter d’un bout à l’autre du royaume, sans être obligé de rendre aucun compte, sans être exposé dans aucun bureau à la moindre visite, à la plus simple question, etc. » Qu’on y joigne le respect inviolable de toutes les propriétés, soit de la part de tous les agens du gouvernement sans exception, soit de la part des particuliers, d’immenses capitaux accumulés par le travail et l’économie, l’habitude enfin, inculquée dès l’enfance, de mettre du jugement et du soin à ce qu’on fait, et l’on aura une explication suffisante de la prospérité manufacturière de l’Angleterre.

Les personnes qui citent l’Angleterre pour justifier les chaînes dont elles voudraient charger l’industrie, ignorent que les villes de la Grande-Bretagne où l’industrie fleurit le plus, et qui ont porté les manufactures de ce pays à un très-haut point de splendeur, sont précisément les villes qui n’ont point de corps de métiers [168], telles que Manchester, Birmingham, Liverpool, Glasgow, qui n’étaient que des bourgades il y a deux siècles, et qui se placent maintenant, relativement à la population et aux richesses, immédiatement après Londres, et fort avant York, Cantorbéry, et même Bristol, villes anciennes, favorisées, et capitales des principales provinces, mais où l’industrie était soumise à de gothiques entraves.

« La ville et la paroisse de Halifax, dit un auteur qui passe pour bien connaître l’Angleterre, ont vu, depuis quarante ans, quadrupler le nombre de leurs habitans ; et plusieurs villes sujettes aux corporations ont éprouvé des diminutions sensibles. Les maisons situées dans l’enceinte de la Cité à Londres, se louent mal ; tandis que Westminster, Southwark et les autres faubourgs, prennent un accroissement continuel. Ils sont libres ; et la Cité a quatre-vingt-douze compagnies [195] exclusives de tous genres, dont on voit les membres orner tous les ans la marche triomphale du lord-maire [169]. »

On connaît la prodigieuse activité des manufactures de quelques faubourgs de Paris, et principalement du faubourg saint-Antoine, où l’industrie jouissait de plusieurs franchises. Il y a tel produit qu’on ne savait faire que là. Comment arrivait-il donc qu’on y fût plus habile sans apprentissage, sans compagnonage forcé, que dans le reste de la ville, où l’on était assujetti à ces règles qu’on cherche à faire envisager comme si essentielles ? C’est que l’intérêt privé est le plus habile des maîtres.

Quelques exemples feront comprendre mieux que des raisonnemens, ce que les corporations et les maîtrises ont de défavorable aux développemens de l’industrie.

Argand, à qui l’on doit les lampes à double courant d’air, découverte qui a plus que triplé la quantité de lumière dont nous pouvons jouir, pour le même prix, en l’absence du soleil, fut attaqué devant le parlement par la communauté des ferblantiers, serruriers, taillandiers, maréchaux-grossiers, qui réclamaient le droit exclusif de faire des lampes [170].

Un habile constructeur d’instrumens de physique et de mathématiques de Paris, Lenoir, avait un petit fourneau pour modeler les métaux dont il se servait. Les syndics de la communauté des fondeurs vinrent eux-mêmes le démolir. Il fut obligé de s’adresser au roi pour le conserver, et le talent eut encore besoin de la faveur.

La fabrication des tôles vernies a été expulsée de France jusqu’à la révolution, parce qu’elle demande des ouvriers et des outils qui appartiennent à différentes professions, et qu’on ne pouvait s’y livrer sans être agrégé à plusieurs communautés. On remplirait un volume des vexations décourageantes pour les efforts personnels, qui ont été exercées dans la ville de Paris par l’effet du système réglementaire ; et l’on remplirait un [196] autre volume des succès qui ont été obtenus depuis qu’on a été débarrassé de ces entraves par la révolution.

De même qu’un faubourg prospère à côté d’une ville à corporations, qu’une ville affranchie d’entraves prospère au milieu d’un pays où l’autorité se mêle de tout, une nation où l’industrie serait débarrassée de tous liens, prospèrerait au milieu d’autres nations réglementées. Toutes les fois qu’on y a été garanti des vexations des grands, des chicanes de la justice et des entreprises des voleurs, les plus prospères ont toujours été celles où il y a eu le moins de formalités à observer. Sully, qui passait sa vie à étudier et à mettre en pratique les moyens de prospérité de la France, avait la même opinion. Il regarde, dans ses Mémoires [171], la multiplicité des édits et des ordonnances, comme un obstacle direct à la prospérité de l’état [172].

Si toutes les professions étaient libres, dira-t-on, un grand nombre de ceux qui les embrasseraient, écrasés par la concurrence, se ruineraient. Cela pourrait arriver quelquefois, quoiqu’il fût peu probable qu’un grand nombre de concurrens se précipitassent dans une carrière où il y aurait peu de chose à gagner ; mais, ce malheur dût-il arriver de temps en temps, le mal serait moins grand que de soutenir, d’une manière permanente, le prix des produits à un taux qui nuit à leur consommation, et qui appauvrit, relativement à ces produits, la masse entière des consommateurs.

Si les principes d’une saine politique condamnent les actes de l’administration qui limitent la faculté que chacun doit avoir de disposer en liberté de ses talens et de ses capitaux, il est encore plus difficile de [197] justifier de telles mesures en suivant les principes du droit naturel. « Le patrimoine du pauvre, dit l’auteur de la Richesse des nations, est tout entier dans la force et l’adresse de ses doigts ; ne pas lui laisser la libre disposition de cette force et de cette adresse, toutes les fois qu’il ne l’emploie pas au préjudice des autres hommes, c’est attenter à la plus indisputable des propriétés. »

Cependant, comme il est aussi de droit natuel qu’on soumette à des règles une industrie qui, sans ces règles, pourrait devenir préjudiciable aux autres citoyens, c’est très-justement qu’on assujettit les médecins, les chirurgiens, les apothicaires, à des épreuves qui sont des garans de leur habileté. La vie de leurs concitoyens dépend de leurs connaissances : on peut exiger que leurs connaissances soient constatées ; mais il ne paraît pas qu’on doive fixer le nombre des praticiens, ni la manière dont ils doivent s’instruire. La société a intérêt de constater leur capacité, et rien de plus.

Par la même raison, les réglemens sont bons et utiles, lorsqu’au lieu de déterminer la nature des produits et les procédés de leur fabrication, ils se bornent à prévenir une fraude, une pratique qui nuit évidemment à d’autres productions, ou à la sûreté du public.

Il ne faut pas qu’un fabricant puisse annoncer sur son étiquette une qualité supérieure à celle qu’il a fabriquée ; sa fidélité intéresse le consommateur indigène à qui le gouvernement doit sa protection ; elle intéresse le commerce que la nation fait au-dehors, car l’étranger cesse bientôt de s’adresser à une nation qui le trompe.

Et remarquez que ce n’est point le cas d’appliquer l’intérêt personnel du fabricant, comme la meilleure des garanties. À la veille de quitter sa profession, il peut vouloir en forcer les profits aux dépens de la bonne foi, et sacrifier l’avenir dont il n’a plus besoin, au présent dont il jouit encore. C’est ainsi que dès l’année 1783 les draperies françaises perdirent toute faveur dans le commerce du levant, et furent supplantées par les draperies allemandes et anglaises [173].

Ce n’est pas tout. Le nom seul de l’étoffe, celui même de la ville où une étoffe est fabriquée, sont souvent une étiquette. On sait, par une longue expérience, que les étoffes qui viennent de tel endroit ont telle largeur, [198] que les fils de la chaîne sont en tel nombre. Fabriquer, dans la même ville, une étoffe de même nom, et s’écarter de l’usage reçu, c’est y mettre une fausse étiquette.

Cela suffit, je crois, pour indiquer jusqu’où peut s’étendre l’intervention utile du gouvernement. Il doit certifier la vérité de l’étiquette, et, du reste, ne se mêler en rien de la production. Je voudrais même qu’on ne perdît pas de vue que cette intervention, quoiqu’utile, est un mal [174]. Elle est un mal, d’abord parce qu’elle vexe et tourmente les particuliers, et ensuite parce qu’elle est coûteuse, soit pour le contribuable, quand l’intervention du gouvernement est gratuite, c’est-à-dire, quand elle a lieu aux frais du trésor public ; soit pour le consommateur, quand on prélève les frais en une taxe sur la marchandise. L’effet de cette taxe est de la faire renchérir, et le renchérissement est, pour le consommateur indigène, une charge de plus, et pour le consommateur étranger, un motif d’exclusion.

Si l’intervention du gouvernement est un mal, un bon gouvernement la rendra aussi rare qu’il sera possible. Il ne garantira point la qualité des marchandises sur lesquelles il serait moins facile de tromper l’acheteur que lui-même ; il ne garantira point celles dont la qualité n’est pas susceptible d’être vérifiée par ses agens, car un gouvernement a le malheur d’être toujours obligé de compter sur la négligence, l’incapacité et les coupables condescendances de ses agens ; mais il admettra, par exemple, le contrôle de l’or et de l’argent. Le titre de ces métaux ne saurait être constaté que par une opération chimique très-compliquée, que la plupart des acheteurs ne sont pas capables d’exécuter, et qui, pussent-ils en venir à bout, leur coûterait plus qu’ils ne paient au gouvernement pour l’exécuter à leur place.

En Angleterre, quand un particulier invente un produit nouveau, ou bien découvre un procédé inconnu, il obtient un privilége exclusif de fabriquer ce produit, ou de se servir de ce procédé, privilége que nous nommons brevet d’invention.

Comme il n’a point dès-lors de concurrens dans ce genre de [199] production, il peut, pendant la durée de son brevet, en porter le prix fort au-dessus de ce qui serait nécessaire pour le rembourser de ses avances avec les intérêts, et pour payer les profits de son industrie. C’est une récompense que le gouvernement accorde aux dépens des consommateurs du nouveau produit ; et dans un pays aussi prodigieusement productif que l’Angleterre, et où, par conséquent, il y a beaucoup de gens à gros revenus et à l’affût de tout ce qui peut leur procurer quelque nouvelle jouissance, cette récompense est souvent très-considérable.

Un brevet d’invention (patent) en faveur d’Arkwright, l’inventeur des machines à filer en grand le coton, lui procura, vers 1778, une immense fortune. Il y a peu d’années qu’un homme inventa un ressort en spirale, qui, placé entre les courroies des soupentes des voitures, en adoucit singulièrement les secousses. Un privilége exclusif, pour un si mince objet, a fait la fortune de cet homme.

Qui pourrait raisonnablement se plaindre d’un semblable privilége ? Il ne détruit ni ne gêne aucune branche d’industrie précédemment connue. Les frais n’en sont payés que par ceux qui le veulent bien ; et quant à ceux qui ne jugent pas à propos de les payer, leurs besoins, de nécessité ou d’agrément, n’en sont pas moins complètement satisfaits qu’auparavant.

Cependant, comme tout gouvernement doit tendre à améliorer sans cesse le sort de son pays, il ne peut pas priver à jamais les autres producteurs de la faculté de consacrer une partie de leurs capitaux et de leur industrie à cette production, qui, plus tard, pouvait être inventée par eux ; ni priver long-temps les consommateurs de l’avantage de s’en pourvoir au prix où la concurrence peut la faire descendre. Les nations étrangères, sur lesquelles il n’a aucun pouvoir, admettraient sans restriction cette branche d’industrie, et seraient ainsi plus favorisées que la nation où elle aurait pris naissance.

Les anglais, qui en cela ont été imités par la France [175], ont donc fort sagement établi que de tels priviléges ne durent qu’un certain nombre d’années, au bout desquelles la fabrication de la marchandise qui en est l’objet, est mise à la disposition de tout le monde.

Quand le procédé privilégié est de nature à pouvoir demeurer secret, le même acte statue que, le terme du privilége expiré, il sera rendu [200] public. Le producteur privilégié (qui, dans ce cas, semblerait n’avoir aucun besoin de privilége) y trouve cet avantage, que si quelque autre personne venait à découvrir le procédé secret, elle ne pourrait néanmoins en faire usage avant l’expiration du privilége.

Il n’est point nécessaire que l’autorité publique discute l’utilité du procédé, ou sa nouveauté ; s’il n’est pas utile, tant pis pour l’inventeur ; s’il n’est pas nouveau, tout le monde est admis à prouver qu’il était connu, et que chacun avait le droit de s’en servir : tant pis encore pour l’inventeur, qui a payé inutilement les frais du brevet d’invention.

Les brevets d’invention paraissent avoir été en Angleterre un encouragement plus effectif qu’en France, où j’ai vu mettre en doute qu’ils aient jamais procuré à un inventeur des avantages qu’il n’aurait pas eus sans eux. Ils ont été la cause de beaucoup de procès et quelquefois un obstacle à des améliorations. Le privilége est nul si le procédé était connu auparavant ; mais comment établir la preuve qu’un procédé était connu, ou qu’il ne l’était pas ? Comment établir même l’identité d’une méthode avec une autre ? Une légère différence constitue-t-elle une méthode différente ? Oui, si elle est essentielle. Mais aussi quelquefois une différence, en apparence considérable, n’empêche pas deux fabrications d’être les mêmes au fond.

En France on accorde aussi des brevets d’importation ; et l’on a vu des manufacturiers qui avaient introduit dans leur fabrication des procédés heureusement imités de l’étranger, mais qui, n’ayant point pris de brevets parce qu’ils ne prétendaient à aucun monopole, ont été attaqués en justice par des agioteurs en brevets d’importation, qui, après s’être pourvus d’un privilége, prétendaient que le procédé leur appartenait. Ces derniers brevets sont décidément mauvais. Les usages des étrangers sont une source d’instruction ouverte à tout le monde de même que les livres, et il est avantageux que le plus de gens possible soient admis à puiser à toutes les sources de l’instruction.

Les considérations précédentes sur les réglemens qui ont rapport, soit à la nature des produits, soit aux moyens employés pour produire, n’ont pas pu embrasser la totalité des mesures de ce genre adoptées dans tous les pays civilisés ; et quand j’aurais soumis à l’examen la totalité de ces mesures, dès le lendemain l’examen aurait été incomplet, parce que chaque jour voit naître de nouveau réglemens. L’essentiel était d’établir les principes d’après lesquels on peut prévoir leurs effets.

[201]

Je crois néanmoins devoir m’arrêter encore sur deux genres de commerce qui ont été le sujet de beaucoup de réglemens : ce sera la matière de deux paragraphes particuliers.

§ III. — Des Compagnies privilégiées.

Le gouvernement accorde quelquefois à des particuliers, mais plus souvent à des compagnies de commerce, le droit exclusif d’acheter et de vendre certaines denrées, comme le tabac, par exemple, ou de trafiquer avec une certaine contrée, comme l’Inde.

Les concurrens se trouvant écartés par la force du gouvernement, les commerçans privilégiés élèvent leurs prix au-dessus du taux qu’établirait le commerce libre. Ce taux est quelquefois déterminé par le gouvernement lui-même, qui met ainsi des bornes à la faveur qu’il accorde aux producteurs, et à l’injustice qu’il exerce envers les consommateurs ; d’autres fois la compagnie privilégiée ne borne l’élévation de ses prix que lorsque la réduction dans la quotité des ventes lui cause plus de préjudice que la cherté des marchandises ne lui procure de profits. Dans tous les cas, le consommateur paie la denrée plus cher qu’elle ne vaut, et communément le gouvernement se réserve une part dans les profits de ce monopole.

Comme il n’y a pas de mesure fâcheuse qui ne puisse être et qui n’ait été appuyée par des argumens plausibles, on a dit que, pour commercer avec certains peuples, il y a des précautions à prendre, qui ne peuvent être bien prises que par des compagnies. Tantôt ce sont des forteresses, une marine à entretenir ; comme s’il fallait entretenir un commerce qu’on ne peut faire qu’à main armée ! Comme si l’on avait besoin d’armée quand on veut être juste, et comme si l’état n’entretenait pas déjà à grands frais des forces pour protéger ses sujets ! Tantôt ce sont des ménagemens diplomatiques à avoir. Les chinois, par exemple, sont un peuple si attaché à certaines formes, si soupçonneux, si indépendant des autres nations par l’éloignement, l’immensité de son empire et la nature de ses besoins, que ce n’est que par une faveur spéciale, et qu’il serait facile de perdre, qu’on peut négocier avec eux. Il faut nous passer de leur thé, de leurs soies, de leurs nankins, ou bien prendre les précautions qui seules peuvent continuer à nous les procurer. Or, des tracasseries suscitées par des particuliers pourraient troubler l’harmonie nécessaire au commerce qui se fait entre les deux nations.

Mais est-il bien sûr que les agens d’une compagnie, souvent [202] très-hautains, et qui se sentent protégés par les forces militaires, soit de leur nation, soit de leur compagnie, est-il bien sûr, dis-je, qu’ils soient plus propres à entretenir des relations de bonne amitié, que des particuliers nécessairement plus soumis aux lois des peuples qui les reçoivent ; que des particuliers à qui l’intérêt personnel interdit tout mauvais procédé, à la suite duquel leurs biens, et peut-être leurs personnes pourraient être exposés [176] ? Enfin, mettant les choses au pis, et supposant que sans une compagnie privilégiée le commerce de la Chine fût impossible, serait-on pour cela privé des produits de cette contrée ? Non, assurément. Le commerce des denrées de Chine se fera toujours, par la raison que ce commerce convient aux chinois comme à la nation qui le fera. Paiera-t-on ces denrées un prix extravagant ? On ne doit pas le supposer, quand on voit les trois quarts des nations d’Europe qui n’envoient pas un seul vaisseau à la Chine, et qui n’en sont pas moins bien pourvues de thé, de soies et de nankin, à des prix fort raisonnables.

Un autre argument plus généralement applicable, et dont on a tiré plus de parti, est celui-ci : une compagnie achetant seule dans les pays dont elle a le commerce exclusif, n’y établit point de concurrence d’acheteurs, et par conséquent obtient les denrées à meilleur marché.

D’abord il n’est pas exact de dire que le privilége écarte toute concurrence. Il écarte, à la vérité, la concurrence des compatriotes, qui serait fort utile à la nation ; mais il n’exclut pas du même commerce les compagnies privilégiées, ni les négocians libres des autres états.

En second lieu, il est beaucoup de denrées dont les prix n’augmenteraient pas en raison de la concurrence qu’on affecte de redouter, et qui, au fond, est assez peu de chose.

S’il partait de Marseille, de Bordeaux, de Lorient, des vaisseaux pour aller acheter du thé à la Chine, il ne faut pas croire que les armateurs de tous ces navires réunis, achetassent plus de thé que la France n’en peut consommer ou vendre ; ils auraient trop de peur de ne pouvoir s’en défaire. Or, s’ils n’en achètent pour nous que ce qui s’en achète pour nous par d’autres négocians, le débit du thé en Chine n’en sera pas augmenté : [203] cette denrée n’y deviendra pas plus rare. Pour que nos négocians la payassent plus cher, il faudrait qu’elle renchérît pour les chinois eux-mêmes ; et dans un pays où se vend cent fois plus de thé que n’en consomment tous les européens ensemble, ce ne serait pas l’enchère de quelques négocians de France, qui en ferait monter sensiblement le prix.

Mais quand il serait vrai qu’il y eut dans l’orient des sortes de marchandises que la concurrence européenne pourrait faire renchérir, pourquoi serait-ce un motif d’intervertir, à l’égard de ces contrées seulement, les règles que l’on suit partout ailleurs ? Afin de payer moins cher aux allemands les quincailleries et les merceries que nous leur achetons, donne-t-on à une compagnie le privilége exclusif d’aller les acheter en Allemagne et de les revendre parmi nous ?

Si l’on suivait avec l’Orient la marche qu’on suit avec toutes les autres contrées étrangères, le prix de certaines marchandises n’y resterait pas long-temps au-dessus du taux où les portent naturellement en Asie les frais de leur production ; car ce prix trop élevé exciterait à les produire, et la concurrence des vendeurs se mettrait bien vite au niveau de celle des acheteurs.

Supposons néanmoins que l’avantage d’acheter à bon marché fût aussi réel qu’on le représente ; il faudrait du moins que la nation participât à ce bon prix, et que les consommateurs nationaux payassent moins cher ce que la compagnie paie moins cher. Or c’est exactement le contraire qui arrive, et la raison en est simple : la compagnie, qui n’est réellement pas débarrassée de la concurrence dans ses achats, puisqu’elle a pour concurrens les autres nations, l’est effectivement dans ses ventes, puisque ses compatriotes ne peuvent acheter que d’elle les marchandises qui font l’objet de son commerce, et que les marchandises de même sorte qui pourraient être apportées par des négocians étrangers, sont écartées par une prohibition. Elle est maîtresse des prix, surtout lorsqu’elle a soin, comme son intérêt l’y invite, de tenir le marché non complètement approvisionné, understocked, comme disent les anglais, de manière que, la demande se trouvant un peu supérieure à l’approvisionnement, la concurrence des acheteurs soutienne le prix de la marchandise [177].

C’est ainsi que les compagnies, non-seulement font un gain usuraire sur le consommateur, mais qu’elles lui font encore payer les dégâts et [204] les fraudes inévitables dans une si grande machine, gouvernée par des directeurs et des agens sans nombre, dispersés aux deux bouts de la terre. Le commerce interlope [178] et la contrebande peuvent seuls mettre des bornes aux énormes abus des compagnies privilégiées ; et, sous ce rapport, le commerce interlope et la contrebande ne sont pas sans utilité.

Or ce gain, tel qu’il vient d’être analysé, est-il un gain pour la nation qui a une compagnie privilégiée ? Nullement : il est en entier levé sur cette nation ; toute la valeur que le consommateur paie au-delà du prix que coûtent les services productifs d’une marchandise, n’est plus une valeur produite ; c’est une valeur dont le gouvernement gratifie le commerçant aux dépens du consommateur.

Au moins, ajoutera-t-on peut-être, ce gain reste au sein de la nation, et s’y dépense. — Fort bien ; mais qui est-ce qui le dépense ? Cette question vaut la peine d’être faite. Si dans une famille un des membres s’emparait du principal revenu, se fesait faire les plus beaux habits et mangeait les meilleurs morceaux, serait-il bien venu à dire aux autres individus de la même famille : Que vous importe que ce soit vous ou moi qui dépensions ? le même revenu n’est-il pas dépensé ? Tout cela revient au même

Ce gain, tout à la fois exclusif et usuraire, procurerait aux compagnies privilégiées des richesses immenses, s’il était possible que leurs affaires fussent bien gérées ; mais la cupidité des agens, la longueur des entreprises, l’éloignement des comptables, l’incapacité des intéressés, sont pour elles des causes sans cesse agissantes de ruine. L’activité et la clairvoyance de l’intérêt personnel sont encore plus nécessaires dans les affaires longues et délicates que dans toutes les autres ; et quelle surveillance active et clairvoyante peuvent exercer des actionnaires qui sont quelquefois au nombre de plusieurs centaines, et qui ont presque tous des intérêts plus chers à soigner [179] ?

Telles sont les suites des priviléges accordés aux compagnies commerçantes ; et il est à remarquer que ce sont des conséquences nécessaires, résultant de la nature de la chose, tellement que certaines circonstances [205] peuvent les modifier, non les détruire. C’est ainsi que la compagnie anglaise des Indes n’a pas été si mal que les trois ou quatre compagnies françaises qu’on a essayé d’établir à différentes époques [180] ; elle est en même temps souveraine, et les plus détestables souverainetés peuvent subsister plusieurs siècles ; témoin celle des Mamelucks sur l’Égypte.

Quelques autres inconvéniens d’un ordre inférieur marchent à la suite des industries privilégiées. Souvent un privilége exclusif fait fuir et transporte à l’étranger des capitaux et une industrie qui ne demandaient qu’à se fixer dans le pays. Dans les derniers temps du règne de Louis XIV, la compagnie des Indes, ne pouvant se soutenir malgré son privilége exclusif, en céda l’exercice à quelques armateurs de Saint-Malo, moyennant une légère part dans leur bénéfice. Ce commerce commençait à se ranimer sous l’influence de la liberté, et l’année 1714, époque où expirait entièrement le privilége de la compagnie, lui aurait donné toute l’activité que comportait la triste situation de la France ; mais la compagnie sollicita une prolongation de privilége et l’obtint, tandis que des négocians avaient déjà commencé des expéditions pour leur compte. Un vaisseau marchand, de Saint-Malo, commandé par un breton nommé Lamerville, arriva sur les côtes de France, revenant de l’Inde. Il voulut entrer dans le port ; on lui dit qu’il n’en avait pas le droit, et que ce commerce n’était plus libre. Il fut contraint de poursuivre son chemin jusqu’au premier port de la Belgique. Il entra dans celui d’Ostende, où il vendit sa cargaison. Le gouverneur de la Belgique, instruit du profit immense qu’il avait fait, proposa au même capitaine de retourner dans l’Inde avec des vaisseaux qu’on équiperait exprès. Lamerville fit en conséquence plusieurs voyages pour différens individus, et ce fut là l’origine de la compagnie d’Ostende [181].

Nous avons vu que les consommateurs français ne pouvaient que perdre à ce monopole, et certainement ils y perdirent ; mais du moins les intéressés devaient y gagner : ils y perdirent aussi, malgré le monopole du tabac et celui des loteries, et d’autres encore que le gouvernement leur accorda [182]. « Enfin, dit Voltaire, il n’est resté aux français, dans l’Inde, [206] que le regret d’avoir dépensé, pendant plus de quarante ans, des sommes immenses pour entretenir une compagnie qui n’a jamais fait le moindre profit, qui n’a jamais rien payé aux actionnaires, ni à ses créanciers, du produit de son négoce, et qui, dans son administration indienne, n’a subsisté que d’un secret brigandage [183]. »

Le privilége exclusif d’une compagnie est justifiable, quand il est l’unique moyen d’ouvrir un commerce tout neuf avec des peuples éloignés ou barbares. Il devient alors une espèce de brevet d’invention, dont l’avantage couvre les risques d’une entreprise hasardeuse et les frais de première tentative ; les consommateurs ne peuvent pas se plaindre de la cherté des produits, qui seraient bien plus chers sans cela, puisqu’ils ne les auraient pas du tout. Mais, de même que les brevets d’invention, ce privilége ne doit durer que le temps nécessaire pour indemniser complètement les entrepreneurs de leurs avances et de leur risque. Passé ce terme, il ne serait plus qu’un don qu’on leur ferait gratuitement aux dépens de leurs concitoyens, qui tiennent de la nature le droit de se procurer les denrées dont ils ont envie, où ils peuvent et au plus bas prix possible.

On pourrait faire sur les manufactures privilégiées à peu près les mêmes raisonnemens que sur les priviléges relatifs au commerce. Ce qui fait que les gouvernemens se laissent entraîner si facilement dans ces sortes de concessions, c’est, d’une part, qu’on présente le gain sans s’embarrasser de rechercher comment et par qui il est payé ; et d’une autre part, que ces prétendus gains peuvent être, bien ou mal, à tort ou à raison, appréciés par des calculs numériques ; tandis que l’inconvénient, tandis que la perte, affectant plusieurs parties du corps social, et l’affectant d’une manière indirecte, compliquée et générale, échappent entièrement au calcul. On a dit qu’en économie politique, il ne fallait s’en rapporter qu’aux chiffres ; quand je vois qu’il n’y a pas d’opération détestable qu’on n’ait soutenue et déterminée par des calculs arithmétiques, je croirais plutôt que ce sont les chiffres qui tuent les états.

§ IV. — Des réglemens relatifs au commerce des grains.

Il semble que des principes aussi généralement applicables doivent être pour les grains ce qu’ils sont pour toutes les autres marchandises. Mais le [207] blé ou l’aliment, quel qu’il soit, qui fait le fonds de la nourriture d’un peuple, mérite quelques considérations particulières.

Par tout pays les habitans se multiplient en proportion des subsistances. Des vivres abondans et à bon marché favorisent la population ; la disette produit un effet contraire [184] : mais ni l’un ni l’autre de ces effets ne saurait être aussi rapide que la succession des récoltes. Une récolte peut excéder d’un cinquième, peut-être d’un quart, la récolte moyenne ; elle peut lui rester inférieure dans la même proportion ; mais un pays comme la France, qui a trente millions d’habitans cette année, ne saurait en avoir trente-six l’année prochaine ; et, s’il fallait que leur nombre tombât à vingt-quatre-millions dans l’espace d’une année, ce ne pourrait être sans d’effroyables calamités. Par un malheur qui tient à la nature des choses, il faut donc qu’un pays soit approvisionné dans les bonnes années avec surabondance, et qu’il éprouve une disette plus ou moins sévère dans les mauvaises années.

Cet inconvénient, au reste, se fait sentir pour tous les objets de sa consommation ; mais la plupart n’étant pas d’une nécessité indispensable, la privation qu’on en éprouve pour un temps, n’équivaut pas à la privation de la vie. Le haut prix d’un produit qui vient à manquer, excite puissamment le commerce à le faire venir de plus loin et à plus grands frais : mais quand un produit est indispensable, comme le blé ; quand un retard de quelques jours dans son arrivage, est une calamité ; quand la consommation de ce produit est tellement considérable, qu’il n’est pas au pouvoir des moyens commerciaux ordinaires d’y suffire ; quand son poids et son volume sont tels, qu’on ne peut lui faire subir un trajet un peu long, surtout par terre, sans tripler ou quadrupler son prix moyen, on ne peut guère alors s’en rapporter entièrement aux particuliers du soin de cet approvisionnement. S’il faut tirer le blé du dehors, il peut arriver qu’il soit rare et cher dans les pays même d’où l’on est dans l’usage de le tirer : le gouvernement de ces pays peut en défendre la sortie, une guerre maritime en empêcher l’arrivage. Et ce n’est pas une denrée dont on puisse se passer, qu’on puisse attendre seulement quelques jours : le moindre retard est un arrêt de mort, du moins pour une partie de la population.

Pour que la quantité moyenne des approvisionnemens fût comme la récolte moyenne, il faudrait que chaque famille fît dans les années d’abondance un approvisionnement, une réserve égale à ce qui peut [208] manquer à ses besoins dans une année de disette. Mais on ne peut attendre une semblable précaution que d’un bien petit nombre de particuliers. La plupart, sans parler de leur imprévoyance, ont trop peu de moyens pour faire l’avance, quelquefois pendant plusieurs années, de la valeur de leur approvisionnement ; ils manqueraient de locaux pour le conserver, et en seraient embarrassés dans leurs déplacemens.

Peut-on se fier aux spéculateurs du soin de faire des réserves ? Au premier aperçu, il semble que leur intérêt devrait suffire pour les y déterminer. Il y a tant de différence entre le prix où l’on peut acheter du blé dans une année d’abondance, et celui où l’on peut le vendre quand une disette survient ! Mais ces momens sont quelquefois séparés par de longs intervalles ; de semblables opérations ne se répètent pas à volonté, et ne donnent pas lieu à un cours d’affaires régulier. Le nombre et la grandeur des magasins, l’achat des grains, obligent à des avances majeures qui coûtent de gros intérêts ; les manipulations du blé sont nombreuses, la conservation incertaine, les infidélités faciles, les violences populaires possibles. Ce sont des bénéfices rarement répétés qui doivent payer tout cela ; il est possible qu’ils ne suffisent pas pour déterminer les particuliers à un genre de spéculations qui seraient sans doute les plus utiles de toutes, puisqu’elles sont fondées sur des achats qui se font au moment où le producteur a besoin de vendre, et sur des ventes au moment où le consommateur trouve difficilement à acheter.

À défaut des réserves faites par des consommateurs eux-mêmes, ou par des spéculateurs, et sur lesquelles on voit qu’il n’est pas prudent de compter, l’administration publique, qui représente les intérêts généraux, ne peut-elle pas en faire avec succès ? Je sais que dans quelques pays de peu d’étendue et sous des gouvernemens économes, comme en Suisse, des greniers d’abondance ont rendu les services qu’on en pouvait attendre. Je ne les crois pas exécutables dans les grands états, et lorsqu’il s’agit d’approvisionner des populations nombreuses. L’avance du capital et les intérêts qu’il coûte, sont un obstacle pour les gouvernemens comme pour les spéculateurs ; un plus grand obstacle même, car la plupart des gouvernemens n’empruntent pas à d’aussi bonnes conditions que des particuliers solvables. Ils ont un bien plus grand désavantage encore comme gérant une affaire qui, par sa nature, est commerciale, une affaire où il faut acheter, soigner et vendre des marchandises. Turgot a fort bien prouvé, dans ses lettres sur le commerce des grains, qu’un gouvernement, dans ces sortes d’affaires, ne pouvait jamais être servi à bon [209] marché, tout le monde étant intéressé à grossir ses frais, et personne ne l’étant à les diminuer. Qui peut répondre qu’une semblable opération sera conduite comme il convient qu’elle le soit, lorsqu’elle doit être dirigée par une autorité qui n’admet point de contrôle, et où les décisions sont généralement prises par des ministres, par des personnes constituées en dignités, et par conséquent étrangères à la pratique des affaires de ce genre ? Qui peut répondre qu’une terreur panique ne fera pas disposer des approvisionnemens avant le temps prescrit ; ou qu’une entreprise politique, une guerre, ne fera pas changer leur destination ?

Dans un pays vaste et populeux, comme la France, où il y a encore trop peu de ports de mer, de fleuves et de canaux navigables, et où par conséquent les frais de production, dans le commerce des grains, peuvent aisément, dans certaines années, en porter le prix fort au-dessus des facultés du grand nombre, il faut d’autres moyens encore de subvenir aux mauvaises récoltes, que le commerce ordinaire. Il ne faut jamais le contrarier ; mais il lui faut des auxiliaires. On ne peut, je crois, compter sur des réserves suffisantes, faites dans les années d’abondance pour les années de disette, que lorsqu’elles sont faites et conduites par des compagnies de négocians, jouissant d’une grande consistance et disposant de tous les moyens ordinaires du commerce, qui veuillent se charger de l’achat, de la conservation et du renouvellement des blés, suivant des règles convenues et moyennant des avantages qui balancent pour eux les inconvéniens de l’opération. L’opération serait alors sûre et efficace, parce que les contractans donneraient des garanties, et elle coûterait moins au public que de toute autre manière. On pourrait traiter avec diverses compagnies pour les villes principales ; et les villes, étant ainsi, dans les disettes, approvisionnées par des réserves, cesseraient de faire des achats dans les campagnes, qui par là se trouveraient elles-mêmes mieux approvisionnées.

Au surplus les réserves, les greniers d’abondance, ne sont que des moyens subsidiaires d’approvisionnement, et pour les temps de disette seulement. Les meilleurs approvisionnemens et les plus considérables sont toujours ceux du commerce le plus libre. Celui-ci consiste principalement à porter le grain des fermes, jusque dans les principaux marchés ; et ensuite, mais pour des quantités bien moins grandes, à le transporter des provinces où il abonde, dans celles qui en manquent ; comme aussi à l’exporter quand il est à bon marché, et à l’importer lorsqu’il est cher.

[210]

L’ignorance populaire a presque eu en horreur ceux qui ont fait le commerce des grains, et les gouvernemens ont trop souvent partagé les préjugés et les terreurs populaires. Les principaux reproches qui ont été faits aux commerçans en blé, ont été d’accaparer cette denrée pour en faire monter le prix, ou tout au moins de faire, sur l’achat et la vente, des profits qui ne sont qu’une contribution gratuite levée sur le producteur et sur le consommateur.

En premier lieu, s’est-on bien rendu compte de ce qu’on entendait par des accaparemens de grains ? Sont-ce des réserves faites dans des années d’abondance et lorsque le grain est à bon marché ? Nous avons vu que nulles opérations ne sont plus favorables, et qu’elles sont même l’unique moyen d’accommoder une production nécessairement inégale, à des besoins constans. Les grands dépôts de grains achetés à bas prix, font la sécurité du public, et méritent non-seulement la protection, mais les encouragemens de l’autorité.

Entend-on par accaparemens les magasins formés lorsque le blé commence à devenir rare et cher, et qui le rendent plus rare et plus cher encore ? Ceux-là en effet, comme ils n’augmentent pas les ressources d’une année aux dépens d’une autre année qui avait un superflu, n’ont pas la même utilité et font payer un service qu’elles ne rendent pas ; mais je ne crois pas que cette manœuvre exécutée sur les blés, ait jamais eu des effets bien funestes. Le blé est une des denrées les plus généralement produites ; pour se rendre maître de son prix, il faudrait ôter à trop de gens la possibilité de vendre, établir des pratiques sur un trop vaste espace, mettre en jeu un trop grand nombre d’agens. C’est de plus une des denrées les plus lourdes et les plus encombrantes comparativement à son prix ; une de celles, par conséquent, dont le voiturage et l’emmagasinement sont le plus difficiles et le plus dispendieux. Un amas de blé de quelque valeur ne peut être rassemblé en aucun lieu sans que tout le monde en soit averti [185]. Enfin, c’est une denrée sujette à des altérations ; une denrée qu’on ne garde pas autant qu’on le veut, et qui, dans les ventes qu’on est forcé d’en faire, expose à des pertes énormes lorsqu’on spécule sur de fortes quantités.

[211]

Les accaparemens par spéculation sont donc difficiles, et par conséquent peu redoutables. Les plus fâcheux et les plus inévitables accaparemens, se composent de cette multitude de réserves de précaution que chacun fait chez soi à l’approche d’une disette. Les uns gardent, par excès de précaution, un peu au-delà de ce qui serait nécessaire pour leur consommation. Les fermiers, les propriétaires-cultivateurs, les meuniers, les boulangers, gens qui par état sont autorisés à avoir quelque approvisionnement, se flattant de se défaire plus tard avec profit de leur excédant, gardent cet excédant un peu plus fort que de coutume ; et cette foule de petits accaparemens forment, par leur multiplicité, un accaparement supérieur à tous ceux que peuvent rassembler les spéculateurs.

Mais que dirait-on si ces calculs, quelque répréhensibles qu’ils soient, avaient encore leur utilité ? Quand le blé n’est pas cher, on en consomme davantage, on le prodigue, on en donne aux animaux. La crainte d’une disette encore éloignée, un renchérissement qui n’est pas encore bien considérable, n’arrêtent pas assez tôt cette prodigalité. Si alors les détenteurs de grains les resserrent, cette cherté anticipée met tout le monde sur ses gardes ; les petits consommateurs surtout, qui, réunis, font la plus grosse consommation, y trouvent des motifs d’épargne et de frugalité. On ne laisse rien perdre d’un aliment qui renchérit ; on tâche de le remplacer par d’autres alimens. C’est ainsi que la cupidité des uns remplace la prudence qui manque aux autres ; et finalement, lorsque les grains réservés sont mis en vente, l’offre qu’on en fait tempère en faveur du consommateur le prix général de la denrée.

Quant au tribut qu’on prétend que le négociant en blé impose au producteur et au consommateur, c’est un reproche qu’on fait quelquefois, sans plus de justice, au commerce de quelque nature qu’il soit. Si, sans aucune avance de fonds, sans magasins, sans soins, sans combinaisons et sans difficultés, les produits pouvaient être mis sous la main des consommateurs, on aurait raison. Mais, si ces difficultés existent, nul ne peut les surmonter à moins de frais que celui qui en fait son état. Qu’un législateur considère d’un peu haut les marchands grands et petits : il les verra s’agiter en tous sens sur la surface d’un pays, à l’affût des bons marchés, à l’affût des besoins, rétablissant par leur concurrence les prix là où ils sont trop bas pour la production, et là où ils sont trop élevés pour la commodité du consommateur. Est-ce du cultivateur, est-ce du consommateur, est-ce de l’administration qu’on pourrait attendre cette utile activité ?

[212]

Ouvrez des communications faciles, et surtout des canaux de navigation, seules communications qui puissent convenir aux denrées lourdes et encombrantes ; donnez toute sécurité aux trafiquans, et laissez-les faire. Ils ne rendront pas copieuse une récolte déficiente, mais ils répartiront toujours ce qui peut être réparti, de la manière la plus favorable aux besoins, comme à la production. C’est sans doute ce qui a fait dire à Smith qu’après l’industrie du cultivateur, nulle n’est plus favorable à la production des blés, que celle des marchands de grains.

Des fausses notions qu’on s’est faites sur la production et le commerce des subsistances, sont nées une foule de lois, de réglemens, d’ordonnances fâcheuses, contradictoires, rendues en tous pays, selon l’exigence du moment, et souvent sollicitées par la clameur publique. Le mépris et le danger qu’on a attirés par là sur les spéculateurs en blé, ont souvent livré ce commerce aux trafiquans du plus bas étage, soit pour les sentimens, soit pour les facultés, et il en est résulté ce qui arrive toujours : c’est que le même trafic s’est fait, mais obscurément, mais beaucoup plus chèrement, parce qu’il fallait bien que les gens à qui il était abandonné, se fissent payer les inconvéniens et les risques de leur industrie.

Lorsqu’on a taxé le prix des grains, on les a fait fuir ou on les a fait cacher. On ordonnait ensuite aux fermiers de les porter au marché ; on prohibait toute vente consommée dans les maisons, et toutes ces violations de la propriété, escortées, comme on peut croire, de recherches inquisitoriales, de violences et d’injustices, ne procuraient jamais que de faibles ressources. En administration comme en morale, l’habileté ne consiste pas à vouloir qu’on fasse, mais à faire en sorte qu’on veuille. Les marchés ne sont jamais garnis de denrées par des gendarmes et des sbires [186].

Quand l’administration veut approvisionner elle-même par ses achats, elle ne réussit jamais à subvenir aux besoins du pays, et elle supprime les approvisionnemens qu’aurait procurés le commerce libre. Aucun négociant n’est disposé à faire, comme elle, le commerce pour y perdre.

Pendant la disette qui eut lieu en 1775 dans diverses parties de la [213] France, la municipalité de Lyon et quelques autres, pour fournir aux besoins de leurs administrés, fesaient acheter du blé dans les campagnes, et le revendaient à perte dans la ville. En même temps elles obtinrent, pour payer les frais de cette opération, une addition aux octrois, aux droits que les denrées payaient en entrant aux portes. La disette augmenta, et il y avait de bonnes raisons pour cela : on n’offrait plus aux marchands qu’un marché où les denrées se vendaient au-dessous de leur valeur, et on leur fesait payer une amende lorsqu’ils les y apportaient [187] !

Plus une denrée est nécessaire, et moins il convient d’en faire tomber le prix au-dessous de son taux naturel. Un renchérissement accidentel du blé est une circonstance fâcheuse, sans doute, mais qui tient à des causes qu’il n’est pas ordinairement au pouvoir de l’homme d’écarter [188]. Il ne faut pas qu’à ce malheur il en ajoute un autre, et fasse de mauvaises lois parce qu’il a eu une mauvaise saison.

Le gouvernement ne réussit pas mieux au commerce d’importation qu’au commerce intérieur. Malgré les énormes sacrifices que le gouvernement et la commune de Paris ont faits en 1816 et 1817, pour approvisionner cette capitale, par des achats faits dans l’étranger, le consommateur a payé le pain à un taux exorbitant ; il n’a jamais eu le poids annoncé, la qualité du pain a été détestable, et finalement on en a manqué [189].

[214]

Je ne dirai rien au sujet des primes d’importation. La plus belle des primes est le haut prix qu’on offre pour les blés et pour les farines dans les pays où il y a disette. Si cette prime de 200 ou 300 pour cent ne suffit pas pour en amener, je ne pense pas qu’aucun gouvernement puisse en offrir qui soient capables de tenter les importateurs.

Les peuples seraient moins exposés aux disettes s’ils mettaient plus de variété dans leurs mets. Lorsqu’un seul produit fait le fonds de la nourriture de tout un peuple, il est misérable du moment que ce produit vient à manquer. C’est ce qui arrive quand le blé devient rare en France, ou le riz dans l’Indostan. Lorsque plusieurs substances jouent un rôle parmi les alimens, comme les viandes de boucherie, les animaux de basse-cour, les racines, les légumes, les fruits, les poissons, sa subsistance est plus assurée, parce qu’il est difficile que toutes ces denrées manquent à la fois [190].

Les disettes seraient plus rares si l’on étendait et perfectionnait l’art de conserver, sans beaucoup de frais, les alimens qui abondent dans certaines saisons et dans certains lieux, comme les poissons : ce qui s’en trouve de trop dans ces occasions, servirait dans celles où l’on en manque. Une très-grande liberté dans les relations maritimes des nations procurerait, sans beaucoup de frais, à celles qui occupent des latitudes tempérées, les fruits que la nature accorde avec tant de profusion à la [215] zone torride [191]. J’ignore jusqu’à quel point on pourrait parvenir à conserver et à transporter les bananes ; mais ce moyen n’est-il pas trouvé pour le sucre, qui, sous tant de formes, présente un aliment agréable et sain, et qui est produit avec tant d’abondance par toute la terre jusqu’au 38e degré de latitude, que nous pourrions, sans nos mauvaises lois, l’obtenir communément, malgré les frais de commerce, fort au-dessous du prix de la viande, et sur le même pied que plusieurs de nos fruits et de nos légumes [192].

Pour en revenir au commerce des grains, je ne voudrais pas qu’on se prévalût de ce que j’ai dit des avantages de la liberté, pour l’appliquer sans mesure à tous les cas. Rien n’est plus dangereux qu’un système absolu, et qui ne se ploie jamais, surtout lorsqu’il s’agit de l’appliquer aux besoins et aux erreurs de l’homme. Le mieux est de tendre toujours vers les principes qu’on reconnaît bons, et d’y ramener par des moyens dont l’action agisse insensiblement, et par là même plus infailliblement. Lorsque le prix des grains vient à excéder un certain taux fixé d’avance, on s’est bien trouvé d’en défendre l’exportation, ou du moins de la [216] soumettre à un droit un peu fort ; car il vaut mieux que ceux qui sont déterminés à faire la contrebande, paient leur prime d’assurance à l’état qu’à des assureurs.

Jusqu’à présent, dans ce paragraphe, la trop grande cherté des grains a été regardée comme le seul inconvénient qui fût à craindre. En 1815, l’Angleterre a redouté d’en voir trop baisser le prix par l’introduction des grains étrangers. La production des grains, comme toute autre production, est beaucoup plus dispendieuse chez les anglais que chez leurs voisins. Cela dépend de plusieurs causes qu’il est inutile d’examiner ici, et principalement de l’énormité des impôts. Les grains étrangers pouvaient être vendus en Angleterre, par le commerce, pour les deux tiers du prix auquel ils revenaient au cultivateur-producteur. Fallait-il laisser l’importation libre, et, en exposant le cultivateur à perdre pour soutenir la concurrence des importateurs de blé, le mettre dans l’impossibilité d’acquitter son fermage, ses impôts, le détourner de la culture du blé, et mettre pour sa subsistance l’Angleterre à la merci des étrangers, et peut-être de ses ennemis ? Ou bien fallait-il, en prohibant les grains étrangers, donner aux fermiers une prime aux dépens des consommateurs, augmenter pour l’ouvrier la difficulté de subsister, et, par le haut prix des denrées de première nécessité, renchérir encore tous les produits manufacturés de l’Angleterre, et leur ôter la possibilité de soutenir la concurrence de ceux de l’étranger ?

Cette question a donné lieu à des débats très-animés, soit dans les assemblées délibérantes, soit dans des écrits imprimés ; et ces débats, où deux partis opposés avaient raison tous deux, prouvent, par parenthèse, que le vice principal était hors de la question elle-même : je veux dire dans l’influence exagérée que l’Angleterre veut exercer sur la politique du globe, influence qui l’a obligée à des efforts disproportionnés avec l’étendue de son territoire. Ces efforts ont dû par conséquent reposer sur d’énormes emprunts, dont les intérêts composent la majeure partie de ses charges annuelles. Les impôts chargent à son tour l’agriculture de frais de production exagérés. Si l’Angleterre, par de fortes économies, remboursait graduellement sa dette, si elle supprimait, graduellement aussi, la dîme et la taxe des pauvres, laissant à chaque culte le soin de payer ses prêtres, elle n’aurait pas besoin de repousser par des prohibitions le grain étranger.

Quoi qu’il en soit, ces discussions, soutenues de part et d’autre avec de grandes connaissances et beaucoup de capacité, ont contribué à jeter un [217] nouveau jour sur les effets de l’intervention de l’autorité dans l’approvisionnement, et ont été peut-être favorables au système de la liberté.

En effet, que disaient de plus fort les partisans de la prohibition des grains étrangers ?

Qu’il fallait, même aux dépens des consommateurs, encourager la culture du pays, pour qu’il ne pût pas être affamé par les étrangers. On assignait deux cas où ce risque était principalement redoutable : le cas d’une guerre où une puissance influente pourrait empêcher une importation devenue indispensable ; et le cas où la disette se ferait sentir dans les pays à blé eux-mêmes, et où ils retiendraient, pour leur subsistance, leurs propres récoltes [193].

On répondait à cela, que l’Angleterre devenant un pays régulièrement et constamment importateur de blé, plusieurs contrées du monde prendraient l’habitude de lui en vendre ; ce qui favoriserait et étendrait la culture du froment dans certaines parties de la Pologne, de l’Espagne, de la Barbarie, ou de l’Amérique septentrionale ; que dès-lors ces contrées ne pourraient pas plus se dispenser de vendre, que l’Angleterre d’acheter ; que Bonaparte lui-même, le plus furieux ennemi de l’Angleterre, au plus fort des hostilités, lui avait fait passer du grain pour en recevoir de l’argent ; que jamais la récolte ne manque à la fois en plusieurs pays distans les uns des autres ; et qu’un grand commerce de blé, bien établi, oblige à des approvisionnemens préparés d’avance, à des dépôts considérables qui éloigneraient, plus que toute autre cause, la possibilité des disettes ; tellement qu’on peut affirmer, d’après le raisonnement et l’expérience de la Hollande et de quelques autres états, que ce sont précisément ceux où l’on ne recueille pas de blé, qui ne sont jamais exposés à des disettes, ni même à des chertés bien considérables [194].

On ne peut se dissimuler cependant qu’il n’y ait des inconvéniens graves à ruiner dans un pays (même dans celui où les approvisionnemens du commerce sont faciles) la culture des céréales. La nourriture est le premier besoin des peuples, et il n’est pas prudent de se mettre dans la nécessité de la tirer de trop loin. Des lois qui prohibent l’entrée des blés pour protéger les intérêts du fermier aux dépens des manufacturiers, sont des lois fâcheuses, j’en conviens ; mais des impôts excessifs, des emprunts, [218] une diplomatie, une cour, et des armées ruineuses, sont des circonstances fâcheuses aussi, et qui pèsent sur le cultivateur plus que sur le manufacturier. Il faut bien rétablir, par un abus, l’équilibre naturel rompu par d’autres abus ; autrement tous les laboureurs se changeraient en artisans, et l’existence du corps social devindrait trop précaire.

CHAPITRE XVIII. Si le gouvernement augmente la richesse nationale en devenant producteur lui-même.

Une entreprise industrielle quelconque donne de la perte, lorsque les valeurs consommées pour la production, excèdent la valeur des produits [195]. Que ce soient les particuliers ou bien le gouvernement qui fasse cette perte, elle n’en est pas moins réelle pour la nation ; c’est une valeur qui se trouve de moins dans le pays.

Ce serait en vain qu’on prétendrait que, tandis que le gouvernement y perd, les agens, les hommes industrieux, les ouvriers qu’il emploie, y ont gagné. Si l’entreprise ne se soutient pas par elle-même, ne paie pas ses frais, le déficit qui en résulte est nécessairement payé par ceux qui fournissent aux dépenses des gouvernemens : par les contribuables. Il convient que des producteurs soient payés par leurs produits, et non pas soutenus par une contribution gratuite [196].

La manufacture de tapisseries des Gobelins, qui est entretenue par le gouvernement de France, consomme des laines, des soies, des teintures ; elle consomme la rente de son local, l’entretien de ses ouvriers ; toutes choses qui devraient être remboursées par ses produits, et qui sont loin [219] de l’être. La manufacture des Gobelins, loin d’être une source de richesses, je ne dis pas seulement pour le gouvernement, qui sait bien qu’il y perd, mais pour la nation tout entière, est pour elle une cause toujours subsistante de perte. La nation perd annuellement toute la valeur dont les consommations de cette manufacture, en y comprenant les traitemens, qui sont une de ses consommations, excèdent ses produits. On peut dire la même chose de la manufacture de porcelaines de Sèvres, et je crains qu’on n’en puisse dire autant de toutes les manufactures exploitées pour le compte des gouvernemens [197].

On assure que ce sacrifice est nécessaire pour fournir au prince le moyen de faire des présens et d’orner ses palais. Ce n’est point ici le lieu d’examiner jusqu’à quel point une nation est mieux gouvernée quand elle fait des présens et quand elle orne des palais ; je tiens pour assuré, puisqu’on le veut, que ces ornemens et ces présens sont nécessaires : dans ce cas, il ne convient pas à une nation d’ajouter aux sacrifices que réclament sa magnificence et sa libéralité, les pertes qu’occasionne un emploi mal combiné de ses moyens. Il lui convient d’acheter tout bonnement ce qu’elle juge à propos de donner ; avec moins d’argent sacrifié, elle aura probablement un produit aussi précieux ; car les particuliers fabriquent à moins de frais que le gouvernement.

Les efforts de l’état pour créer des produits ont un autre inconvénient ; ils sont nuisibles à l’industrie des particuliers, non des particuliers qui traitent avec lui, et qui s’arrangent pour ne rien perdre ; mais à l’industrie des particuliers qui sont ses concurrens. L’état est un agriculteur, un manufacturier, un négociant qui a trop d’argent à sa disposition, et qui n’est pas assez intéressé au succès de ses entreprises industrielles. Il peut consentir à vendre un produit au-dessous du prix coûtant et recommencer sur le même pied, parce que la perte qui en résulte ne sort pas de la poche de celui qui dirige l’opération. Il peut consommer, produire, accaparer en peu de temps une quantité de produits telle, que la proportion [220] qui s’établit naturellement entre les prix des choses, soit violemment dérangée ; or, tout changement brusque dans le prix des choses, est funeste. Le producteur assied ses calculs sur la valeur présumable des produits au moment où ils seront achevés. Rien ne le décourage comme une variation qui se joue de tous les calculs. Les pertes qu’il fera seront aussi peu méritées que les profits extraordinaires que de telles variations peuvent lui procurer ; et ses profits, s’il en fait, seront une charge de plus pour les consommateurs.

On prétend qu’il y a des entreprises que le gouvernement ne peut sans imprudence confier à d’autres qu’à ses agens, telles que la construction des vaisseaux de guerre, la fabrication de la poudre à canon, etc. : cependant le gouvernement anglais confie sans inconvéniens ces travaux à des entrepreneurs particuliers ; et en France même ce sont en grande partie des particuliers qui fournissent les canons, les fusils, les chariots et les caissons dont l’administration de la guerre a besoin. Peut-être devrait-on étendre le même système à tous les objets nécessaires au service de l’état. Un gouvernement ne peut agir que par procureurs, c’est-à-dire par l’intermédiaire de gens qui ont un intérêt particulier différent du sien, et qui leur est beaucoup plus cher. Si, par une conséquence de sa position désavantageuse, il est presque toujours dupe dans les marchés qu’il conclut, il ne doit pas multiplier les occasions de l’être, en devenant entrepreneur lui-même, c’est-à-dire en embrassant une profession qui multiplie à l’infini les occasions de traiter avec les particuliers ; et il lui convient d’établir entre eux une concurrence ouverte à qui le servira mieux et aux conditions les plus modérées.

Si le gouvernement est un mauvais producteur par lui-même, il peut du moins favoriser puissamment la production des particuliers par des établissemens publics bien conçus, bien exécutés et bien entretenus, et notamment par les routes, les ponts, les canaux et les ports.

Les moyens de communication favorisent la production précisément de la même manière que les machines qui multiplient les produits de nos manufactures et en abrégent la production. Ils procurent le même produit à moins de frais, ce qui équivaut exactement à un plus grand produit obtenu avec les mêmes frais. Ce calcul, appliqué à l’immense quantité de marchandises qui couvrent les routes d’un empire populeux et riche, depuis les légumes qu’on porte au marché jusqu’aux produits de toutes les parties du globe, qui, après avoir été débarqués dans les ports, se répandent ensuite sur la surface d’un continent ; ce calcul, dis-je, s’il pouvait [221] se faire, donnerait pour résultat une économie presque inappréciable dans les frais de production. La facilité des communications équivaut à la richesse naturelle et gratuite qui se trouve en un produit, lorsque, sans la facilité des communications, cette richesse naturelle serait perdue. Qu’on suppose des moyens de transporter de la montagne jusque dans la plaine, de très-beaux arbres qui se perdent dans certains endroits escarpés des Alpes et des Pyrénées : dès-lors l’utilité tout entière des bois qui maintenant se pourrissent aux lieux où ils tombent, est acquise, et forme une augmentation de revenu, soit pour le propriétaire du terrain dont le revenu s’accroît de tout le prix auquel il vend ses arbres, soit pour les consommateurs de bois dont le revenu s’accroît de toute la baisse qui résulte par cette circonstance dans le prix de cet objet de leurs consommations [198].

Les académies, les bibliothèques, les écoles publiques, les musées, fondés par des gouvernemens éclairés, contribuent à la production des richesses en découvrant de nouvelles vérités, en propageant celles qui sont connues, et en mettant ainsi les entrepreneurs d’industrie sur la voie des applications que l’on peut faire des connaissances de l’homme à ses besoins [199]. On en peut dire autant des voyages entrepris aux frais du public, et dont les résultats sont d’autant plus brillans que, de nos jours, ce sont en général des hommes d’un mérite éminent qui se vouent à ce genre de recherches.

Et remarquez bien que les sacrifices qu’on fait pour reculer les bornes des connaissances humaines, ou simplement pour en conserver le dépôt, ne doivent pas être condamnés, même lorsqu’ils ont rapport à celles dont on n’aperçoit pas l’utilité immédiate. Toutes les connaissances se tiennent. Il est nécessaire qu’une science purement spéculative soit avancée, pour que telle autre, qui a donné lieu aux plus heureuses applications, le soit également. Il est impossible d’ailleurs de prévoir à quel point un phénomène qui ne paraît que curieux peut devenir utile. Lorsque le Hollandais Otto Guericke tira les premières étincelles électriques, pouvait-on soupçonner qu’elles mettraient Franklin sur la voie de diriger la foudre et d’en préserver nos édifices ? Entreprise qui semblait excéder de si loin les efforts du pouvoir de l’homme !

[222]

Mais de tous les moyens qu’ont les gouvernemens de favoriser la production, le plus puissant, c’est de pourvoir à la sûreté des personnes et des propriétés, surtout quand ils les garantissent même des atteintes du pouvoir arbitraire [200]. Cette seule protection est plus favorable à la prospérité générale que toutes les entraves inventées jusqu’à ce jour ne lui ont été contraires. Les entraves compriment l’essor de la production ; le défaut de sûreté la supprime tout-à-fait.

Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer les états soumis à la domination ottomane et ceux de notre Europe occidentale. Voyez l’Afrique presque entière, l’Arabie, la Perse, cette Asie-Mineure, autrefois couverte de villes si florissantes, dont, suivant l’expression de Montesquieu, il ne reste de vestiges que dans Strabon : on y est pillé par des brigands, par des pachas ; la richesse et la population ont fui, et les hommes clairsemés qui y restent manquent de tout. Jetez au contraire les yeux sur l’Europe, quoiqu’elle soit fort éloignée d’être aussi florissante qu’elle le deviendra : la plupart des états y prospèrent, tout accablés qu’ils sont d’une foule de réglemens et d’impôts, par cela seul qu’on y est, en général, à l’abri des outrages personnels et des spoliations arbitraires. La prospérité des républiques américaines est bien plus marquée encore, parce qu’à la sûreté s’y trouve jointe une plus grande liberté, et que les lois, surtout les lois fiscales, y sont faites, non dans l’intérêt de la partie gouvernante des nation, mais dans l’intérêt de tous.

J’ai oublié de parler d’un autre moyen par lequel un gouvernement peut contribuer à augmenter momentanément les richesses de son pays. Ce moyen consiste à dépouiller les autres nations de leurs propriétés mobilières pour les rapporter chez soi, et à leur imposer des tributs énormes pour les dépouiller des biens encore à naître : c’est ce que firent les romains vers les derniers temps de la république, et sous les premiers empereurs ; ce système est analogue à celui que suivent les gens qui abusent de leur pouvoir et de leur adresse pour s’enrichir. Ils ne produisent pas ; ils ravissent les produits des autres.

[223]

Je fais mention de ce moyen d’accroître les richesses d’une nation pour les embrasser tous, mais sans prétendre que ce soit le plus honorable, ni même le plus sûr. Si les romains avaient suivi avec la même persévérance un autre système, s’ils avaient cherché à répandre la civilisation chez les barbares, et s’ils avaient établi avec eux des relations d’où fussent résultés des besoins réciproques, il est probable que la puissance romaine subsisterait encore.

CHAPITRE XIX. Des Colonies et de leurs produits.

Les colonies sont des établissemens formés dans des pays lointains par une nation plus ancienne qu’on nomme la métropole. Quand cette nation veut étendre ses relations dans un pays populeux déjà civilisé, et dont elle ne serait pas bien venue à envahir le territoire, elle se borne à y établir un comptoir, un lieu de négoce, où ses facteurs trafiquent conformément aux lois du pays, comme les européens ont fait en Chine, au Japon. Quand les colonies secouent l’autorité du gouvernement de la métropole, elles cessent de porter le nom de colonies et deviennent des états indépendans.

Une nation fonde ordinairement des colonies quand sa nombreuse population se trouve à l’étroit dans son ancien territoire, et quand la persécution en chasse certaines classes d’habitans. Ces motifs paraissent avoir été les seuls qui aient porté les peuples anciens à fonder des colonies : les peuples modernes en ont eu d’autres encore. L’art de la navigation, perfectionné dans leurs mains, leur a ouvert de nouvelles routes, leur a découvert des pays inconnus ; ils sont allés jusque dans un autre hémisphère, et sous des climats inhospitaliers, non pour s’y fixer eux et leur postérité, mais pour y recueillir les denrées précieuses, et rapporter dans leur patrie les fruits d’une production précipitée et considérable.

Il convient de remarquer ces motifs divers, car ils entraînent deux systèmes coloniaux très-différens dans leurs effets. Je serais tenté d’appeler le premier, système colonial des anciens, et l’autre, système colonial des modernes, quoique chez les modernes il y ait eu des colonies fondées sur les mêmes principes que celles des anciens, notamment dans l’Amérique septentrionale.

La production dans les colonies formées suivant le système des anciens [224] n’est pas d’abord fort grande, mais elle s’accroît avec rapidité. On ne choisit guère de patrie adoptive que là où le sol est fertile, le climat favorable, ou la situation convenable pour le commerce ; c’est pour l’ordinaire un pays tout neuf, soit qu’auparavant il fût complétement inhabité, soit qu’il n’eût pour habitans que des peuplades grossières, par conséquent peu nombreuses et hors d’état d’épuiser les facultés productives du sol.

Des familles élevées dans un pays civilisé, qui vont s’établir dans un pays nouveau, y portent les connaissances théoriques et pratiques, qui sont un des principaux élémens de l’industrie ; elles y portent l’habitude du travail, par le moyen duquel ces facultés sont mises en œuvre, et l’habitude de la subordination, si nécessaire au maintien de l’ordre social ; elles y portent quelques capitaux, non pas en argent, mais en outils, en provisions variées ; enfin elles ne partagent avec aucun propriétaire les fruits d’un terrain vierge dont l’étendue surpasse pendant long-temps ce qu’elles sont en état de cultiver. À ces causes de prospérité on doit ajouter peut-être la plus grande de toutes, c’est-à-dire le désir qu’ont tous les hommes d’améliorer leur condition, et de rendre le plus heureux possible le sort qu’ils ont définitivement embrassé.

L’accroissement des produits, quelque rapide qu’il ait paru dans toutes les colonies fondées sur ce principe, aurait été plus remarquable encore si les colons avaient porté avec eux de vastes capitaux ; mais, nous l’avons déjà observé, ce ne sont pas les familles favorisées de la fortune qui s’expatrient : il est rare que les hommes qui sont en état de disposer d’un capital suffisant pour vivre avec quelque douceur dans le pays où ils sont nés, et où ils ont passé les années de leur enfance qui l’embellissent tant à leurs yeux, renoncent à leurs habitudes, à leurs amis, à leurs parens, pour courir les chances toujours incertaines, et supporter les rigueurs toujours inévitables d’un établissement nouveau. Voilà pourquoi les colonies, dans leurs commencemens, manquent de capitaux, et en partie pourquoi l’intérêt de l’argent y est si élevé.

À la vérité, les capitaux s’y forment plus vite que dans les états anciennement civilisés. Il semble que les colons, en quittant leurs pays natal, y laissent une partie de leurs vices : ils renoncent au faste, à ce faste qui coûte si cher en Europe, et qui sert si peu. Là où ils vont, on est forcé de ne plus estimer que les qualités utiles, et l’on ne consomme plus que ce qu’exigent les besoins raisonnables, qui sont moins insatiables que les besoins factices. Ils ont peu de villes, et surtout n’en ont point de grandes ; [225] la vie agricole qu’ils sont en général contraints de mener, est la plus économique de toutes ; enfin leur industrie est proportionnellement la plus productive et celle qui exige le moins de capitaux.

Le gouvernement de la colonie participe aux qualités qui distinguent les particuliers ; il s’occupe de son affaire, dissipe fort peu, et ne cherche querelle à personne : aussi les contributions y sont-elles modérées, quelquefois nulles, et, prenant peu de choses ou rien sur les revenus des administrés, leur permettent d’autant mieux de multiplier leurs économies, qui deviennent des capitaux productifs.

C’est ainsi que, même avec peu de capitaux originaires, les produits annuels des colonies excèdent promptement leurs consommations. De là cet accroissement rapide de richesses et de population qu’on y remarque ; car à mesure qu’il se forme des capitaux, le travail industriel de l’homme y devient recherché, et l’on sait que les hommes naissent partout où il en est besoin [201].

On peut maintenant s’expliquer pourquoi les progrès de ces colonies sont si rapides. Chez les anciens, Éphèse et Milet dans l’Asie-Mineure, Tarente et Crotone en Italie, Syracuse et Agrigente en Sicile, paraissent avoir surpassé en peu de temps leurs métropoles. Les colonies anglaises de l’Amérique septentrionale, qui dans nos temps modernes ressemblent le plus aux colonies des grecs, ont offert un spectacle de prospérité peut-être moins éclatant, mais non moins digne de remarque, et qui n’est pas terminé.

Il est de l’essence des colonies fondées sur ce principe, c’est-à-dire sans projet de retour dans l’ancienne patrie, de se donner un gouvernement indépendant de leur métropole ; et lorsque la métropole conserve la prétention de leur imposer des lois, la force des choses l’emporte tôt ou tard, et opère ce que la justice et l’intérêt bien entendu conseillaient de faire dès l’origine.

Je passe aux colonies formée suivant le système colonial des modernes.

Ceux qui les fondèrent furent, pour la plupart, des aventuriers qui cherchèrent, non une patrie adoptive, mais une fortune qu’ils pussent rapporter, pour en jouir, dans leur ancien pays [202].

[226]

Les premiers d’entre eux trouvèrent d’un côté aux Antilles, au Mexique, au Pérou, et plus tard au Brésil, et d’un autre côté aux Indes orientales, de quoi satisfaire leur cupidité, toute grande qu’elle était. Après avoir épuisé les ressources antérieurement amassées par les indigènes, ils furent obligés de recourir à l’industrie pour exploiter les mines de ces pays nouveaux, et les richesses bien plus précieuses de leur agriculture. De nouveaux colons les remplacèrent, dont la plupart conservèrent plus ou moins l’esprit de retour, le désir, non de vivre dans l’aisance sur leurs terres, et d’y laisser en mourant une famille heureuse et une réputation sans tache, mais le désir d’y gagner beaucoup pour aller jouir ailleurs de la fortune qu’ils y auraient acquise ; ce motif y a introduit des moyens violens d’exploitation, au premier rang desquels il faut placer l’esclavage.

Des écrivains philanthropes ont cru ne pouvoir mieux détourner les hommes de cette odieuse pratique qu’en prouvant qu’elle est contraire à leurs intérêts. Steuart, Turgot, Smith, s’accordent à penser que le travail de l’esclave revient plus cher et produit moins que celui de l’homme libre. Leurs raisonnemens se réduisent à ceci : un homme qui ne travaille pas et ne consomme pas pour son propre compte, travaille le moins et consomme le plus qu’il peut ; il n’a aucun intérêt à mettre dans ses travaux l’intelligence et le soin qui peuvent en assurer le succès ; le travail excessif dont on le surcharge abrége ses jours, et oblige son maître à des remplacemens coûteux ; enfin le serviteur libre a l’administration de son propre entretien, tandis que le maître a l’administration de l’entretien de son esclave ; et comme il est impossible que le maître administre avec autant d’économie que le serviteur libre, le service de l’esclave doit lui revenir plus cher [203].

[227]

Ceux qui pensent que le travail de l’esclavage est moins dispendieux que celui du serviteur libre, font un calcul analogue à celui-ci : l’entretien annuel d’un nègre des Antilles, dans les habitations où ils sont tenus avec le plus d’humanité, ne revient pas à plus de 300 francs ; joignons-y l’intérêt de son prix d’achat, et portons cet intérêt à dix pour cent, parce qu’il est viager. Le prix d’un nègre ordinaire étant de 2000 francs environ, l’intérêt sera de 200 francs, calculé au plus haut. Ainsi, on peut estimer que chaque nègre coûte par an à son maître 500 francs. Le travail d’un homme libre est plus cher que cela dans le même pays. Il peut s’y faire payer sa journée sur le pied de cinq, six, sept francs, et quelquefois davantage. Prenons six francs pour terme moyen, et ne comptons que trois cents jours ouvrables dans l’année ; cela donnera pour la somme de ses salaires annuels 1800 fr au lieu de 500 francs [204].

Le simple raisonnement indique que la consommation de l’esclave doit être moindre que celle de l’ouvrier libre. Peu importe à son maître qu’il jouisse de la vie ; il lui suffit qu’il la conserve. Un pantalon et un gilet composent toute la garde robe d’un nègre ; son logement est une case sans aucun meuble ; sa nourriture, du manioc auquel on ajoute de temps en temps, chez les bons maîtres, un peu de morue sèche. Une population d’ouvriers libres, prise en bloc, est obligée d’entretenir des femmes, des enfans, des infirmes : les liens de la parenté, de l’amitié, de l’amour, de la reconnaissance, y multiplient les consommations. Chez les esclaves, les fatigues de l’homme mûr affranchissent trop souvent le planteur de l’entretien du vieillard. Les femmes, les enfans y jouissent peu du privilége de leur faiblesse, et le doux penchant qui réunit les sexes y est soumis aux calculs d’un maître.

Quel est le motif qui balance, dans chaque personne, le désir qui la porte à satisfaire ses besoins et ses goûts ? C’est sans doute le soin de ménager ses ressources. Les besoins invitent à étendre la consommation, l’économie tend à la réduire ; et, quand ces deux motifs agissent dans le même individu, on conçoit que l’un peut servir de contre-poids à l’autre. Mais entre le maître et l’esclave la balance doit nécessairement pencher du côté de l’économie : les besoins, les désirs sont du côté du plus faible ; [228] les raisons d’économie sont du côté du plus fort. C’est ainsi probablement que les profits d’une sucrerie étaient tellement exagérés, qu’on prétendait à Saint-Domingue qu’une plantation devait, en six années, rembourser son prix d’achat, et que les colons des îles anglaises, au dire de Smith lui-même, convenaient que le rhum et la mélasse suffisaient pour en couvrir les frais, et que le sucre était tout profit [205].

Quoi qu’il en soit, tout est changé ; et pour ne nous occuper ici que des Antilles françaises, soit que les institutions et le mode de culture y soient mauvais ; soit que le régime de l’esclavage y ait dépravé, en deux sens différens, le maître aussi bien que l’esclave, et qu’il altère les qualités qui constituent la véritable industrie, c’est-à-dire l’intelligence, l’activité et l’économie, le fait est que l’on ne peut plus, à la Martinique et à la Guadeloupe, soutenir la concurrence de plusieurs autres pays, qui peuvent approvisionner l’Europe de sucre à beaucoup meilleur marché. Ce n’est qu’à la faveur de droits établis en France sur les sucres étrangers, droits qui équivalent à une prohibition, que ces deux îles peuvent y vendre leurs sucres, qui, au prix où ils leur reviennent, ne pourraient se vendre nulle autre part. Et malgré le monopole du marché de la France que cette prohibition leur assure au grand détriment des français, les colons de la Martinique et de la Guadeloupe ne peuvent soutenir leurs établissemens : ils sollicitent chaque jour de nouvelles faveurs de la métropole ; et ces faveurs ne les empêchent pas de s’endetter chaque jour davantage, c’est-à-dire de se ruiner.

Les Antilles anglaises paraissent ressentir une partie des mêmes inconvéniens ; leurs plaintes et leurs demandes en font foi. La libération graduelle des nègres rendrait-elle meilleure la situation des planteurs ? Il est permis d’en douter. Des propriétaires, dont les vues philanthropiques sont dignes d’éloges (M. Steel, M. Nottingham), en ont fait l’essai avec un succès contesté, et leurs tentatives ne se sont pas renouvelées. En Europe, au contraire, la culture des terres par des serfs affranchis, que les propriétaires ont ensuite payés à titre d’ouvriers, est devenue générale ; mais les circonstances ont été fort différentes aux Antilles. Le soleil y est brûlant, la culture du sucre pénible. L’ouvrier européen n’y résiste pas. Le nègre a peu d’ambition et peu de besoins. Une heure ou deux de travail par jour, lui procurent ce qui suffit à l’entretien de sa famille. Devenu [229] libre, nulle jouissance ne balance pour lui la fatigue d’un travail ; et si son travail n’est pas soutenu, la terre et le capital désoccupés pendant une partie du temps, rendent la production onéreuse.

Il est vrai qu’Haïti prospère depuis l’abolition de l’esclavage ; mais il ne faut pas croire que le travail y soit complètement volontaire. Tout nègre sans propriétés, pour n’être pas traité en vagabond, doit avoir un maître ou travailler dans une exploitation agricole quelconque ; sur chaque habitation il est soumis à des réglemens qui infligent des peines sévères pour un travail imparfait, de même que pour une oisiveté volontaire. Malgré cela, la culture du sucre y revient plus cher que dans les îles voisines [206], et il est douteux qu’elle puisse y être continuée avec succès. Heureusement que cette île peut se dédommager de cette culture par beaucoup d’autres qui conviendront autant à son climat et beaucoup mieux à son état politique et moral, telles que le café, le coton, l’indigo, et peut-être le cacao et la cochenille. Peu de contrées du globe sont plus favorisées de la nature pour produire ce qui est propre à la consommation de ses habitans et à leur commerce.

Au surplus, il ne s’agit pas uniquement de savoir pour quel prix on peut faire travailler un homme, mais pour quel prix on peut le faire travailler sans blesser la justice et l’humanité. Ce sont de faibles calculateurs que ceux qui comptent la force pour tout, et l’équité pour rien. Cela conduit au système d’exploitation des arabes bédouins qui arrêtent une caravane, et s’emparent des marchandises qu’elle transporte, sans qu’il leur en coûte autre chose, disent-ils, que quelques jours d’embuscade et quelques livres de poudre à tirer. Il n’y a de manière durable et sûre de produire que celle qui est légitime, et il n’y a de manière légitime que celle où les avantages de l’un ne sont point acquis aux dépens de l’autre. Cette manière de prospérer et la seule qui n’ait point de fâcheux résultats à craindre ; et les événemens arrivés me donneraient trop d’avantages, si je voulais mettre en parallèle le déclin et les désastres des pays dont l’industrie se fonde sur l’esclavage, avec la prospérité de ceux où règnent [230] des principes plus libéraux ; principes qui gagnent journellement du terrain, et qui couvriront bientôt de nations florissantes le Nouveau-Monde, pour l’instruction de l’Ancien.

Cette considération rendra bientôt superflue toute controverse sur le travail des esclaves comparé avec celui des ouvriers libres. L’esclavage ne peut pas subsister avec les nouvelles formes sous lesquelles, dans ses progrès, se présente la civilisation. Déjà l’on n’entend plus parler sans un soulèvement de cœur, de la traite des nègres. Il est si honteux de faire métier de voler ou de recéler des hommes, et de fonder son gain sur des souffrances, que personne n’ose prendre la défense de cet infâme trafic, de peur de passer pour en être complice. Les puissances maritimes prépondérantes ne veulent plus le tolérer ; et si quelques gouvernemens d’Europe se laissent encore guider par des habitudes et des préjugés qu’ils n’osent avouer, ils sont sans influence et d’autant plus faibles qu’ils sont désavoués par la partie éclairée et vertueuse de leurs nations. L’esclavage ne peut subsister long-temps dans le voisinage de nations nègres affranchies, ni même de nègres citoyens, comme on en voit aux États-Unis. Cette institution jure avec toutes les autres et disparaîtra par degrés. Dans les colonies européennes, elle ne peut durer qu’avec le secours des forces de la métropole ; et la métropole, s’éclairant, leur retirera son appui.

Il est impossible que les peuples d’Europe ne comprennent pas bientôt combien leurs colonies leur sont à charge. Ils supportent une partie des frais de leur administration militaire, civile et judiciaire, une partie de l’entretien de leurs établissemens publics, et notamment de leurs fortifications ; ils tiennent sur pied pour leur conservation une marine dispendieuse qui n’empêchera pas qu’à la première guerre maritime elles ne deviennent indépendantes ou conquises ; mais ce qui leur est encore bien plus défavorable, elles leur accordent, à leurs dépens, des priviléges commerciaux, qui sont une véritable duperie.

La France consomme annuellement 50 millions de kilogrammes ou 100 millions de livres de sucre [207]. Elle les paie à la Martinique et à la Guadeloupe sur le pied de 50 fr les cent livres, non compris les droits, et les obtiendrait à la Havane pour 35 fr, non compris les droits [231] également ; de sorte qu’en soumettant les uns et les autres à des droits égaux, la France, en se pourvoyant de sucre à la Havane, dépenserait par année 15 millions de moins qu’elle ne fait, pour cette denrée seulement. D’autres contrées lui en fourniraient à meilleur marché encore [208]. Il en est de même de quelques autres produits coloniaux ; de sorte que si nous n’avions point de colonies, nous aurions à dépenser de moins, outre les frais de leur administration [209] et l’état militaire que nécessite leur conservation, 20 millions de francs pour le moins, et probablement davantage, sans que les rentrées du fisc en fussent altérées. Elle seraient probablement améliorées ; car une aussi forte diminution dans le prix des denrées équinoxiales, en rendrait la consommation et le commerce beaucoup plus considérables.

Les partisans du système colonial vantent les débouchés que les colonies françaises procurent à la France. Ils ne veulent pas comprendre que quels que fussent les pays qui nous approvisionnent de denrées coloniales [210], il nous est impossible d’en acquitter le prix autrement que par l’exportation des produits du sol, des capitaux et de l’industrie de la France [211]. Ainsi, que nous tirions du sucre de la Martinique, ou bien de la Havane, [232] ou bien de la Cochinchine, soit que nous en fournissions la valeur directement par l’envoi de nos produits, ou indirectement en y envoyant de l’argent que nous acquérons au moyen de nos produits, de toute manière notre consommation en sucre est payée par les produits de notre industrie, de toute manière le mouvement commercial de nos ports est le même.

J’ai entendu cent fois déplorer la perte du riche commerce de nos colonies et la splendeur ancienne des villes de Nantes et de Bordeaux. Ces lamentations sont absolument dépourvues de raison. L’industrie et la richesse de la France se sont au total accrues depuis qu’elle a perdu ses principales colonies, et malgré les circonstances extrêmement défavorables où elle s’est trouvée. Notre navigation marchande a été presque entièrement interrompue ; mais c’était par la guerre, par une guerre où l’ennemi était demeuré maître de la mer, et qui nous a valu du moins d’être pendant un temps débarrassés des frais de nos colonies. Depuis le retour de la paix, le mouvement de nos ports a repris, et il ne paraît pas que le commerce de Nantes et de Bordeaux soit moins considérable, puisque leur population n’est pas moindre qu’autrefois ; mais quand elle le serait, il n’y aurait pas lieu de s’étonner que de si grands changemens survenus dans nos relations avec toutes les parties du monde, eussent changé le cours de notre commerce maritime, et que le havre-de-grâce eût gagné en importance ce que des ports moins heureusement situés pourraient avoir perdu. Sans doute la marine marchande de la France n’est point ce qu’elle doit être ; mais elle ne l’a jamais été. Peut-être faut-il s’en prendre au caractère national, qui se trouve moins apte à ce genre d’industrie qu’à plusieurs autres ; au défaut de capitaux pour les grandes entreprises maritimes, parce qu’elles sont trop peu souvent couronnées de succès ; mais surtout à une politique étroite et fiscale, qui rend difficile pour les navigateurs français l’accès des pays d’outre-mer, et à une législation maritime qui s’oppose à tout développement [212].

La marine marchande qui étonne le plus par ses progrès, est celle des États-Unis, qui n’ont point de colonies. Les vraies colonies d’un peuple [233] commerçant, ce sont les peuples indépendans de toutes les parties du monde. Tout peuple commerçant doit désirer qu’ils soient tous indépendans, pour qu’ils deviennent tous plus industrieux et plus riches ; car plus ils sont nombreux et productifs, et plus ils présentent d’occasions et de facilités pour des échanges. Ces peuples alors deviennent pour vous des amis utiles, et qui ne vous obligent pas de leur accorder des monopoles onéreux, ni d’entretenir à grands frais des administrations, une marine et des établissemens militaires aux bornes du monde. Un temps viendra où l’on sera honteux de tant de sottise, et où les colonies n’auront plus d’autres défenseurs que ceux à qui elles offrent des places lucratives à donner et à recevoir, le tout aux dépens des peuples [213].

Lorsque Poivre fut nommé intendant de l’Ile-de-France, cette colonie était fondée depuis cinquante ans seulement, et il se convainquit que sa conservation avait déjà coûté à la France 60 millions, continuait de lui occasionner de grandes dépenses, et ne lui rapportait absolument rien [214].

Il est vrai que les sacrifices qu’on avait faits alors, et qu’on a faits depuis pour conserver l’Ile-de-France, avaient aussi pour but de conserver les établissemens des Indes orientales ; mais quand on saura que ceux-ci ont coûté encore bien davantage, soit au gouvernement, soit aux actionnaires de l’ancienne et de la nouvelle compagnie, alors on sera forcé de conclure qu’on a payé cher à l’Ile-de-France l’avantage de faire de grosses pertes au Bengale et au Coromandel.

On peut appliquer le même raisonnement aux positions purement militaires qu’on a prises dans les trois autres parties du monde. En effet, si l’on prétendait que tel établissement a été conservé à grands frais, non pour en tirer du profit, mais pour étendre et assurer la puissance de la [234] métropole, on peut de même répondre : cette puissance n’est utile, exercée au loin, que pour assurer la possession des colonies ; et si les colonies elles-mêmes ne sont pas un avantage, pourquoi en achèterait-on si chèrement la conservation [215] ?

La perte que l’Angleterre a faite de ses colonies de l’Amérique septentrionale a été un gain pour elle. C’est un fait que je n’ai vu contesté nulle part [216]. Or, pour tenter de les conserver, elle a supporté, pendant la guerre d’Amérique, une dépense extraordinaire et inutile de plus de dix-huit cents millions de francs. Quel déplorable calcul ! Elle pouvait faire le même gain, c’est-à-dire rendre ses colonies indépendantes, ne pas dépenser un sou pour cela, épargner le sang de ses braves, et se donner, aux yeux de l’Europe et de l’histoire, les honneurs de la générosité [217].

[235]

Les fautes commises par le gouvernement de Georges III pendant toute la guerre de la révolution d’Amérique, et malheureusement soutenues par un parlement vénal et une nation orgueilleuse, ont été imitées par Bonaparte lorsqu’il a voulu mettre Saint-Domingue sous le joug. Rien, si ce n’est la distance et la mer, n’a empêché cette guerre de devenir aussi désastreuse que la guerre d’Espagne, tandis que, toute proportion gardée, l’indépendance de Saint-Domingue, franchement reconnue, pouvait être commercialement profitable à la France, comme l’indépendance des États-Unis l’a été pour l’Angleterre.

Je suppose qu’on insiste et qu’on dise : les colonies fournissent certaines denrées qui ne croissent que là. Si vous ne possédez aucun coin de ce territoire privilégié par la nature, vous serez à la merci de la nation qui s’en emparera ; elle aura la vente exclusive des produits coloniaux, et vous les fera payer ce qu’elle voudra.

Il est actuellement prouvé que les denrées que nous appelons mal à propos coloniales, croissent entre les tropiques partout où les localités se prêtent à leur culture, même les épiceries des Moluques, qui se cultivent avec succès à Cayenne, et probablement déjà en beaucoup d’autres endroits. De tous les commerces, le plus exclusif peut-être était celui que les hollandais fesaient de ces épiceries. Ils possédaient seuls les seules îles qui en produisissent, et ils n’en laissaient approcher personne. L’Europe a-t-elle manqué de ces produits ? Les a-t-elle payés au poids de l’or ? Devons-nous regretter de n’avoir pas acheté au prix de deux cents ans de guerres, de vingt batailles navales, de quelques centaines de millions, et du sang de cinq cent mille hommes, l’avantage de payer le poivre et le girofle quelques sous de moins ?

Il est bon d’observer que cet exemple est le plus favorable de tous au système colonial. Il est difficile de supposer que la fourniture du sucre, d’un produit qu’on cultive dans la majeure partie de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, pût être accaparée comme celle des épiceries ; et encore cette dernière même est-elle enlevée à l’avidité des possesseurs des Moluques sans coup férir.

Les anciens se fesaient, par leurs colonies, des amis par tout le monde [236] alors connu : les peuples modernes n’ont su s’y faire que des sujets, c’est-à-dire, des ennemis. Les gouverneurs envoyés par la métropole, ne regardant pas le pays qu’ils administrent comme celui où ils doivent passer leur vie entière, goûter le repos et jouir de la considération publique, n’ont aucun intérêt à y faire germer le bonheur et la vraie richesse. Ils savent qu’ils seront considérés dans la métropole en proportion de la fortune qu’ils y rapporteront, et non en raison de la conduite qu’ils auront tenue dans la colonie. Qu’on y ajoute le pouvoir presque discrétionnaire qu’on est obligé d’accorder à qui va gouverner à de grandes distances, et l’on aura tous les principes dont se composent en général les plus mauvaises administrations.

Mais comme on ne peut guère compter sur la modération des gouvernans, parce qu’ils sont hommes ; comme ils participent lentement aux progrès des lumières, par la raison qu’une multitude d’agens civils, de militaires, de financiers, de négocians, sont prodigieusement intéressés à épaissir les voiles qui les entourent, et à embrouiller des questions qui seraient simples sans eux, il n’est permis d’espérer que de la force même des choses, la chute d’un système qui aura, pendant trois ou quatre cents ans, beaucoup diminué les immenses avantages que les hommes des cinq parties du monde ont retirés ou doivent retirer de leurs grandes découvertes, et du mouvement extraordinaire de leur industrie depuis le seizième siècle.

CHAPITRE XX. Des voyages et de l’expatriation par rapport à la richesse nationale.

Lorsqu’un voyageur étranger arrive en France, et qu’il y dépense dix mille francs, il ne faut pas croire que la France gagne dix mille francs. Elle donne à l’étranger des produits pour la somme qu’elle reçoit de lui. Elle fait avec lui un échange qui peut être avantageux pour elle ; c’est un commerce où elle est payée comptant, où elle rentre plus promptement peut-être dans ses avances que de toute autre manière ; mais ce n’est rien autre chose qu’un commerce, même lorsqu’on lui donne de l’or.

On n’a pas jusqu’à présent considéré la chose sous ce point de vue. Partant toujours de ce principe, que la seule valeur réelle est celle qui se montre sous la forme d’un métal, on voyait à l’arrivée d’un voyageur une valeur de dix mille francs apportée en or ou en argent, et l’on appelait cela [237] un gain de dix mille francs ; comme si le tailleur qui habillait l’étranger, le bijoutier qui le décorait, le traiteur qui le nourrissait, ne lui fournissaient aucune valeur en échange de son argent, et fesaient un profit égal au montant de leurs mémoires.

L’avantage qu’un étranger procure est celui qu’on retire de toute espèce d’échange, c’est-à-dire de produire les valeurs qu’on reçoit en retour, par des procédés plus avantageux que si on les produisait directement. Il n’est point à dédaigner [218] ; mais il est bon de le réduire à sa juste valeur, pour se préserver des folles profusions au prix desquelles on s’est imaginé qu’on devait l’acheter. Un des auteurs les plus vantés pour les matières commerciales, dit que « les spectacles ne sauraient être trop grands, trop magnifiques et trop multipliés ; que c’est un commerce où la France reçoit toujours sans donner : » ce qui est à peu près le contraire de la vérité ; car la France donne, c’est-à-dire, perd la totalité des frais de spectacle, qui n’ont d’autre avantage que le plaisir qu’ils procurent, et qui ne fournissent, en remplacement des valeurs qu’ils consomment, aucune autre valeur. Ce peuvent être des choses fort agréables comme amusemens, mais ce sont assurément des combinaisons fort ridicules comme calcul. Que penserait-on d’un marchand qui ouvrirait un bal dans sa boutique, paierait des bateleurs, et distribuerait des rafraîchissemens, pour faire aller son commerce ?

D’ailleurs, est-il bien sûr qu’une fête, un spectacle, quelque magnifiques qu’on les suppose, amènent beaucoup d’étrangers du dehors ? Les étrangers ne sont-ils pas plutôt attirés, ou par le commerce, ou par de riches trésors d’antiquités, ou par de nombreux chefs-d’œuvre des arts qui ne se trouvent nulle part ailleurs, ou par un climat, des eaux singulièrement favorables à la santé, ou bien encore par le désir de visiter des lieux illustrés par de grands événemens, et d’apprendre une langue fort répandue ? Je serais assez tenté de croire que la jouissance de quelques plaisirs futiles n’a jamais attiré de bien loin beaucoup de monde. Un spectacle, une fête, font [238] faire quelques lieues, mais rarement font entreprendre un voyage. Il n’est pas vraisemblable que l’envie de voir l’Opéra de Paris soit le motif pour lequel tant d’Allemands, de Russes, d’Anglais, d’Italiens, viennent visiter en temps de paix cette grande capitale, qui, heureusement, a de bien plus justes droits à la curiosité générale. Les Espagnols regardent leurs combats de taureaux comme excessivement curieux ; cependant je ne pense pas que beaucoup de français aient fait le voyage de Madrid pour en avoir le divertissement. Ces sortes de jeux sont fréquentés par les étrangers qui sont attirés dans le pays pour d’autres causes, mais ce n’est pas celle-là qui détermine leur déplacement.

Les fêtes si vantées de Louis XIV avaient un effet encore plus fâcheux. Ce n’était pas l’argent des étrangers qu’elles fesaient dépenser, c’était celui des français qui arrivaient des provinces pour dissiper en quelques jours ce qui aurait pu faire subsister leur famille pendant une année. De sorte que les français y perdaient ce qui y était dépensé par les mains du roi, et dont la valeur avait été levée par la voie des contributions, et ce qui y était dépensé par les mains des particuliers. On y perdait le principal des choses consommées, pour faire gagner à quelques marchands leurs profits sur ce principal ; profits qu’ils auraient faits tout de même, en donnant un cours plus utile à leurs capitaux et à leur industrie.

Une acquisition vraiment profitable pour une nation, c’est celle d’un étranger qui vient s’y fixer en apportant avec lui sa fortune. Il lui procure à la fois deux sources de richesses : de l’industrie et des capitaux. Cela vaut des champs ajoutés à son territoire ; sans parler d’un accroissement de population précieux quand il apporte en même temps de l’affection et des vertus. « À l’avènement de Frédéric-Guillaume à la régence, dit le roi de Prusse dans son Histoire de Brandebourg [219], on ne fesait dans ce pays ni chapeaux, ni bas, ni serges, ni aucune étoffe de laine. L’industrie des Français nous enrichit de toutes ces manufactures. Ils établirent des fabriques de draps, d’étamines, de petites étoffes, de bonnets, de bas tissus au métier ; des chapeaux de castor, de poil de lapin et de lièvre ; des teintures de toute espèces. Quelques-uns de ces réfugiés se firent marchands, et débitèrent en détail l’industrie des autres. Berlin eut des orfèvres, des bijoutiers, des horlogers, des sculpteurs ; et les Français qui s’établirent dans le pays, y cultivèrent le tabac, et firent [239] venir des fruits excellents dans des contrées sablonneuses, qui, par leurs soins, devinrent des potagers admirables. »

Mais si l’expatriation accompagnée d’industrie, de capitaux et d’affection, est un pur gain pour la patrie adoptive, nulle perte n’est plus fâcheuse pour la patrie abandonnée. La reine Christine de Suède avait bien raison de dire, à l’occasion de la révocation de l’édit de Nantes, que Louis XIV s’était coupé le bras gauche avec son bras droit.

Et qu’on ne croie pas que des lois coërcitives puissent prévenir ce malheur. On ne retient point un concitoyen par force, à moins de le mettre en prison ; ni sa fortune, à moins de la confisquer. Sans parler de la fraude qu’il est souvent impossible d’empêcher, ne peut-il pas convertir ses propriétés en marchandises dont la sortie est tolérée, encouragée, et les adresser ou les faire adresser au dehors ? Cette exportation n’est-elle pas une perte réelle de valeur ? Quel moyen un gouvernement a-t-il pour deviner qu’elle n’entraînera point de retour [220] ?

La meilleure manière de retenir les hommes et de les attirer, c’est d’être juste et bon envers eux, et d’assurer à tous la jouissance des droits qu’ils regardent comme les plus précieux : la libre disposition de leurs personnes et de leurs biens, la faculté d’exercer leur industrie, d’aller, de venir, de rester, de parler, de lire et d’écrire avec une entière sûreté.

Après avoir examiné nos moyens de production, après avoir indiqué les circonstances où ils agissent avec plus ou moins de fruit, ce serait une tâche immense, et qui sortirait de mon sujet, que de passer en revue toutes les différentes sortes de produits dont se composent les richesses de l’homme ; ce peut être l’objet de beaucoup de traités particuliers. Mais dans le nombre de ces produits, il y en a un dont la nature et l’usage ne sont pas bien connus, et pourtant jettent beaucoup de jour sur l’objet qui nous occupe ; c’est ce qui me détermine, avant de finir la première partie de cet ouvrage, à parler des monnaies, qui d’ailleurs jouent un grand [240] rôle dans le phénomène de la production, comme étant le principal agent de nos échanges.

CHAPITRE XXI. De la nature et de l’usage des Monnaies.

Dans une société tant soit peu civilisée, chaque personne ne produit pas tout ce qui est nécessaire à ses besoins ; il est rare même qu’une seule personne crée un produit complet ; mais quand même chaque producteur ferait à lui seul toutes les opérations productives nécessaires pour compléter un produit, ses besoins ne se bornent pas à une seule chose ; ils sont extrêmement variés : chaque producteur est donc obligé de se procurer tous les autres objets de sa consommation, en échangeant ce qu’il produit en un seul genre au-delà de ses besoins, contre les autres produits qui lui sont nécessaires.

Et l’on peut remarquer ici en passant, que chaque personne ne conservant pour son usage que la plus petite partie de ce qu’elle produit, le jardinier la plus petite partie des légumes qu’il fait croître, le boulanger la plus petite partie du pain qu’il cuit, le cordonnier la plus petite partie des chaussures qu’il fabrique, et ainsi des autres ; on peut remarquer, dis-je, que la plus grande partie, la presque totalité des produits de la société, n’est consommée qu’à la suite d’un échange.

C’est pour cette raison qu’on a cru faussement que les échanges étaient le fondement essentiel de la production des richesses. Ils n’y figurent qu’accessoirement ; tellement que, si chaque famille (comme on en a des exemples dans quelques établissemens de l’ouest, aux états-Unis) produisait la totalité des objets de sa consommation, la société pourrait marcher ainsi, quoiqu’il ne s’y fît aucune espèce d’échanges.

Je ne fais au reste cette observation que pour ramener à des idées justes sur les premiers principes. Je sais apprécier tout ce que les échanges ont de favorable à l’extension de la production, et j’ai commencé par établir qu’ils sont indispensables dans l’état avancé des sociétés.

Après avoir établi la nécessité des échanges, arrêtons-nous un moment, et considérons combien il serait difficile aux différens membres dont nos sociétés se composent, et qui sont, le plus souvent, producteurs en un genre seulement, ou du moins dans un petit nombre de genres, tandis qu’ils sont consommateurs, même les plus indigens, d’une multitude de [241] produits différens, combien il serait difficile, dis-je, qu’ils échangeassent ce qu’ils produisent contre les choses dont ils ont besoin, s’il fallait que ces échanges se fissent en nature.

Le coutelier irait chez le boulanger, et pour avoir du pain, il lui offrirait des couteaux ; mais le boulanger est pourvu de couteaux ; c’est un habit qu’il demande. Pour en avoir un, il donnerait volontiers du pain au tailleur ; mais le tailleur ne manque point de cette denrée ; il voudrait avoir de la viande, et ainsi de suite à l’infini.

Pour lever cette difficulté, le coutelier, ne pouvant faire agréer au boulanger une marchandise dont celui-ci n’a pas besoin, cherchera du moins à lui offrir une marchandise que le boulanger puisse à son tour échanger facilement contre toutes les denrées qui pourront lui devenir nécessaires. S’il existe dans la société une marchandise qui soit recherchée non à cause des services qu’on en peut tirer par elle-même, mais à cause de la facilité qu’on trouve à l’échanger contre tous les produits nécessaires à la consommation, une marchandise dont on puisse exactement proportionner la quantité qu’on en donne avec la valeur de ce qu’on veut avoir, c’est celle-là seulement que notre coutelier cherchera à se procurer en échange de ses couteaux, parce que l’expérience lui a appris qu’avec celle-là il se procurera facilement, par un autre échange, du pain ou toute autre denrée dont il pourra avoir besoin.

Cette marchandise est la monnaie [221].

Les deux qualités qui, à égalité de valeur, font en général préférer la monnaie ayant cours dans le pays, à toute autre espèce de marchandise, sont donc :

1° De pouvoir, comme admise par l’usage et par les lois à servir d’intermédiaire dans les échanges, convenir à tous ceux qui ont quelque échange, quelque achat à consommer, c’est-à-dire à tout le monde. Chacun étant assuré, en offrant de la monnaie, d’offrir une marchandise qui conviendra à tout le monde, est assuré par là de pouvoir se procurer, par un seul échange, qu’on appelle un achat, tous les objets dont il pourra avoir besoin ; tandis que s’il est nanti de tout autre produit, il n’est pas assuré que son produit convienne au possesseur du produit qu’il désire ; [242] il est obligé, pour se le procurer, de conclure deux échanges : une vente d’abord, et ensuite un achat, même en supposant toutes ces valeurs parfaitement égales.

2° la seconde qualité qui fait préférer la monnaie, est de pouvoir se subdiviser de manière à former tout juste une valeur égale à la valeur qu’on veut acheter ; tellement qu’elle convient à tous ceux qui ont des achats à faire, quelle que soit la valeur de ces achats. On cherche donc à troquer le produit dont on a trop (qui est en général celui qu’on fabrique) contre du numéraire, parce que, outre le motif ci-dessus, on est assuré de pouvoir se procurer, avec la valeur du produit vendu, un autre produit égal seulement à une fraction ou bien à un multiple de la valeur de l’objet vendu ; et ensuite parce qu’on peut à volonté acheter, en plusieurs fois et en divers lieux, les objets qu’on veut avoir en échange de l’objet qu’on a vendu.

Dans une société très-avancée, où les besoins de chacun sont variés et nombreux, et où les opérations productives sont réparties entre beaucoup de mains, la nécessité des échanges est encore plus grande ; ils deviennent plus compliqués, et il est par conséquent d’autant plus difficile de les exécuter en nature. Si un homme, par exemple, au lieu de faire un couteau tout entier, ne fait autre chose que des manches de couteaux, comme cela arrive dans les villes où la fabrique de coutellerie est établie en grand, cet homme ne produit pas une seule chose qui puisse lui être utile ; car que ferait-il d’un manche de couteau sans lame ? Il ne saurait consommer la plus petite partie de ce qu’il produit ; il faut nécessairement qu’il en échange la totalité contre les choses qui lui sont nécessaires, contre du pain, de la viande, de la toile, etc. ; mais ni le boulanger, ni le boucher, ni le tisserand n’ont besoin, dans aucun cas, d’un produit qui ne saurait convenir qu’au seul manufacturier en coutellerie, lequel ne saurait donner en échange, de la viande ou du pain, puisqu’il n’en produit point ; il faut donc qu’il donne une marchandise que, suivant la coutume du pays, on puisse espérer d’échanger facilement contre la plupart des autres denrées.

C’est ainsi que la monnaie est d’autant plus nécessaire que le pays est plus civilisé, que la séparation des occupations y est poussée plus loin. Cependant l’histoire offre des exemples de nations assez considérables où l’usage d’une marchandise-monnaie a été inconnu ; tels étaient les Mexicains [222]. Encore, à l’époque où des aventuriers espagnols les [243] subjuguèrent, commençaient-ils à employer, comme monnaie, dans les menus détails du commerce, des grains de cacao.

J’ai dit que c’est la coutume et non pas l’autorité du gouvernement qui fait qu’une certaine marchandise est monnaie plutôt qu’une autre ; car la monnaie a beau être frappée en écus, le gouvernement (du moins dans les temps où la propriété est respectée) ne force personne à donner sa marchandise contre des écus. Si, en fesant un marché, on consent à recevoir des écus en échange d’une autre denrée, ce n’est point par égard pour l’empreinte. On donne et l’on reçoit la monnaie aussi librement que toute autre marchandise, et l’on troque, toutes les fois qu’on le juge préférable, une denrée contre une autre, ou contre un lingot d’or ou d’argent non frappé en monnaie. C’est donc uniquement parce qu’on sait par expérience que les écus conviendront aux propriétaires des marchandises dont on pourra avoir besoin, que soi-même on reçoit des écus préférablement à toute autre marchandise. Cette libre préférence est la seule autorité qui donne aux écus l’usage de monnaie ; et si l’on avait des raisons de croire qu’avec une marchandise autre que des écus, avec du blé, par exemple, on pût acheter plus aisément les choses dont on suppose qu’on pourra avoir besoin, on refuserait de donner sa marchandise contre des écus, on demanderait du blé en échange [223].

La même liberté qu’a tout homme de donner ou de ne pas donner sa marchandise contre de la monnaie, à moins d’une spoliation arbitraire, d’un vol, fait que la valeur de la monnaie ne saurait être fixée par les lois ; elle est déterminée par le libre accord qui se fait entre le vendeur et l’acheteur. Elle vaut plus quand le vendeur consent à livrer une plus [244] grande quantité de quelque marchandise que ce soit pour la même somme de monnaie, ou bien à recevoir une moindre somme pour la même quantité de marchandise. Elle vaut moins dans le cas contraire. La loi ajoute cependant aux motifs qu’on a de recevoir de la monnaie et de lui accorder de la valeur, en déterminant certains cas où elle impose l’obligation de s’acquitter en monnaie, notamment dans le paiement des contributions publiques.

Tel est le fondement de l’usage de la monnaie. Il ne faut pas croire que ces considérations soient une spéculation purement curieuse : tous les raisonnemens, toutes les lois, tous les réglemens, pour être bons, doivent prendre en considération la nature des choses auxquelles ils s’appliquent ; or, telle me paraît être la nature des monnaies.

Afin d’entourer de clarté les qualités essentielles de la monnaie, et les principaux accidens qui peuvent y avoir rapport, je ferai de ces matières le sujet d’autant de chapitres particuliers, et je tâcherai que, malgré cette division, l’esprit du lecteur qui m’accordera quelque attention, suive aisément le fil qui les lie, et puisse les grouper ensuite de manière à comprendre le jeu total de ce mécanisme, et la nature des dérangemens qu’y apportent quelquefois les sottises des hommes ou le hasard des événemens.

CHAPITRE XXII. De la matière dont les Monnaies sont faites.

Si, comme on l’a vu, l’usage des monnaies se borne à servir d’intermédiaire dans l’échange de la marchandise qu’on veut vendre contre la marchandise qu’on veut acheter, le choix de la matière des monnaies importe peu. Cette marchandise n’est point un objet de consommation. On ne la recherche pas pour s’en servir comme d’un aliment, d’un meuble, ou d’un abri ; on la recherche pour la revendre pour ainsi dire, pour la redonner en échange d’un objet utile, de même qu’on l’a reçue en échange d’un objet utile. Et comme on la redonne sans altération sensible, comme il suffit qu’une autre personne consente à la recevoir sur le même pied qu’on l’a soi-même reçue, elle pourrait être indifféremment d’or, d’argent, de cuir ou de papier, et remplir également bien son office.

Cependant il est des matières plus propres que d’autres aux fonctions de la monnaie. Toute substance qui ne réunit pas les qualités qu’on y [245] désire, est d’un usage incommode ; on ne peut dès-lors espérer que cet usage s’étende bien loin et dure bien long-temps.

Homère dit que l’armure de Diomède avait coûté neuf bœufs. Si un guerrier avait voulu acheter une armure qui n’eût valu que la moitié de celle-là, comment aurait-il fait pour payer quatre bœufs et demi [224]. Il faut donc que la marchandise servant de monnaie, puisse, sans altération, se proportionner aux divers produits qu’on peut vouloir acquérir en échange, et se diviser en assez petites fractions pour que la valeur qu’on donne puisse s’égaliser parfaitement avec la valeur de ce qu’on achète.

En Abyssinie, le sel, dit-on, sert de monnaie. Si le même usage existait en France, il faudrait, en allant au marché, porter avec soi une montagne de sel pour payer ses provisions. Il faut donc que la marchandise servant de monnaie ne soit pas tellement commune, qu’on ne puisse l’échanger qu’en transportant des masses énormes de cette marchandise.

On dit qu’à Terre-Neuve on se sert de morues sèches en guise de monnaie, et Smith parle d’un village Écosse où l’on emploie pour cet usage des clous [225]. Outre beaucoup d’inconvéniens auxquels ces matières sont sujettes, on peut en augmenter rapidement la masse presqu’à volonté, ce qui amènerait en peu de temps une grande variation dans leur valeur. Or, on n’est pas disposé à recevoir couramment une marchandise qui peut, d’un moment à l’autre, perdre la moitié ou les trois quarts de son prix ; il faut que la marchandise servant de monnaie soit d’une extraction assez difficile pour que ceux qui la reçoivent ne craignent pas de la voir s’avilir en très-peu de temps.

Aux Maldives, et dans quelques parties de l’Inde et de l’Afrique, on se [246] sert pour monnaie d’un coquillage nommé cauri, qui n’a aucune valeur intrinsèque, si ce n’est chez quelques peuplades, qui l’emploient en guise d’ornement. Cette monnaie ne pourrait suffire à des nations qui trafiqueraient avec une grande partie du globe ; elles trouveraient trop incommode une marchandise-monnaie qui, hors des limites d’un certain territoire, n’aurait plus de cours. On est d’autant plus disposé à recevoir une marchandise par échange, qu’il y a plus de lieux où cette même marchandise est admise à son tour de la même façon.

On ne doit donc pas être surpris que presque toutes les nations commerçantes du monde aient fixé leur choix sur les métaux pour leur servir de monnaie ; et il suffit que les plus industrieuses, les plus commerçantes d’entre elles l’aient fait, pour qu’il ait convenu aux autres de le faire.

Aux époques où les métaux maintenant les plus communs étaient rares, on se contentait de ceux-là. La monnaie des Lacédémoniens était de fer ; celle des premiers romains était de cuivre. À mesure qu’on a tiré de la terre une plus grande quantité de fer ou de cuivre, ces monnaies ont eu les inconvéniens attachés aux produits de trop peu de valeur [226], et depuis long-temps les métaux précieux, c’est-à-dire l’or et l’argent, sont la monnaie la plus généralement adoptée.

Ils sont singulièrement propres à cet usage : ils se divisent en autant de petites portions qu’il est besoin, et se réunissent de nouveau sans perdre sensiblement de leur poids ni de leur valeur. On peut par conséquent proportionner leur quantité à la valeur de la chose qu’on achète.

En second lieu, les métaux précieux sont d’une qualité uniforme par toute la terre. Un gramme d’or pur, qu’il sorte des mines d’Amérique ou d’Europe, ou bien des rivières d’Afrique, est exactement pareil à un autre gramme d’or pur. Le temps, l’air, l’humidité, n’altèrent point cette qualité, et le poids de chaque partie de métal est par conséquent une mesure exacte de sa quantité et de sa valeur comparée à toute autre partie ; deux grammes d’or ont une valeur justement double d’un gramme du même métal.

[247]

La dureté de l’or et de l’argent, surtout au moyen des alliages qu’ils admettent, les fait résister à un frottement assez considérable ; ce qui les rend propres à une circulation rapide, quoique, sous ce rapport, ils soient inférieurs à plusieurs pierres précieuses.

Ils ne sont ni assez rares, ni par conséquent assez chers, pour que la quantité d’or ou d’argent équivalente à la plupart des marchandises, échappe aux sens par sa petitesse ; et ils ne sont pas encore assez communs pour qu’il faille en transporter une immense quantité, pour transporter une grosse valeur. Ces avantages réunis sont tels que les hommes qui ont des marchandises à vendre, reçoivent volontiers en échange des métaux précieux, persuadés qu’ils seront ensuite reçus préférablement à toute autre valeur, en échange des marchandises qu’ils auront à acheter.

Cette préférence est fortement augmentée par l’empreinte dont la plupart des gouvernemens revêtent les pièces pour en faciliter la circulation, empreinte qui donne au vendeur une certaine sécurité relativement au poids et au degré de pureté des morceaux de métal. S’il fallait les peser, des difficultés sans nombre naîtraient à l’occasion de la maladresse des gens et de l’imperfection de leurs instrumens. Ce serait peu. L’or et l’argent subissent, par leur mélange avec d’autres métaux, une altération qui n’est pas reconnaissable à la seule inspection. Il faut, pour s’en assurer, leur faire subir une opération chimique délicate et compliquée. L’art du monnayeur qui réduit les métaux à un titre connu, et qui les divise par pièces dont le poids est connu également, ajoute donc une qualité nouvelle à celles qui rendent les métaux précieux éminemment propres à servir de monnaie ; ce sont ces qualités qui les font rechercher pour cet usage, et non, ainsi qu’on l’a déjà remarqué, l’autorité des lois et du gouvernement.

Toutefois ces qualités seraient insuffisantes pour assurer la circulation des monnaies, si elles ne recelaient pas en elles mêmes une valeur qui leur fût propre, une valeur que chacun de ceux qui les reçoivent supposât devoir se soutenir au moins jusqu’au moment où il doit s’en servir pour un achat. L’origine de cette valeur et les causes qui la font varier, donnent lieu à des considérations assez importantes pour en faire le sujet d’un autre chapitre.

[248]

CHAPITRE XXIII. Origine de la valeur des Monnaies [227].

La monnaie n’étant qu’un instrument qui sert à faciliter nos échanges, la quantité de monnaie dont un pays a besoin est déterminée par la somme des échanges que les richesses de ce pays et l’activité de son industrie entraînent nécessairement. Dans le cours ordinaire des choses, on ne troque pas des marchandises les unes contre les autres sans motif, et simplement pour faire un troc ; mais pour faire servir les marchandises qu’on échange à la production ou à la consommation du pays. Quand la production est plus active, quand la consommation est plus étendue, on a plus d’échanges à conclure, on a besoin d’une plus forte somme de monnaie. En d’autres mots, ce n’est pas la somme des monnaies qui détermine le nombre et l’importance des échanges ; c’est le nombre et l’importance des échanges qui déterminent la somme de monnaie dont on a besoin.

De cette nature des choses il résulte que, rien n’étant changé d’ailleurs aux circonstances du pays, la valeur de la monnaie décline d’autant plus qu’on en verse davantage dans la circulation. En effet, admettant que le numéraire qui circule actuellement en France s’élève à deux milliards de francs, si, par une cause quelconque, on portait tout à coup ce nombre de francs à quatre milliards, la quantité de produits, de marchandises qui se présenteraient en vente, étant ce qu’elle était, il devient évident qu’on n’offrirait pas plus de marchandises à vendre, tandis qu’on offrirait, pour chaque objet à vendre, un nombre de francs double de ce qu’on en offre à présent ; les quatre milliards ne vaudraient pas plus que les deux milliards, valeur actuelle ; chaque franc ne vaudrait que cinquante centimes. On sent que cette supposition est extrême et inadmissible ; mais ce qui ne l’est pas, c’est une augmentation ou une diminution moins considérable et plus graduelle de la somme des unités monétaires, et un effet proportionnel relativement à la valeur de chaque unité.

Par une suite du même principe, si la population du pays devenait plus [249] nombreuse, sa production et sa consommation plus considérables, et si par conséquent le pays se trouvait avoir plus de transactions à conclure, plus d’échanges à terminer, sans que le nombre des unités monétaires fût accru, étant plus demandées et n’étant pas offertes en plus grande quantité, la valeur de chaque unité monétaire croîtrait d’autant plus que cette disparité deviendrait plus sensible. De ces deux effets contraires peuvent naître des combinaisons diverses à l’infini.

Appliquons ces vérités fondamentales aux monnaies qui peuvent être faites de différentes matières, et d’abord aux monnaies d’argent. Les observations qu’elles nous fourniront pourront nous éclairer sur les autres monnaies, en y fesant les corrections nécessaires.

Une pièce de 5 francs d’une part, et un petit lingot du même métal et du même poids d’autre part, sont deux marchandises un peu différentes entre elles ; elles diffèrent comme un produit fabriqué diffère de la matière première dont il est fait. Si cette fabrication était libre pour tout le monde, et si l’autorité publique se bornait à fixer le titre, le poids et l’empreinte que chaque pièce doit recevoir, il s’élèverait des manufactures de monnaie jusqu’à ce que les besoins qu’on a de cet instrument fussent satisfaits. La matière première, l’argent, a, dans chaque pays, une valeur quelconque, déterminée par les mêmes causes qui agissent sur les autres marchandises ; la concurrence des fabricans réduirait les frais de fabrication au taux le plus bas ; et à ce taux, les besoins de la circulation détermineraient le nombre de pièces qu’on pourrait fabriquer avec profit. Si les manufacturiers en produisaient davantage, ils aviliraient leur marchandise et perdraient ; s’ils en fabriquaient trop peu, la valeur des monnaies s’élèverait au-dessus des frais de production, et provoquerait une fabrication plus considérable. Mais le monnayage n’est pas abandonné à une libre concurrence on sait que dans tous les pays l’autorité publique s’est réservée l’exercice exclusif de ce genre de manufacture ; soit qu’à la faveur du monopole, elle ait voulu se procurer un bénéfice extraordinaire, comme celui qu’elle tire en certains lieux du monopole du tabac ; soit plutôt qu’elle ait voulu offrir à ses sujets une garantie plus digne de leur confiance que celle que leur donnerait une manufacture appartenant à des particuliers. En effet, la garantie des gouvernemens, toute frauduleuse qu’elle a été trop souvent, convient encore mieux aux peuples qu’une garantie privée, tant à cause de l’uniformité qu’une fabrication homogène permet de donner aux pièces, que parce que la fraude serait peut-être plus difficile encore à reconnaître, exercée par des particuliers.

[250]

Quoiqu’il en soit, cette circonstance introduit une proportion jusqu’à un certain point arbitraire entre le prix du lingot et le prix des pièces. Quelquefois le gouvernement juge à propos de les fabriquer gratuitement, comme en Angleterre et en Russie, où l’on donne, à ceux qui portent des lingots à la monnaie, un poids égal en pièces monnayées, sans rien retenir pour la façon. Aussi, dans ces pays, les pièces monnayées ne vaudraient pas plus que le lingot, sans une circonstance qui fait que le monnayage, qui ne rapporte rien au gouvernement, n’est pas tout-à-fait gratuit pour le particulier. Celui-ci perd les intérêts de sa matière première depuis l’instant où il confie son argent aux ateliers monétaires, jusqu’à celui où on le lui rend. Sans la perte qui en résulte, il est évident que l’on se servirait de l’hôtel des monnaies, non-seulement pour avoir des monnaies, mais pour avoir, sans frais, un métal réduit à un titre uniforme, et portant une étiquette digne de confiance ; ce qui en faciliterait l’emploi, même dans le cas où l’on ne voudrait pas s’en servir comme monnaie. Malgré même cette perte d’intérêts qu’on subit à l’hôtel des monnaies d’Angleterre, il a très-souvent convenu aux spéculateurs de porter à l’étranger des monnaies anglaises où elles ne remplissaient pas l’office de monnaie, mais de lingots réduits à un titre uniforme et connu. Avant la révolution française, on voyait constamment des guinées dans le commerce des métaux précieux qui se faisait en France. Le gouvernement anglais, par conséquent, fesait supporter à ses contribuables les frais de fabrication, et ne les fesait pas jouir de la totalité de la monnaie qui résultait de ces frais, dont une partie tournait au profit des marchands étrangers. Le même effet s’est renouvelé depuis que les anglais ont fait une nouvelle monnaie d’or appelée souverains. Les anglais sont dupes en ceci de leur respect chinois pour leurs anciens usages.

Le même inconvénient se manifeste jusqu’à un certain point en France : non que le monnayage y soit entièrement gratuit ; mais le profit en est abandonné, dans chaque hôtel des monnaies, à un entrepreneur à façon, que l’on nomme improprement directeur ; et le gouvernement demeure chargé des frais d’administration et de surveillance, de l’entretien des bâtimens et des grosses machines, ainsi que de l’intérêt du capital que ces choses représentent.

Dans les cas que je viens de citer, la valeur de la monnaie ne s’élève pas aussi haut que si elle était fabriquée par des particuliers ; car nul d’entre eux ne voudrait subir les pertes que les gouvernemens consentent à supporter. En France, la différence de valeur entre l’argent en lingot [251] et l’argent monnayé n’est guère, en temps ordinaire, que d’un pour cent en faveur de l’argent monnayé ; différence trop légère pour couvrir les frais de fabrication.

Dans d’autres temps et dans d’autres pays, les gouvernemens ont cru pouvoir retenir sur les métaux qu’on portait à leurs ateliers, outre leurs frais de fabrication, un droit régalien qu’ils ont nommé droit de seigneuriage. Mais, dans le cas dont il est ici question, le gouvernement n’est autre chose qu’un manufacturier. Son bénéfice ne peut naître que de la différence de valeur qui se manifeste entre la matière première et le produit fabriqué ; valeur qui dépend, non de ses lois et d’une fixation de valeur qui ne dépend pas de lui, mais des circonstances de la société et de la volonté libre des contractans et du prix courant des marchandises. On voit que les droits de fabrication, les droits de seigneuriage, dont on a tant discouru, sont absolument illusoires, et que les gouvernemens ne peuvent avec des ordonnances déterminer le bénéfice qu’ils feront sur les monnaies.

Sans doute le gouvernement peut décider qu’il ne frappera aucune monnaie, à moins que le particulier qui lui apporte du métal à transformer en monnaie ne lui abandonne cinq onces d’argent sur cent qui passeront sous son balancier ; mais on doit bien penser que si, au cours du marché, les cent onces fabriquées ne valent pas à leur possesseur autant que cent cinq onces en lingots, il gardera ses lingots, et les ateliers monétaires resteront oisifs. Et si le gouvernement, pour occuper ses balanciers, achète lui-même des matières, et qu’après avoir frappé cent onces, ces cent onces monnayées ne puissent acheter que cent deux onces en lingots, il ne gagnera que deux pour cent sur sa fabrication, quelle que soit la loi [228].

Le seul moyen qu’aient les gouvernemens d’accroître leurs profits sur [252] le monnayage, est de se prévaloir du privilége qu’ils ont de fabriquer seuls, pour diminuer l’approvisionnement du marché, en suspendant la fabrication jusqu’à ce que les monnaies, devenues plus rares, aient acquis plus de valeur relativement aux autres marchandises. De cette manière le besoin d’argent monnayé le fesant plus vivement rechercher, sa valeur croît, on en offre moins pour un kilogramme d’argent, de même que pour toute autre marchandise, et il est alors possible qu’on obtienne pour 190 francs en écus, pour 180 francs, et même pour moins, un kilogramme d’argent dont on pourra faire 200 francs d’écus. Le profit ne consistera toujours que dans la différence qui se manifestera entre le prix du lingot et celui de la monnaie.

Il ne paraît cependant pas que les gouvernemens se prévalent de ce privilége qu’ils ont d’approvisionner imparfaitement d’espèces, la circulation du pays. Cela ne peut avoir lieu sans occasionner une certaine pénurie de monnaie, qui provoque dans le public l’emploi de signes représentatifs dont nous nous occuperons bientôt. Les employés des monnaies sont toujours de leur côté pressés de fabriquer, soit pour paraître utiles, soit pour profiter d’un tant pour cent, accordé à plusieurs d’entre eux sur les métaux qui passent dans les creusets ou sous les balanciers. Peut-être encore les gouvernemens sont-ils trop mauvais négocians pour évaluer complètement leurs frais de production, et notamment la valeur capitale des hôtels des monnaies ; et, après avoir regardé comme perdues les sommes qu’ils y ont consacrées, et peut-être les nombreux traitemens de leurs employés, courent-ils après le bénéfice qui résulte de la fabrication courante, tout insuffisant qu’il est pour rembourser les traitemens et l’intérêt des capitaux versés dans l’entreprise. En fait, il ne paraît pas que la valeur de l’argent monnayé surpasse, dans aucun pays, la valeur de l’argent en lingot, de manière à excéder les frais de fabrication.

Si les gouvernemens étaient complètement indemnisés des frais de fabrication, si le monnayage ne coûtait absolument rien aux contribuables, il n’y aurait jamais lieu de gémir sur l’exportation des espèces. Elle serait même aussi favorable à la richesse nationale que l’exportation de tout autre produit manufacturé. C’est une branche de l’orfèvrerie ; et il n’est pas douteux qu’une monnaie qui serait assez bien frappée pour ne pouvoir être aisément contrefaite, une monnaie essayée et pesée avec [253] précision, pourrait devenir d’un usage courant en plusieurs lieux du monde, et que l’état qui la fabriquerait en tirerait un profit qu’on ne devrait nullement mépriser. Les ducats de Hollande sont recherchés dans tout le nord pour une valeur supérieure à leur valeur intrinsèque, et les piastres d’Espagne ont été fabriquées d’une manière si constante et si fidèle, qu’elles ont cours de monnaie, non-seulement dans toute l’Amérique, mais encore dans la république des États-Unis, dans une partie considérable de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie [229].

Les piastres offrent même un exemple curieux de la valeur que l’empreinte donne au métal. Lorsque les américains des États-Unis ont voulu fabriquer leurs dollars, qui ne sont autres que des piastres, ils se contentèrent de faire passer les piastres sous leur balancier ; c’est-à-dire que, sans rien changer à leur poids et à leur titre, ils effacèrent l’empreinte espagnole pour y imprimer la leur. Dès ce moment, les chinois et les autres peuples d’Asie ne voulurent plus les recevoir sur le même pied : cent dollars n’achetaient plus la même quantité de marchandise qu’on obtenait pour cent piastres. Le gouvernement américain, qui, très-éclairé d’ailleurs, était encore imbu du préjugé de la balance du commerce, se prévalut de cette circonstance pour faire cesser l’exportation des espèces en Asie. Il ordonna qu’on n’exporterait plus que les dollars de la façon des États-Unis ; de manière qu’après avoir fait des frais pour diminuer la valeur d’une partie des piastres d’Espagne, il voulut qu’on les employât à l’usage auquel le gouvernement avait empêché qu’elles ne fussent propres : celui de s’en servir dans les relations commerciales qu’on avait avec les peuples qui n’y mettaient pas le prix.

Il fallait laisser porter au-dehors la valeur, sous quelque forme que ce fût, qui devait amener les plus gros retours ; et là-dessus on pouvait s’en rapporter à l’intérêt privé.

[254]

Et que dire du gouvernement espagnol, dont la fidélité dans l’empreinte de ses piastres leur donnait au dehors une valeur fort supérieure à leur valeur intrinsèque, qui, en vertu de l’espèce de monopole dont jouissaient ses états d’Amérique, relativement à cette marchandise, pouvait charger de gros droits son extraction, et qui néanmoins prohibait une exportation si profitable pour ses peuples et pour lui ?

Le gouvernement, quoique fabricant de monnaie, et n’étant point tenu de la fabriquer gratuitement, ne peut pas néanmoins, avec justice, retenir les frais de fabrication sur les sommes qu’il paie en exécution de ses engagemens. S’il s’est engagé à payer, je suppose, pour des fournitures qui lui ont été faites, une somme d’un million, il ne peut équitablement dire au fournisseur : « je me suis engagé à vous payer un million, mais je vous paie en monnaie qui sort de dessous le balancier, et je vous retiens vingt mille francs, plus ou moins, pour frais de fabrication. »

Le sens de tous les engagemens pris par le gouvernement ou par les particuliers est celui-ci : je m’engage à payer telle somme en monnaie fabriquée, et non pas telle somme en lingots ; l’échange qui sert de base à ce marché a été fait en conséquence de ce que l’un des contractans donnait pour sa part une denrée un peu plus chère que l’argent, c’est-à-dire de l’argent frappé en écus. Le gouvernement doit donc de l’argent monnayé ; il a dû acheter en conséquence, c’est-à-dire, obtenir plus de marchandise que s’il s’était engagé à payer en argent-lingots ; dans ce cas, il bénéficie des frais de fabrication au moment où il conclut le marché, au moment où il obtient une plus grande quantité de marchandise que s’il eût fait ses paiemens en lingots. C’est quand on lui porte du métal à fabriquer en monnaie, qu’il doit faire payer ou retenir en argent les frais de fabrication.

Nous avons vu de quelle manière et jusqu’à quel point les gouvernemens, en vertu du privilége qu’ils se sont attribué, avec raison je crois, de fabriquer seuls les monnaies, peuvent en faire un objet de lucre ; nous avons vu en même temps qu’ils ne s’en prévalent guère, et que par tout pays la valeur d’une pièce de monnaie excède peu celle d’un petit lingot égal en poids et en finesse. C’est de quoi l’on peut se convaincre en voyant quel est le prix courant du lingot payé en pièces de monnaie. D’un autre côté, nous pouvons regarder comme un fait constant que jamais les pièces monnayées ne tombent au-dessous de la valeur de leur matière première. La raison en est simple. Si, par l’effet d’une surabondance d’espèces, un écu de 5 francs déclinait en valeur jusqu’à valoir un peu moins qu’un [255] petit lingot du même poids et de la même finesse, les spéculateurs réduiraient, par la fonte, l’écu en lingot ; ce qui diminuerait le nombre des écus jusqu’au moment où, devenus plus rares et plus précieux, il n’y aurait plus d’avantage à les fondre.

Si la valeur d’une monnaie d’argent ne tombe jamais au-dessous de la valeur d’un lingot de même poids et de même finesse, et si, par des motifs que nous avons pu apprécier, elle ne s’élève guère au-dessus, nous conclurons que la valeur du métal règle, gouverne la valeur de la monnaie, et que les causes qui déterminent la valeur du métal, déterminent par suite la valeur des pièces de monnaie qui en sont faites. Aussi arrive-t-il très-souvent que l’on confond la variation des valeurs monétaires avec la variation des valeurs métalliques. Une altération dans le poids et dans le titre des monnaies cause toujours une altération dans leur valeur.

Or, quelles sont les causes de la valeur du métal ? Les mêmes que celles qui déterminent la valeur de tous les autres produits : le besoin qu’on en a restreint par les frais de sa production. L’utilité du métal d’argent, qui est le premier fondement de la demande qu’on en fait, consiste dans les services qu’il peut rendre, soit comme monnaie, soit comme métal propre à former des ustensiles et des ornemens. Les avantages qu’on lui a reconnus dans l’emploi qu’on en fait comme monnaie, l’ont fait adopter en cette qualité par toutes les nations tant soit peu riches et commerçantes. Celles mêmes dont la monnaie est principalement en or ou en papier, se servent de l’argent pour les coupures de l’instrument de leurs échanges. Ce double usage du métal d’argent, détermine l’étendue de la demande qu’on en fait au prix où le portent ses frais de production. Toutes les circonstances qui tendent à diminuer la demande, tendent à diminuer sa valeur ; tel serait un déclin dans l’industrie et la population du monde. La société humaine, dans ce cas, en réclamerait une moins grande quantité, et ne pourrait plus faire les mêmes sacrifices pour s’en procurer : on cesserait d’exploiter les mines les plus coûteuses. Si d’une autre part, on découvrait d’autres mines plus riches que celles où l’on puise maintenant, si les procédés d’exploitation se perfectionnaient et devenaient moins dispendieux, la valeur du métal baisserait ; mais comme cette circonstance en étendrait l’usage, et permettrait à un plus grand nombre de familles d’employer des ustensiles d’argent, ou du moins d’en employer en plus grand nombre ; comme les monnaies devenant moins précieuses, on les multiplierait pour répondre aux besoins de la circulation, la demande du métal d’argent augmenterait à mesure que son prix deviendrait plus bas ; [256] sa baisse serait combattue par cette demande, et s’arrêterait au point où elle viendrait rencontrer les frais de production nécessaires pour procurer cette quantité de métal [230].

On peut appliquer aux monnaies composées avec d’autres matières que l’argent, les raisonnemens dont je me suis servi en parlant de l’argent. Leur valeur est toujours en proportion de la quantité de monnaie qu’on verse dans la circulation, comparée avec la quantité que la circulation en réclame. Si les besoins de la circulation n’augmentent pas, et si l’on augmente le nombre des unités monétaires, leur valeur décline. Si leur valeur baisse au-dessous de celle de leurs frais de production, la matière première comprise, le fabricateur perd à leur fabrication. Quand la matière première est de nulle valeur, comme lorsqu’on fait de la monnaie de papier, la valeur de la monnaie peut décliner à l’excès ; car alors on peut en fabriquer sans beaucoup de frais de production ; mais le papier-monnaie donnant lieu à des considérations particulières, quoique sa valeur dérive des mêmes principes, j’en ferai un chapitre à part. Il me suffira dans ce moment d’avertir que les monnaies faites d’une matière influent sur celles qui sont autrement composées, et qu’en multipliant la quantité des unités monétaires, qui sont en or, on fait décliner la valeur de celles qui sont en argent ou en cuivre. On en peut dire autant des signes représentatifs de [257] la monnaie, qui, sans être monnaie eux-mêmes, font un effet pareil à la multiplication des unités monétaires, parce qu’ils satisfont aux mêmes besoins.

Dans les monnaies métalliques, le métal le plus précieux est le seul qui soit compté comme ayant une valeur intrinsèque ; l’alliage ne conserve aucune valeur, parce que si l’on voulait en faire le départ, il ne vaudrait pas les frais de l’opération [231].

La monnaie en circulation dans un pays, quelle que soit sa matière, ayant une valeur qui lui est propre, une valeur qui naît de ses usages, fait partie des richesses de ce pays, aussi bien que le sucre, l’indigo, le froment, et toutes les marchandises qui sont en sa possession [232]. Elle varie de valeur comme les autres marchandises, et se consomme comme elles, quoique plus lentement que la plupart d’entre elles. On ne saurait donc approuver la manière dont la représente Germain Garnier, lorsqu’il dit que « tant que l’argent reste sous la forme de monnaie, il n’est pas proprement une richesse, dans le sens strict de ce mot, puisqu’il ne peut directement et immédiatement satisfaire un besoin ou une jouissance. » Une foule de valeurs ne sont pas susceptibles de satisfaire un besoin ou une jouissance sous leur forme actuelle. Un négociant possède un magasin entier rempli d’indigo qui ne peut servir en nature, ni à nourrir, ni à vêtir, et qui n’en est pas moins une richesse ; richesse qu’il transformera, dès qu’il le voudra, en une autre valeur immédiatement propre à l’usage. L’argent en écus est donc une richesse aussi bien que l’indigo en caisses. D’ailleurs la monnaie, par ses usages, ne satisfait-elle pas un des besoins des nations civilisées ? [258] Le même auteur avoue, à la vérité, dans un autre endroit, que « dans les coffres d’un particulier, le numéraire est une vraie richesse, une partie intégrante des biens qu’il possède, et qu’il peut consacrer à ses jouissances ; mais que, sous le rapport de l’économie publique, ce numéraire n’est autre chose qu’un instrument d’échange, totalement distinct des richesses qu’il sert à faire circuler [233]. » Je crois en avoir dit assez pour prouver au contraire l’analogie complète qu’il y a entre le numéraire et toutes les autres richesses. Ce qui est richesse pour un particulier, l’est pour une nation, qui n’est que la réunion des particuliers ; l’est aux yeux de l’économie politique, qui ne doit pas raisonner sur des valeurs imaginaires, mais sur ce que chaque particulier, ou tous les particuliers réunis, regardent, non dans leurs discours, mais dans leurs actions, comme des valeurs.

C’est une preuve de plus qu’il n’y a pas deux ordres de vérités dans cette science non plus que dans les autres ; ce qui est vrai pour un individu, l’est pour un gouvernement, l’est pour une société. La vérité est une ; les applications seules diffèrent.

CHAPITRE XXIV. Que les monnaies faites de différens métaux ne peuvent pas conserver un rapport fixe dans leur valeur.

Les causes qui influent sur la valeur des choses, et notamment la quantité qu’on en demande au prix où les portent leurs frais de production, n’influent pas au même degré sur différentes marchandises, ni à différentes époques sur la même marchandise. Or, différens métaux sont des marchandises différentes ; leurs propriétés, leurs usages sont divers. On ne peut pas employer l’or dans tous les cas où l’on emploie l’argent ; il a une pesanteur, une ductilité qui lui sont propres ; sa rareté et les frais de son extraction le portent à un prix qui excède la dépense que beaucoup de familles peuvent consacrer à se pourvoir de cuillères, de fourchettes, et de beaucoup d’autres ustensiles d’argent. L’argent est en conséquence beaucoup plus demandé que l’or en proportion de la quantité qu’en fournissent les mines. M. de Humboldt prétend que la quantité d’argent [259] fournie, tant par les mines d’Europe que par celles d’Amérique, est à la quantité d’or recueillie, comme 45 est à 1 [234]. Cependant la valeur de l’argent n’est pas 45 fois moindre que celle de l’or, mais seulement 15 fois environ ; et ce meilleur marché, joint à ses autres qualités, suffit pour qu’on porte la demande qu’on fait de l’argent jusqu’à un prix qui permet aux entrepreneurs des mines les moins fécondes d’être dédommagés par ce prix de leurs frais de production.

Des circonstances différentes entraîneraient d’autres rapports. Par exemple, la découverte de nouvelles mines d’or plus abondantes et d’une exploitation moins dispendieuse, pourrait faire beaucoup baisser la valeur de l’or relativement à toutes les autres marchandises, et par conséquent relativement à l’argent.

Ces considérations n’ont point arrêté les gouvernemens lorsqu’ils ont fabriqué leurs monnaies de plusieurs métaux différens. Ils ont déclaré constant un fait variable. Ils ont dit : une certaine quantité d’argent, toujours la même, vaudra 20 francs, et une certaine quantité d’or, toujours la même, vaudra également 20 francs. Mais la nature des choses est plus forte que les lois. Sous l’ancien régime, la pièce d’or à laquelle les lois attribuaient une valeur de 24 livres tournois, se vendait couramment 25 livres 8 sous [235]. Aussi se gardait-on bien, en France, de faire en or les paiemens auxquels on était engagé.

En Angleterre, une fixation différente a produit des effets contraires. En 1728, le cours naturel des échanges avait établi la valeur relative de l’argent fin et de l’or fin dans la proportion de 1 à 15 9/24 (ou, pour faire une fraction plus simple, à 15 1/14). Avec une once d’or on achetait 15 1/14 onces d’argent, et réciproquement. C’est à ce taux que fut fixé le rapport des monnaies d’or et d’argent ; c’est-à-dire qu’une once d’or monnayé s’appelait 3 livres 10 sous 17 1/2 deniers sterling, et que 15 1/14 onces d’argent monnayé s’appelait de même 3 livres 17 sous 17 1/2 deniers sterling. Mais c’était fixer une proportion variable de sa nature. L’argent éprouva successivement plus de demandes que l’or : le goût de la vaisselle et des ustensiles d’argent se répandit ; le commerce de l’Inde prit un plus grand essor, et emporta de l’argent de préférence à l’or, [260] parce qu’en Orient il vaut plus, relativement à l’or, qu’en Europe [236] ; finalement la valeur relative de l’argent était devenue, à la fin du siècle dernier, par rapport à celle de l’or, comme 1 est à 14 3/4 seulement. Tellement que la quantité de monnaie d’argent qui, frappée en espèces, valait 3 livres 17 sous 10 1/2 deniers sterling, pouvait, si elle était fondue en lingots, se vendre 4 livres sterling contre de la monnaie d’or. Il y avait donc à gagner à la fondre en lingots, et l’on perdait en fesant des paiemens en espèces d’argent. C’est pour cela que, jusqu’au moment où la banque d’Angleterre fut autorisée, en 1797, à suspendre ses paiemens en espèces, tous les paiemens se fesaient en or.

Ensuite on n’a plus payé qu’en papier, parce qu’une livre sterling de papier valait moins encore qu’une livre sterling d’or telle que les lois monétaires la voulaient.

Ce qui vient d’être dit de l’or et de l’argent, peut être dit de l’argent et du cuivre, et en général de la valeur relative de tous les autres métaux. Il n’est pas plus sage de dire que la quantité de cuivre contenue dans cent centimes vaut autant que l’argent contenu dans un franc, qu’il ne l’est de dire que la quantité d’argent contenue dans quatre écus de 5 francs vaut autant que l’or contenu dans une pièce de 20 francs.

Cependant la proportion fixée par la loi entre le cuivre et les métaux précieux, n’a pas eu de très-grands inconvéniens, en ce que la loi n’a pas autorisé à payer indifféremment en cuivre ou en métaux précieux les sommes stipulées en livres sterling ou en francs ; de manière que la seule monnaie avec laquelle on puisse acquitter légalement les sommes qui surpassent la valeur des pièces d’argent, c’est l’argent ou l’or. On peut dire que ces deux métaux sont les seules monnaies légales. Les pièces de cuivre ou de billon [237] sont seulement considérées comme des coupures, des espèces de billets de confiance, de signes représentant une pièce d’argent trop petite pour être frappée en monnaie. Je ne connais guère que la Chine où la monnaie légale soit de cuivre, et où l’argent dont on fait usage représente du cuivre.

[261]

Le gouvernement, qui met en circulation des coupures qui ne sont autre chose que des billets de confiance, devrait toujours les échanger, à bureau ouvert, contre de l’argent, du moment qu’on lui en rapporte un nombre suffisant pour égaler une pièce d’argent. C’est le seul moyen de s’assurer qu’il n’en reste pas entre les mains du public au-delà de ce qu’en réclament les menus échanges et les appoints. S’il en restait plus, les pièces de cuivre ne pouvant avoir les mêmes avantages pour leur possesseur que l’or ou l’argent qu’elles représentent, mais qu’elles ne valent pas, il chercherait à s’en défaire, soit en les vendant à perte, soit en payant de préférence avec cette monnaie les menues denrées, qui renchériraient en raison de cela, soit enfin en plaçant ces pièces dans les paiemens qu’il a à faire, en plus grande proportion que ne l’exigent les appoints.

Le gouvernement, qui est intéressé à ce qu’on ne les vende pas à perte, attendu qu’il disposerait moins avantageusement de celles qu’il met en circulation, autorise ordinairement le dernier parti. Avant 1808, par exemple, on était autorisé à Paris à payer en monnaie de cuivre 1 sur 40 des sommes qu’on devait ; ce qui produisait un effet pareil à une altération dans le titre des monnaies. Une somme de monnaie valant un peu moins, en raison de cette circonstance, les vendeurs de toute espèce de marchandises, qui, sans savoir les causes qui influent sur la valeur des monnaies, connaissent très-bien ce que les monnaies valent, fesaient leur prix en conséquence.

Chaque vendeur, armé d’une balance et d’un creuset, ne s’arrête pas à vérifier le titre et le poids des monnaies ; mais les gens qui font le commerce des matières d’or et d’argent, ou d’autres métiers analogues, sont perpétuellement occupés à comparer la valeur des métaux précieux contenus dans les monnaies avec la valeur courante de ces mêmes monnaies, pour tirer parti des bénéfices que peut laisser leur différence ; et les opérations mêmes qu’ils font pour obtenir ce bénéfice, tendent toujours à établir la valeur courante des monnaies au niveau de leur valeur réelle.

La quantité de cuivre qu’on est forcé de recevoir influe de même sur le change avec l’étranger. Une lettre de change payable en francs à Paris, se vend certainement moins cher à Amsterdam, lorsqu’une partie de sa valeur doit être payée en cuivre ; de même qu’elle vaudrait moins si le franc contenait une moindre quantité d’argent fin et plus d’alliage.

Il faut pourtant remarquer que cette circonstance ne fait pas baisser la valeur de la monnaie en général autant que l’alliage, qui n’a aucune valeur par lui-même, tandis que la monnaie de cuivre qui entrait pour un [262] quarantième dans nos paiemens, avait une légère valeur intrinsèque, inférieure cependant au quarantième de la somme en argent ; autrement on n’aurait pas été forcé de faire une ordonnance pour contraindre à la recevoir.

Si le gouvernement remboursait à bureau ouvert, en argent, les pièces de cuivre qu’on viendrait lui rapporter, il pourrait, presque sans inconvénient, leur donner extrêmement peu de valeur intrinsèque ; les besoins de la circulation en absorberaient toujours une fort grande quantité, et elles conserveraient leur valeur aussi complétement que si elles valaient la fraction de monnaie qu’elles représentent ; de même qu’un billet de banque qui n’a point de valeur intrinsèque, circule néanmoins, et même plusieurs années de suite, comme s’il valait intrinsèquement ce que porte sa valeur nominale. Cette opération vaudrait au gouvernement plus que ce qu’il peut faire passer de force dans la circulation, et la valeur des monnaies n’en serait point altérée.

Il n’y aurait à craindre que les contrefacteurs, dont la cupidité serait d’autant plus excitée, qu’il y aurait plus de différence entre la valeur intrinsèque et la valeur courante. L’avant-dernier roi de Sardaigne, ayant voulu retirer une monnaie de billon que son père avait fabriquée dans des temps malheureux, en retira trois fois plus que le gouvernement n’en avait jamais fait. Le roi de Prusse éprouva une semblable perte, par une semblable cause, lorsqu’il fit retirer, sous le nom emprunté du juif Éphraïm, le bas billon qu’il avait forcé les Saxons de recevoir, dans la détresse où l’avait réduit la guerre de sept ans [238].

CHAPITRE XXV.De l’altération des Monnaies.

Du droit attribué au gouvernement seul de fabriquer la monnaie, on a fait dériver le droit d’en déterminer la valeur. Nous avons vu combien est vaine une semblable prétention, la valeur de l’unité monétaire étant déterminée uniquement par l’achat et la vente, qui sont nécessairement libres. Il était impossible de ne pas s’apercevoir qu’une pièce de monnaie achetait tantôt plus, tantôt moins de marchandise ; mais comme la valeur de toutes les marchandises est variable de son côté, on s’imaginait que c’était la marchandise qui variait et non la monnaie, même au milieu des [263] circonstances les plus propres à la faire varier, telles que les changemens survenus dans sa composition, ou bien sa multiplication plus ou moins considérable.

Ainsi, quand Philippe Ier, roi de France, mêla un tiers d’alliage dans la livre d’argent de Charlemagne, qui pesait 12 onces d’argent [239], et qu’il appela du même nom de livre un poids de 8 onces d’argent fin seulement, il crut néanmoins que sa livre valait autant que celle de ses prédécesseurs. Elle ne valut cependant que les deux tiers de la livre de Charlemagne. Pour une livre de monnaie, on ne trouva plus à acheter que les deux tiers de la quantité de marchandise que l’on avait auparavant pour une livre. Les créanciers du roi et ceux des particuliers ne retirèrent plus de leurs créances que les deux tiers de ce qu’ils devaient en retirer ; les loyers ne rendirent plus aux propriétaires ce biens-fonds que les deux tiers de leur précédent revenu, jusqu’à ce que de nouveaux contrats remissent les choses sur un pied plus équitable.

On commit et l’on autorisa, comme on voit, bien des injustices ; mais on ne fit pas valoir une livre de 8 onces d’argent pur autant qu’une livre de 12 onces [240].

Dans l’année 1113, ce qu’on appelait livre ne contenait plus que six onces d’argent fin ; au commencement du règne de Louis VII, elle ne contenait plus que 4 onces. Saint-Louis appela du nom de livre une quantité d’argent pesant 2 onces 6 gros 6 grains [241]. Enfin, à l’époque de la révolution française, ce qu’on appelait du même nom n’était plus que la sixième partie d’une once ; tellement que la livre tournois n’avait plus que la 72e partie de la quantité d’argent fin qu’elle contenait du temps de Charlemagne.

[264]

Je ne m’occupe point en ce moment de la diminution qui a eu lieu dans la valeur de l’argent fin, qui, à égalité de poids, ne vaut guère, échangé contre des choses utiles, que le sixième de ce qu’il valait alors. Cette considération sort du sujet de ce chapitre ; j’en parle ailleurs.

On voit que le nom de livre a successivement été appliqué à des quantités fort diverses d’argent fin. Tantôt ce changement s’est opéré en diminuant la grandeur et le poids des pièces d’argent de même dénomination, tantôt en altérant leur titre, c’est-à-dire, en mettant sous le même poids plus d’alliage et moins d’argent fin ; tantôt en augmentant la dénomination d’une même pièce, et nommant, par exemple, 4 livres tournois une pièce qui n’était auparavant que de trois livres. Comme il n’est ici question que de l’argent fin, puisque c’est la seule marchandise ayant quelque valeur dans la monnaie d’argent, de toutes ces manières l’altération a eu le même effet, puisqu’elle a diminué la quantité d’argent qu’on a appelée du nom de livre tournois. C’est ce que nos écrivains, d’après les ordonnances, appellent fort ridiculement augmentation des monnaies, parce qu’une telle opération augmente la valeur nominale des espèces, et ce qu’il serait plus raisonnable d’appeler diminution des monnaies, puisqu’elle diminue la quantité du métal qui seul fait la monnaie.

Bien que cette quantité ait été en diminuant depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, plusieurs rois l’ont cependant augmentée à diverses époques, notamment depuis saint Louis. Les raisons qu’ils avaient de la diminuer sont bien évidentes : il est plus commode de payer ce qu’on doit avec une moindre quantité d’argent. Mais les rois ne sont pas seulement débiteurs ; ils sont, dans beaucoup de cas, créanciers ; ils sont, relativement aux contribuables, dans la situation du propriétaire relativement au fermier. Or, quand tout le monde était autorisé à s’acquitter avec une moindre quantité d’argent, le contribuable payait ses contributions, de même que le fermier son fermage, avec une moindre quantité de ce métal.

Tandis que le roi recevait moins d’argent, il en dépensait autant qu’auparavant ; car les marchandises haussaient nominalement de prix en proportion de la diminution de la quantité d’argent contenue dans la livre. Quand on appelait 4 livres la quantité d’argent nommée auparavant 3 livres, le gouvernement payait 4 livres ce qu’il aurait eu pour 3 auparavant. Il se voyait forcé d’augmenter les impôts ou d’en établir de nouveaux, c’est-à-dire que, pour lever la même quantité d’argent fin, on [265] demandait aux contribuables un plus grand nombre de livres. Mais ce moyen, toujours odieux, même lorsqu’il ne fait réellement pas payer davantage, était quelquefois impraticable. Alors on revenait à ce qu’on appelait la forte monnaie. La livre contenant un plus grand poids d’argent, les peuples, en payant le même nombre de livres, donnaient en effet plus d’argent [242]. Aussi voyons-nous que les augmentations de métal fin contenu dans les monnaies, datent à peu près de la même époque que l’établissement des impôts permanens. Auparavant, les rois n’avaient pas d’intérêt à accroître la valeur intrinsèque des pièces qu’ils frappaient.

On se tromperait, si l’on supposait que, dans l’exécution, ces nombreuses variations dans la quantité de métal fin contenue dans les monnaies, fussent aussi simples, aussi claires que je les présente ici pour la commodité du lecteur. Quelquefois l’altération n’était pas avouée, et on la cachait le plus long-temps qu’on pouvait ; de là le jargon barbare adopté dans ce genre de manufacture [243]. D’autres fois on altérait une espèce de monnaie et l’on ne changeait rien aux autres ; à la même époque, la livre représentée par certaines pièces de monnaie contenait plus d’argent fin que la livre représente par d’autres pièces. Enfin presque toujours, pour rendre la matière plus obscure, on obligeait les particuliers à compter tantôt par livres et par sous, tantôt par écus, et à payer en pièces qui n’étaient ni des livres, ni des sous, ni des écus, mais seulement des fractions ou des multiples de ces monnaies de compte. Il est impossible de voir dans tous les princes qui ont eu recours à ces misérables ressources, autre chose que des faussaires armés de la puissance publique.

On comprend le tort qui devait en résulter pour la bonne foi, pour l’industrie, pour toutes les sources de la prospérité ; il a été tel, qu’à [266] plusieurs époques de notre histoire, les opérations monétaires ont mis complètement en fuite toute espèce de commerce. Philippe Le Bel fit déserter nos foires par tous les marchands étrangers en les forçant à recevoir en paiement sa monnaie décriée, et en leur défendant de contracter en une monnaie qui leur inspirait plus de confiance [244]. Philippe De Valois fit de même à l’égard des monnaie d’or. Pareil effet s’ensuivit. Un historien de son temps [245] dit que presque tous les marchands étrangers cessèrent de venir trafiquer dans le royaume ; que les Français mêmes, ruinés par ces fréquens changemens dans les monnaies et l’incertitude de leurs valeurs, se retirèrent en d’autres pays ; et que les autres sujets du roi, nobles et bourgeois, ne se trouvèrent pas moins appauvris que les marchands ; ce qui fesait, ajoute l’historien, que le roi n’était pas du tout aimé.

J’ai puisé mes exemples dans les monnaies françaises ; les mêmes altérations ont eu lieu chez presque tous les peuples anciens et modernes. Les gouvernemens populaires n’ont pas agi mieux que les autres. Les romains, dans les plus belles époques de leur liberté, firent banqueroute en changeant la valeur intrinsèque de leurs monnaies. Dans la première guerre punique, l’as, qui devait être de douze onces de cuivre, n’en pesa plus que deux ; et dans la seconde, il ne fut plus que d’une [246].

La Pensylvanie, qui, bien que ce fût avant la révolution d’Amérique, agissait en cela comme état indépendant, ordonna en 1722 qu’une livre sterling passerait pour 1 livre 5 sous sterling [247] ; et les États-Unis, la France même, après s’être déclarés républiques, ont depuis fait pis encore. « Si l’on voulait, dit Steuart, entrer dans le détail de tous les artifices inventés pour brouiller les idées des nations relativement aux monnaies, dans le but de déguiser ou de faire paraître utiles, justes ou raisonnables, les altérations qu’en ont faites presque tous les princes, on en composerait un gros livre [248]. » Steuart aurait pu ajouter que ce gros livre aurait peu d’utilité, et n’empêcherait pas qu’un artifice nouveau ne pût être pratiqué dès le lendemain. Ce qu’il faut éclaircir, c’est la fange au sein de laquelle germent ces abus ; car si l’on parvient à la [267] transformer en une eau limpide, chaque abus, dès sa naissance, pourra être découvert et déconcerté.

Et qu’on ne s’imagine pas que les gouvernemens perdent un avantage précieux en perdant le plaisir de tromper. L’astuce ne leur sert que pendant un temps bien court, et finit par leur causer plus de préjudice qu’elle ne leur a fait de profit. Nul sentiment dans l’homme ne tient son intelligence éveillée autant que l’intérêt personnel ; il donne de l’esprit aux plus simples. De tous les actes de l’administration, ceux en conséquence dont on est le moins la dupe, sont ceux qui touchent à l’intérêt personnel. S’ils tendent à procurer, par la finesse, des ressources à l’autorité, les particuliers ne s’y laisseront pas prendre ; s’ils font un tort dont les particuliers ne puissent se garantir, comme lorsqu’ils renferment un manquement de foi, quelque artistement déguisé qu’on le suppose, on s’en apercevra bientôt ; dans l’opinion qu’on se formera d’un tel gouvernement, l’idée de la ruse se joindra à celle de l’infidélité, et il perdra la confiance, avec laquelle on fait de bien plus grandes choses qu’avec un peu d’argent acquis par la fraude. Souvent même ce sont les seuls agens du gouvernement qui tirent parti de l’injustice qu’on a commise envers les peuples. Le gouvernement perd la confiance, et ce sont eux qui font le profit ; ils recueillent le fruit de la honte qu’ils ont fait rejaillir sur l’autorité.

Ce qui convient le mieux aux gouvernemens, c’est de se procurer, non des ressources factices et malfesantes, mais des ressources réellement fécondes et inépuisables. C’est donc les bien servir que de les écarter des unes, et de leur indiquer les autres.

L’effet immédiat de l’altération des monnaies est une réduction des dettes et des obligations payables en monnaie, des rentes perpétuelles ou remboursables, payables par l’état ou par les particuliers, des traitemens et des pensions, des loyers et fermages, de toutes les valeurs enfin qui sont exprimées en monnaie ; réduction qui fait gagner au débiteur ce qu’elle fait perdre au créancier. C’est une autorisation donnée à tout débiteur dont la dette est exprimée en une certaine quantité de monnaie, de faire banqueroute du montant de la diminution du métal fin employé sous cette même dénomination.

Ainsi, un gouvernement qui a recours à cette opération, ne se contente pas de faire un gain illégitime ; il excite tous les débiteurs de sa domination à faire le même gain.

Cependant nos rois, en diminuant ou en augmentant la quantité de métal fin contenue sous une même dénomination, n’ont pas toujours voulu [268] que leurs sujets, dans les relations qu’ils avaient entre eux, se prévalussent de cette circonstance pour leur profit particulier. Le gouvernement a bien toujours entendu payer moins ou recevoir plus d’argent fin qu’il ne devait en payer ou en recevoir ; mais il a quelquefois obligé les particuliers, au moment d’un changement, à payer et à recevoir en monnaie ancienne, ou bien en monnaie nouvelle au cours qui s’établissait entre les deux monnaies [249].

Les romains en avaient donné l’exemple lorsque, dans la seconde guerre punique, ils réduisirent à une once de cuivre l’as qui en pesait deux. La république paya en as, c’est-à-dire, la moitié de ce qu’elle devait. Quant aux particuliers, leurs obligations étaient stipulées en deniers : le denier jusque-là n’avait valu que 10 as ; l’ordonnance porta qu’il en vaudrait 16. Il fallut payer 16 as ou 16 onces de cuivre pour un denier : auparavant on en aurait payé 20, c’est-à-dire, pour chaque denier, 10 as à 2 onces chaque. La république fit banqueroute de moitié, et n’autorisa les particuliers à la faire que d’un cinquième.

On a quelquefois regardé une banqueroute faite par l’altération des monnaies comme une banqueroute simple et franche, portant réduction de la dette. On a cru qu’il était moins dur pour un créancier de l’état de recevoir une monnaie altérée, qu’il peut donner pour la même valeur qu’il l’a reçue, que de voir sa créance réduite d’un quart, de moitié, etc. Distinguons. Des deux manières, le créancier supporte la perte quant aux achats qu’il fait postérieurement à la banqueroute. Que ses rentes soient diminuées de moitié, ou qu’il paie tout le double plus cher, cela revient exactement au même pour lui.

Quant aux créanciers qu’il a, il les paie à la vérité sur le même pied qu’il est payé lui-même par le trésor public ; mais sur quel fondement croit-on que les créanciers de l’état soient toujours débiteurs relativement aux autres citoyens ? Leurs relations privées sont les mêmes que celles des autres personnes ; et tout porte à croire qu’en somme totale, il est dû autant aux créanciers de l’état par les autres particuliers, qu’il est dû à ceux-ci par les créanciers de l’état. Ainsi l’injustice qu’on les autorise à exercer est compensée par celle à laquelle on les expose, et la banqueroute provenant de l’altération des monnaies ne leur est pas moins fâcheuse que toute autre.

[269]

Mais elle a de plus de très-graves inconvéniens. Elle occasionne dans les prix des denrées un bouleversement, qui a lieu de mille manières, suivant chaque circonstance particulière, ce qui dérange les spéculations les plus utiles et les mieux combinées ; elle détruit toute confiance pour prêter et emprunter. On ne prête pas volontiers là où l’on est exposé à recevoir moins qu’on n’a prêté, et l’on emprunte à regret là où l’on est exposé à rendre plus qu’on n’a reçu. Les capitaux en conséquence ne peuvent pas chercher les emplois productifs. Les maximum et les taxes de denrées, qui marchent souvent à la suite des dégradations des monnaies, portent à leur tour un coup funeste à la production.

La morale d’un peuple ne souffre pas moins des variations monétaires ; elles confondent toujours pendant un certain temps ses idées relativement aux valeurs, et, dans tous les marchés, donnent l’avantage au fripon adroit sur l’honnête homme simple ; enfin elles autorisent, par l’exemple et par le fait, le vol et la spoliation, mettent aux prises l’intérêt personnel avec la probité, et l’autorité des lois avec les mouvemens de la conscience.

CHAPITRE XXVI. Des Papiers-monnaies.

Il n’est point ici question des engagemens contractés par l’état ou par les particuliers d’acquitter en numéraire une certaine somme, et qui sont en effet acquittés à présentation, ou à leur échéance. On applique le nom de papier-monnaie à une véritable monnaie de papier qui ne stipule pas son remboursement, ou qui ne stipule qu’un remboursement illusoire qu’on n’exécute pas. Le gouvernement autorise alors à acquitter en papier-monnaie les engagemens contractés en espèces ; mais c’est autoriser une violation de foi ; et, sous ce rapport, une monnaie de papier peut passer pour le dernier terme de l’altération des monnaies.

Il semble qu’une monnaie de cette espèce, ne tirant aucune valeur de la matière dont elle est faite, ni d’un remboursement dont l’époque est indéfinie, et qui par conséquent n’engage à rien, ne devrait avoir aucune valeur, et qu’avec un tel papier, quelle que fût la somme qui s’y trouvât spécifiée, on ne devrait pouvoir rien acheter. L’expérience prouve le contraire, et il s’agit d’expliquer cet effet au moyen de la connaissance que nous pouvons avoir acquise de la nature et de l’usage des monnaies.

[270]

Le gouvernement, en autorisant les débiteurs à s’acquitter avec du papier, en recevant lui-même ce papier de la main de ses débiteurs et de ses contribuables, lui confère déjà une certaine valeur en lui assignant des usages qui dépendent de l’autorité publique, soit qu’elle fasse ou non un usage légitime de la force ; mais ce n’est pas tout. Le nombre des unités monétaires devient nécessairement plus considérable ; car en jetant dans la circulation un papier non remboursable, cumulativement avec les espèces qui s’y trouvaient déjà, la masse des monnaies, de cette marchandise, papier ou métal, propre à servir d’intermédiaire dans les échanges, est augmentée, et, par une loi constante que j’ai essayé d’expliquer au chapitre 23, la valeur de chaque unité décline dans la même proportion, jusqu’à ce que les pièces de monnaie métallique tombent à un taux inférieur à celui de la même quantité de métal en lingots ; de là la fusion ou l’exportation des monnaies métalliques [250]. Le papier-monnaie seul reste ; et comme dans une société avancée en civilisation, où la production est en pleine activité et la consommation considérable, un pareil [271] instrument est d’un usage indispensable, le besoin qu’on a de celui-ci fait qu’on le reçoit à défaut d’un autre.

Remarquons que ce n’est pas la confiance qu’on a dans le remboursement d’un papier-monnaie qui fait qu’on l’accepte en paiement ; car on sait qu’il n’existe aucun bureau ouvert pour le rembourser. Sa valeur (car il en a, puisque l’on consent à donner des valeurs très-réelles en échange d’un papier-monnaie) lui vient uniquement de la possibilité que chacun croit avoir, de le donner en paiement dans les achats qu’on se propose de faire. Or, cette valeur qui lui est propre, qui naît de l’office qu’il remplit en fait une véritable monnaie, et non le signe représentatif d’une monnaie qu’il est incapable de procurer. Les personnes qui ont des achats à faire n’ont pas de meilleure monnaie à offrir ; les personnes qui ont besoin de vendre en demanderaient en vain une autre. Leurs besoins réciproques suffisent pour faire circuler celle-là, pourvu que chacun puisse se flatter de la placer à peu près au même taux auquel il l’a prise : à cet effet on la garde peu ; on fait volontiers des achats, soit pour satisfaire aux besoins des familles, soit pour travailler à une nouvelle production. Aussi a-t-on pu observer, à l’origine de tous les papiers-monnaies, une certaine activité dans la circulation très-favorable aux développemens de l’industrie. Les commencemens du système de Law, sous la régence, furent brillans ; on en put dire autant des premiers temps des assignats dans la révolution française ; et l’agriculture, les manufactures et le commerce de la Grande-Bretagne, prirent un grand essor dans les années qui suivirent la suspension des paiemens en espèces de la banque d’Angleterre [251].

Le vice de la monnaie de papier n’est pas dans la matière dont elle est [272] faite ; car la monnaie ne nous servant pas en vertu de ses qualités physiques, mais en vertu d’une qualité morale qui est sa valeur, elle peut être indifféremment composée de toute espèce de matière, pourvu qu’on réussisse à lui donner de la valeur. C’est là sa qualité essentielle, puisqu’elle est destinée à faire passer une valeur et rien de plus d’une main dans une autre. Or, nous avons vu qu’on peut donner de la valeur à une monnaie de papier. Si cette valeur s’altère promptement, c’est à cause de l’abus qu’il est facile de faire d’une marchandise qui ne coûte presque point de frais de production, et qu’on peut en conséquence multiplier au point de l’avilir complétement.

Les gouvernemens qui ont mis en circulation des papiers-monnaies l’ont bien senti. Aussi les ont-ils toujours présentés comme des billets de confiance, de purs effets de commerce, qu’ils affectaient de regarder comme des signes représentatifs d’une matière pourvue de valeur intrinsèque. Tels étaient les billets de la banque formée, en 1716, par l’écossais Law, sous l’autorité du régent. Ces billets étaient ainsi conçus :

« La banque promet de payer au porteur à vue… livres, en monnaie de même poids et au même titre que la monnaie de ce jour, valeur reçue, à Paris, etc. »

La banque, qui n’était encore qu’une entreprise particulière, payait régulièrement ses billets chaque fois qu’ils lui étaient présentés. Ils n’étaient point encore un papier-monnaie. Les choses continuèrent sur ce pied jusqu’en 1719, et tout alla bien [252]. À cette époque, le roi ou plutôt le régent remboursa les actionnaires, prit l’établissement entre ses mains, l’appela banque royale, et les billets s’exprimèrent ainsi :

« La banque promet de payer au porteur à vue… livres, en espèces d’argent, valeur reçue, à Paris, etc. »

Ce changement, léger en apparence, était fondamental. Les premiers billets stipulaient une quantité fixe d’argent, celle qu’on connaissait au moment de la date sous la dénomination d’une livre. Les seconds, ne stipulant que des livres, admettaient toutes les variations qu’il plairait au pouvoir arbitraire d’introduire dans la forme et la matière de ce qu’il appellerait toujours du nom de livres. On nomma cela rendre le papier-monnaie fixe : c’était au contraire en faire une monnaie infiniment plus susceptible de variations, et qui varia bien déplorablement. Law s’opposa [273] avec force à ce changement : les principes furent obligés de céder au pouvoir, et les fautes du pouvoir, lorsqu’on en sentit les fatales conséquences, furent attribuées à la fausseté des principes.

Les assignats créés dans le cours de la révolution française valaient encore moins que le papier-monnaie de la régence. Celui-ci promettait au mois un paiement en argent ; ce paiement aurait pu être considérablement réduit par l’altération des monnaies ; mais enfin, si le gouvernement avait été plus mesuré dans l’émission de son papier-monnaie, et plus scrupuleux à tenir ses engagemens, ce papier aurait pu être remboursé un peu plus tôt ou un peu plus tard ; tandis que les assignats ne donnaient aucun droit au remboursement en argent, mais seulement à un achat de biens nationaux ; or, on va voir ce que valait ce droit-là.

Les premiers assignats portaient qu’ils étaient payables, à vue, à la caisse de l’extraordinaire, où, dans le fait, ils n’étaient point payés. On les recevait, à la vérité, en paiement des domaines nationaux que les particuliers achetaient à l’enchère ; mais la valeur de ces domaines ne suffisait point pour déterminer celle des assignats, parce que leur prix nominal augmentait dans la même proportion que celui de l’assignat déclinait. Le gouvernement n’était pas même fâché que le prix des domaines s’élevât nominalement ; il y voyait un moyen de retirer une plus grande quantité d’assignats, et par conséquent un moyen d’en émettre d’autres sans en augmenter la somme. Il ne sentait pas que ce n’était pas le prix des biens nationaux qui augmentait, mais bien celui des assignats qui diminuait ; et plus celui-ci diminuait, plus il était forcé d’en émettre pour acheter les mêmes denrées.

Les derniers assignats ne portaient plus qu’ils étaient payables à vue. À peine s’aperçut-on de ce changement ; car les derniers n’étaient pas moins payés que les précédens, qui ne l’étaient pas du tout.

Mais le vice de leur institution s’en découvre mieux ; en effet, on lisait sur une feuille de papier : Domaines nationaux, assignat de cent francs, etc. Or, que voulaient dire ces mots cent francs ? De quelle valeur donnaient-ils l’idée ? De la quantité d’argent qu’auparavant on appelait cent francs ? Non, puisqu’il était impossible de se procurer cette quantité d’argent avec un assignat de cent francs. Donnaient-ils l’idée d’une étendue de terre égale à celle qui aurait valu cent francs en argent ? Pas davantage, puisque, par l’effet des enchères, cette quantité de terre ne pouvait pas plus être obtenue avec un assignat de cent francs, même des mains du gouvernement, qu’on ne pouvait obtenir cent francs d’espèces.

[274]

Il fallait, assignats en main, acheter à l’enchère les domaines nationaux ; et la valeur de l’assignat était tombée au point qu’un assignat de cent francs ne pouvait, à l’enchère, obtenir un pouce carré de terrain.

De façon que, tout discrédit à part, une somme en assignats ne présentait l’idée d’aucune valeur ; et le gouvernement aurait joui de toute la confiance qu’il n’avait pas, que les assignats ne pouvaient éviter de tomber à rien.

On sentit cette erreur dans la suite, et lorsqu’il ne fut plus possible d’acheter la moindre denrée pour quelque somme en assignats qu’on en offrît. Alors on créa des mandats, c’est-à-dire un papier avec lequel on pouvait se faire délivrer, sans enchère, une quantité déterminée de biens nationaux ; mais on s’y prit mal dans l’exécution, et d’ailleurs il était trop tard.

Le papier-monnaie que l’Angleterre mit en circulation de 1798 à 1818 (bank notes), ne subit pas une aussi forte dépréciation, parce qu’il fut émis avec quelque mesure ; ce qui tint à plusieurs causes, et principalement au frein de l’opinion publique et au concours, nécessaire pour cette opération, des directeurs de la banque d’Angleterre et de l’administration de l’état, ces deux intérêts divers se trouvant différemment compromis par les émissions successives. Elles excédèrent néanmoins les besoins de la circulation, assez pour faire tomber la valeur de l’unité monétaire aux deux tiers environ de la valeur de la même unité en or [253]. Et lorsque les directeurs de la banque, de concert avec le gouvernement, voulurent faire remonter la valeur des billets au niveau de l’or, ils n’eurent qu’à en diminuer la masse. Le gouvernement remboursa à la banque une partie des avances qu’il avait reçues d’elle, ce qui fit rentrer une partie des billets ; et la banque cessa de prendre des effets à l’escompte, en même temps qu’elle encaissa ceux de son portefeuille dont l’échéance arrivait journellement ; ce qui en fit rentrer encore. L’agent des échanges, devenant plus rare sur le marché, reprit sa valeur ; et les spéculateurs, obligés de payer l’or aussi cher en livres sterling de papier qu’en livres sterling [275] d’or, n’eurent plus rien à gagner en exigeant le remboursement en espèces des billets dont ils étaient porteurs.

Cette circonstance fut très-fâcheuse pour l’industrie anglaise. De nombreux engagemens avaient été contractés en une monnaie dépréciée, notamment les baux dont la durée est fort longue. Les fermiers, par suite de la dépréciation, s’étaient obligés à payer de plus fortes sommes nominales, et les acquittaient aisément, parce que les denrées, payées en une monnaie de moindre valeur, étaient payées nominalement plus cher. Lorsque la valeur de la monnaie a été réintégrée, les prix ont baissé en proportion, et l’on a été obligé de payer, en valeurs réelles, des obligations qui avaient été contractées en valeurs nominales. Les impôts, qui s’étaient accrus en raison de la dépréciation des monnaies, durent de même être payés en valeurs réelles, et les charges de l’état, notamment la dette publique, qui avaient été allégées lorsqu’on en avait payé les intérêts en monnaie dépréciée, devinrent plus lourdes qu’auparavant. Il fallut payer en une monnaie valant de l’or, les intérêts d’emprunts publics contractés pendant 12 à 15 années, et dont les fonds avaient été fournis en une monnaie qui valait un quart ou un tiers de moins. Les traitemens d’emplois publics, et, ce qui est pire, les pensions et les sinécures, nominalement augmentés pendant la dépréciation, furent payés en valeurs réelles après la restauration de la valeur. Ce fut une banqueroute ajoutée à une banqueroute ; car on ne viole pas moins ses engagemens lorsqu’on fait payer aux contribuables plus qu’ils ne doivent, que lorsqu’on ne paie pas à des créanciers tout ce qui leur est dû.

En 1800, les billets de banque étant au pair, avec 3 livres 17 sous 10 deniers 1 sur 2 sterling, on pouvait se procurer une once d’or ; en 1814, on fut obligé de la payer 5 livres 6 sous 4 deniers [254]. Cent livres sterling en papier ne valaient plus que 73 livres 4 sous 9 deniers en or, et cette dépréciation fut accompagnée d’une assez grande prospérité. La valeur des billets remonta dans les années qui suivirent jusqu’en 1821, où ils furent de nouveau au pair, et cette restauration fut accompagnée d’une fort grande détresse. On proposa, entre autres expédiens, de réduire la livre sterling à la quantité de métal que les billets de banque pouvaient réellement acheter [255] ; et si ce parti eût été adopté, en prenant des [276] précautions pour que la banque n’augmentât pas la somme de ses billets en circulation, elle aurait pu les payer à bureau ouvert ; il est probable que les marchandises n’auraient pas baissé de prix ; les mêmes facilités se seraient offertes à l’industrie ; les engagemens contractés auraient été acquittés sur le même pied auquel ils avaient été contractés, et l’état n’aurait pas été tenu d’acquitter, comme il a fait depuis, une dette, des pensions et des traitemens d’un tiers plus considérables qu’ils n’étaient alors. Les intérêts privilégiés s’y opposèrent, et la masse de la nation, outre les maux que souffrirent alors les classes laborieuses, se trouvera long-temps encore accablée d’une dette dont les trois quarts peuvent être attribués à une lutte qu’il est permis à l’orgueil national d’appeler glorieuse, mais qui coûte cher à la nation, sans lui avoir fait aucun profit [256].

La possibilité de se servir d’une monnaie dépourvue de toute propriété physique, pourvu qu’elle soit aisément transmissible, et qu’on trouve le moyen d’en soutenir la valeur à un taux, sinon invariable, du moins difficilement et lentement variable, a fait présumer à de très-bons esprits qu’on pourrait sans inconvénient y employer une matière beaucoup moins précieuse que l’or et l’argent, qui, pour cet usage, pourraient être suppléés avantageusement. David Ricardo a proposé dans ce but un moyen fort ingénieux, et qui consiste à obliger la banque, ou toute autre corporation qu’on autoriserait à mettre en circulation de la monnaie de papier, à la rembourser, à bureau ouvert, en lingots. Un billet stipulant un certain lingot d’or ou d’argent qu’on serait autorisé à se faire délivrer à volonté, ne pourrait pas tomber au-dessous de la valeur de ce lingot ; et d’un autre côté, si la quantité des billets émise n’excédait pas les besoins de la [277] circulation, les porteurs de billets n’exigeraient pas leur conversion en métal, parce que des lingots ne se prêtent pas aux besoins de la circulation. Si, par défiance, on se fesait trop rembourser de billets de banque, comme il n’y aurait pas d’autre monnaie, les billets augmenteraient de valeur, et il conviendrait sans doute alors au public de porter des lingots à la banque pour avoir des billets [257].

Il est possible que dans une nation passablement éclairée, sous un gouvernement qui offrirait toutes les garanties désirables, et au moyen d’une banque indépendante dont les intérêts seraient en concurrence avec ceux du gouvernement pour assurer les droits du public, il est possible, dis-je, qu’une pareille monnaie pût être établie avec beaucoup d’avantages ; mais il restera toujours un fâcheux cortége pour toute espèce de papier-monnaie ; je veux dire le danger des contrefaçons, qui, indépendamment de l’inquiétude qu’elles laissent toujours dans l’esprit de possesseurs de billets, ont en Angleterre, pendant l’espace de vingt-cinq années, coûté la vie à bien des condamnés, et en ont fait déporter beaucoup d’autres.

On ne saurait se dissimuler d’ailleurs que la substitution du papier à la monnaie métallique, ne soit toujours accompagnée de certains risques que Smith représente par une image hardie et ingénieuse. Le sol d’un vaste pays figure, selon lui, les capitaux qui s’y trouvent. Les terres cultivées sont les capitaux productifs ; les grandes routes sont l’agent de la circulation, c’est-à-dire la monnaie, par le moyen de laquelle les produits se distribuent dans la société. Une grande machine est inventée, qui transporte les produits du sol au travers des airs ; ce sont les billets de confiance. Dès-lors on peut mettre en culture les grands chemins.

« Toutefois, poursuit Smith, le commerce et l’industrie d’une nation, ainsi suspendus sur les ailes icariennes des billets de banque, ne cheminent pas d’une manière si assurée que sur le solide terrain de l’or et de l’argent. Outre les accidens auquels les expose l’imprudence ou la maladresse des directeurs d’une banque, il en est d’autres que toute l’habileté humaine ne saurait prévoir ni prévenir. Une guerre malheureuse, par exemple, qui ferait passer entre les mains de l'ennemi le gage qui soutient le crédit des billets, occasionnerait une bien plus grande confusion que si la circulation du pays était fondée sur l'or et l'argent. L'instrument des échanges perdant alors toute sa valeur, les échanges ne pourraient plus être que des trocs difficiles. Tous les [278] impôts ayant été acquittés jusque-là en billets, le prince ne trouverait plus rien dans ses coffres pour payer ses troupes ni pour remplir ses magasins. Un gouvernement jaloux de défendre en tout temps, avec avantage, son territoire, doit donc se tenir en garde contre une multiplication de billets qui tendrait… à remplacer dans ses états une trop grande partie de l'agent naturel des échanges. »

M. Th. Tooke, qui n’a point, comme plusieurs de ses compatriotes, transformé l’économie politique en une métaphysique obscure, incapable de servir de guide dans la pratique, et qui demeure attaché à la méthode expérimentale d’Adam Smith, après avoir observé les fluctuations survenues en Angleterre dans le prix des choses et dans l’intérêt des capitaux, de même que les bouleversemens de fortune et les banqueroutes dont ce pays a été le théâtre depuis l’année 1797, est convenu « qu’un système monétaire où le papier joue un si grand rôle, est exposé à des inconvéniens tellement graves, qu’ils doivent l’emporter sur l’avantage de se servir d’un agent de la circulation peu dispendieux [258]. »

Des principes trop absolus mis en pratique, exposent aux mêmes inconvéniens qu’une machine que l’on construirait selon les lois de la mécanique, mais sans tenir compte des frottemens et de la qualité des matériaux.

CHAPITRE XXVII. Que la Monnaie n’est ni un signe ni une mesure.

Un signe représentatif n’a de valeur que celle de l’objet qu’il représente, et qu’on est forcé de délivrer sur la présentation du titre. La monnaie tire sa valeur de ses usages, et personne n’est obligé de délivrer sa marchandise quand on lui présente de la monnaie. Il l’échange librement ; il débat la valeur de sa marchandise, ce qui revient au même que de débattre la valeur de la monnaie qu’on lui offre ; valeur qui n’est pas stipulée d’avance, et qui en fait une marchandise de même nature que les instrumens quelconques dont les hommes se servent.

Ce qui est un signe, c’est un billet de banque payable à la première réquisition ; il est le signe de l’argent qu’on peut recevoir au moment qu’on veut, sur la présentation de ce effet ; et il n’a de valeur qu’en [279] vertu de l’argent qu’il donne droit de recevoir et qu’on ne peut refuser de payer. Mais quant à la monnaie d’argent qu’on reçoit à la caisse, elle n’est pas le signe : elle est la chose signifiée.

Quand on vend sa marchandise, on ne l’échange donc pas contre un signe, mais contre une autre marchandise appelée monnaie, à laquelle on suppose une valeur égale à celle qu’on vend.

Quand on achète, on ne donne pas seulement un signe : on donne une marchandise ayant une valeur réelle égale à celle qu’on reçoit.

Cette première erreur a été le fondement d’une autre erreur souvent reproduite. De ce que la monnaie était le signe de toutes les valeurs, on a conclu que les monnaies représentaient toutes les marchandises, et que leur valeur totale en chaque pays égalait la valeur totale de tous les autres biens : opinion qui reçoit une apparence de vraisemblance de ce que la valeur relative de la monnaie diminue quand sa masse va en augmentant, et de ce qu’elle augmente quand sa masse diminue.

Mais qui ne voit que cette variation a lieu de même pour toutes les autres marchandises qui ne sont évidemment pas des signes ? Quand la récolte du vin a été double dans une certaine année, son prix tombe à moitié de ce qu’il était l’année précédente ; par une raison semblable, on peut supposer que, si la masse des espèces qui circulent venait à doubler, le prix de toutes choses doublerait, c’est-à-dire que pour avoir le même objet il faudrait donner le double d’argent. Or, cet effet n’indique pas plus que la valeur totale de l’argent est toujours égale à la valeur totale des autres richesses, qu’il n’indique que la valeur totale des vins est égale à toutes les autres valeurs réunies. La variation survenue dans la valeur de l’argent et du vin, dans les deux suppositions, est une conséquence du rapport de ces denrées avec elles-mêmes, et non de leur rapport avec la quantité des autres denrées.

Nous avons déjà vu que la valeur totale de la monnaie d’un pays, même en y ajoutant la valeur de tous les métaux précieux qu’il renferme, est peu de chose, comparée avec la masse entière de ses valeurs. La valeur représentée serait donc supérieure au signe qui la représente, et le signe ne suffirait point pour se procurer la chose signifiée [259].

[280]

C’est avec aussi peu de fondement que Montesquieu prétend que le prix des choses dépend du rapport qu’il y a entre la quantité totale des denrées et la quantité totale des monnaies [260]. Un vendeur et un acheteur savent-ils ce qui existe d’une denrée qu’on ne met pas en vente ? Et quand ils le sauraient, cela changerait-il, relativement à cette même denrée, quelque chose à la quantité offerte et à la quantité demandée ? Toutes ces opinions naissent évidemment de l’ignorance où l’on a été, jusqu’à notre temps, de la nature des choses et de la marche des faits dans ce qui tient à l’économie politique.

Avec un peu plus d’apparence de raison, mais non pas avec plus de fondement on a nommé le numéraire, ou la monnaie, une mesure des valeurs. On peut apprécier la valeur des choses ; on ne peut pas la mesurer, c’est-à-dire la comparer avec un type invariable et connu, parce qu’il n’y en a point.

C’est de la part de l’autorité une entreprise insensée que de vouloir fixer une unité de valeur pour déterminer quelle est la valeur des choses. Elle peut commander que Charles, possesseur d’un sac de blé, le donne à Martial pour 24 francs ; mais elle peut commander de même que Charles le donne pour rien. Par cette ordonnance, elle aura peut-être dépouillé Charles au profit de Martial ; mais elle n’aura pas plus établi que 24 francs soient la mesure de la valeur d’un sac de blé, qu’elle n’aurait établi qu’un sac de blé n’a point de valeur, en forçant son possesseur à le donner pour rien.

Une toise ou un mètre sont de véritables mesures, parce qu’elles présentent toujours à l’esprit l’idée d’une même grandeur. Fussé-je au bout du monde, je suis certain qu’un homme de cinq pieds six pouces (mesure de France) a la même taille qu’un homme de cinq pieds six pouces en France. Si l’on me dit que la grande pyramide de Ghizé a cent toises de largeur à sa base, je peux à Paris mesurer un espace de cent toises, et me former une idée exacte de cette base ; mais si l’on me dit qu’un chameau vaut au Caire 50 sequins, qui font environ 2, 500 grammes d’argent, ou 500 francs, je n’ai pas une idée précise de la valeur de ce chameau, parce [281] que les 500 francs d’argent valent indubitablement moins à Paris qu’au Caire, sans que je puisse dire de combien ils sont inférieurs en valeur.

Tout ce qu’on peut faire se réduit donc à comparer entre elles les valeurs de différentes choses, c’est-à-dire à déclarer que celle-ci vaut autant, ou plus, ou moins que celle-là, dans le moment et au lieu où l’on est, sans pouvoir déterminer quelle est absolument la valeur des unes et des autres. On dit qu’une maison vaut 20,000 francs ; mais quelle idée de valeur me donne une somme de 20,000 francs ? L’idée de tout ce que je peux acheter pour ce prix ; et quelle idée de valeur me donnent toutes ces choses achetées pour ce prix ? L’idée d’une valeur égale à celle de cette maison, mais non l’idée d’aucune grandeur de valeur fixe qui soit indépendante de la valeur comparée de ces choses.

Quand on compare deux choses d’inégale valeur à diverses fractions d’un produit de même nature, on ne fait encore qu’évaluer le rapport de leur valeur. Quand on dit : Cette maison vaut 20,000 francs, et cette autre vaut 10,000 francs, la phrase au fond ne dit autre chose que : Cette maison vaut deux fois autant que celle-là. Comme on les compare l’une et l’autre à un produit qui peut se partager en plusieurs portions égales (à une somme d’argent), on peut plus aisément, à la vérité, se faire une idée du rapport de valeur des deux maisons, parce que l’esprit saisit avec facilité le rapport de 20,000 unités avec 10,000 unités ; mais on ne peut, sans tourner dans un cercle vicieux, dire ce que vaut chacune de ces unités.

Qu’on appelle cela mesurer, j’y consens ; mais je ferai remarquer que la même propriété se rencontre dans toute autre marchandise divisible, quoiqu’elle ne remplisse pas l’office de la monnaie. On aura la même idée du rapport qui existe entre la valeur des deux maisons, lorsqu’on dira : l’une vaut mille hectolitres de froment, et l’autre n’en vaut que cinq cents.

Cette matière une fois comprise, j’observerai que la mesure commune de deux valeurs (si on lui accorde ce nom) ne donne aucune idée du rapport de ces deux valeurs, pour peu qu’elles soient séparés par quelque distance ou par quelque espace de temps ; 20,000 francs ou mille hectolitres de froment, ne peuvent me servir pour comparer la valeur d’une maison d’autrefois à celle d’une maison d’à présent, parce que la valeur des écus et du froment n’est plus rigoureusement à présent ce qu’elle était autrefois.

Une maison à Paris, de 10,000 écus, au temps de Henri IV, valait bien [282] plus qu’une maison qui vaudrait à présent 10,000 écus. Une maison de 20,000 francs en Basse-Bretagne, a plus de valeur qu’une maison de 20,000 francs à Paris ; de même qu’un revenu de 10,000 francs en basse-Bretagne, est bien plus considérable qu’un revenu de pareille somme à Paris.

C’est ce qui rend impossible la comparaison qu’on a quelquefois tenté de faire des richesses de deux époques ou de deux nations différentes. Ce parallèle est la quadrature du cercle de l’économie politique, parce qu’il n’y a point de mesure commune pour l’établir.

L’argent, et même la monnaie, de quelque matière qu’elle soit composée, n’est qu’une marchandise dont la valeur est variable, comme celle de toutes les marchandises, et se règle à chaque marché qu’on fait, par un accord entre le vendeur et l’acheteur.

L’argent vaut plus quand il achète beaucoup de marchandises que lorsqu’il en achète peu. Il ne peut donc faire les fonctions d’une mesure, qui consiste à conserver l’idée d’une grandeur. Ainsi, lorsque Montesquieu a dit en parlant des monnaies : « Rien ne doit être si exempt de variations que ce qui doit être la mesure commune de tout [261] », il a renfermé trois erreurs en deux lignes. D’abord on ne peut pas prétendre que la monnaie soit la mesure de tout, mais de toutes les valeurs ; en second lieu, elle n’est pas même la mesure des valeurs ; et, enfin, il est impossible de rendre sa valeur invariable. Si Montesquieu voulait engager les gouvernemens à ne pas altérer les monnaies, il devait employer de bonnes raisons, parce qu’il y en a, et non des traits brillans qui trompent et accréditent de fausses idées. Cependant il serait bien souvent curieux, et dans certain cas, il serait utile de pouvoir comparer deux valeurs séparées par les temps et par les lieux, comme dans les cas où il s’agit de stipuler un paiement à effectuer au loin, ou bien une rente qui doit durer de longues années.

Smith propose la valeur du travail comme moins variable, et par conséquent plus propre à donner la mesure des valeurs dont on est séparé : et voici les raisons sur lesquelles il se fonde :

« Deux quantités de travail, dit-il, quel que soit le temps, quel que soit le lieu, sont d’égale valeur pour celui qui travaille. Dans l’état ordinaire de sa santé et de son courage, de son aptitude et de sa dextérité, l’avance qu’il fait, dans les deux cas, de sa peine, doit être pour lui la même. Le prix qu’il paie est donc le même, quelle que soit la [283] quantité des choses qu’il reçoive en retour. S’il en reçoit une plus ou moins grande quantité, c’est la valeur de ces choses qui varie, et non la valeur du travail avec lequel il les achète. Partout, dans tous les temps, ce qu’on n’obtient qu’avec beaucoup de peines et de travail, est cher ; ce qui en coûte peu est à bon marché. Le travail ne variant jamais dans sa valeur, est donc la seule mesure réelle avec laquelle la valeur de toutes les marchandises peut, en tout temps, en tous lieux, être comparée et estimée [262]. ».

N’en déplaise à Smith, de ce qu’une certaine quantité de travail a toujours la même valeur pour celui qui fournit ce travail, il ne s’ensuit pas qu’elle ait toujours la même valeur échangeable. De même que toute autre marchandise, le travail peut être plus ou moins offert, plus ou moins recherché ; et sa valeur, qui, ainsi que toute valeur, se fixe par le débat contradictoire qui s’élève entre le vendeur et l’acheteur, varie selon les circonstances.

La qualité du travail n’influe pas moins sur sa valeur. Le travail de l’homme fort et intelligent vaut plus que celui de l’homme faible et stupide. Le travail vaut plus dans un pays qui prospère, et où les travailleurs manquent, que dans un pays surchargé de population. La journée d’un manouvrier aux États-Unis [263] se paie en argent trois fois autant qu’en France ; peut-on croire que l’argent y vaut trois fois moins ? Une preuve que le manouvrier des États-Unis est réellement mieux payé, c’est qu’il se nourrit mieux, se vêtit mieux, se loge mieux. Le travail est peut-être une des denrées dont la valeur varie le plus, parce qu’il est, dans certains cas, extraordinairement recherché, et, dans d’autres cas, offert [284] avec une instance qui fait peine, comme dans une ville dont l’industrie est tombée.

Sa valeur ne peut donc servir mieux que la valeur de toute autre denrée, à mesurer deux valeurs séparées par de grandes distances ou par un long espace de temps. Il n’y a réellement point de mesure des valeurs, parce qu’il faudrait pour cela qu’il y eût une valeur invariable, et qu’il n’en existe point.

À défaut de mesure exacte, il faut se contenter d’évaluations approximatives ; alors la valeur de plusieurs marchandises, lorsqu’elle est bien connue, peut donner une idée plus ou moins rapprochée de la valeur de telle autre. Pour savoir, à peu près, ce qu’une chose valait chez les anciens, il faudrait connaître quelle marchandise, à la même époque, devait valoir à peu près autant que chez nous, et savoir ensuite quelle quantité de cette denrée on donnait en échange de celle dont on veut savoir le prix. Il ne faudrait point prendre pour objet de comparaison la soie, par exemple, parce que cette marchandise, qu’on était obligé, du temps de César, de tirer de la Chine d’une manière dispendieuse, et qui ne se produisait point en Europe, devait être beaucoup plus chère que chez nous. N’est-il aucune marchandise qui ait dû moins varier depuis ce temps jusqu’au nôtre ? Combien donnait-on de cette marchandise pour avoir une once de soie ? Voilà ce qu’il faudrait savoir. S’il était une denrée dont la production fût à peu près également perfectionnée aux deux époques, une denrée dont la consommation fût de nature à s’étendre à mesure qu’elle est plus abondante, cette denrée aurait probablement peu varié dans sa valeur, laquelle pourrait en conséquence devenir un moyen terme de comparaison assez passable des autres valeurs.

Depuis les premiers temps historiques, le blé est la nourriture du plus grand nombre, chez tous les peuples de l’Europe ; et la population des états a dû par conséquent se proportionner à sa rareté et à son abondance plutôt qu’à la quantité de toute autre denrée alimentaire : la demande de cette denrée, relativement à sa quantité offerte, a donc dû être, dans tous les temps, à peu près la même. Je n’en vois point en outre dont les frais de production doivent avoir aussi peu varié. Les procédés des anciens, dans l’agriculture, valaient les nôtres à beaucoup d’égards, et peut-être les surpassaient en quelques points. L’emploi des capitaux était plus cher, à la vérité ; mais cette différence est peu sensible, en ce que, chez les anciens, les propriétaires cultivaient beaucoup par eux-mêmes et avec leurs capitaux ; ces capitaux, engagés dans des entreprises [285] agricoles, pouvaient réclamer des profits moindres que dans d’autres emplois, d’autant plus que, les anciens attachant plus d’honneur à l’exercice de l’industrie agricole qu’à celui des deux autres, les capitaux, de même que les travaux, devaient s’y porter avec plus de concurrence que vers les fabriques et le commerce.

Dans le moyen âge, où tous les arts ont tant dégénéré, la culture du blé s’est soutenue à un haut point de perfection qui n’est pas fort au-dessous de celui où nous la voyons actuellement.

De ces considérations je conclus que la valeur d’une même quantité de blé a dû être à peu près la même chez les anciens, dans le moyen âge, et de notre temps. Mais comme l’abondance des récoltes a toujours prodigieusement varié d’une année à l’autre, qu’il y a eu des famines dans un temps, et que les grains ont été donnés à vil prix dans un autre, il ne faut évaluer le grain que sur sa valeur moyenne, toutes les fois qu’on la prend pour base d’un calcul quelconque.

Voilà pour ce qui est de l’estimation des valeurs à des époques différentes.

Quant à leur estimation en deux endroits éloignés l’un de l’autre, elle n’est pas moins difficile. La nourriture la plus générale, et par conséquent celle dont la demande et la quantité restent plus communément dans une même proportion relative, varie d’un climat à l’autre. En Europe, c’est le blé ; en Asie, c’est le riz : la valeur d’une de ces denrées n’a aucun rapport en Asie et en Europe, la valeur du riz en Asie n’a même aucun rapport avec la valeur du blé en Europe. Le riz a incontestablement moins de valeur aux Indes que le blé parmi nous : sa culture est moins dispendieuse, ses récoltes sont doubles. C’est en partie ce qui fait que la main-d’œuvre est à si bon marché aux Indes et à la Chine.

La denrée alimentaire de l’usage le plus général est donc une mauvaise mesure des valeurs à de grandes distances. Les métaux précieux n’en sont pas une bien parfaite non plus : ils valent incontestablement moins en Amérique qu’ils ne valent en Europe, et incontestablement plus dans toute l’Asie, puisqu’ils s’y rendent constamment. Cependant la grande communication qui existe entre ces parties du monde, et la facilité de les transporter, peuvent faire supposer que c’est encore la marchandise qui varie le moins dans sa valeur en passant d’un climat dans l’autre.

Heureusement qu’il n’est pas nécessaire, pour les opérations commerciales, de comparer la valeur des marchandises et des métaux dans deux climats éloignés, et qu’il suffit de connaître leur rapport avec les autres [286] denrées dans chaque climat. Un négociant envoie à la Chine une demi-once d’argent : que lui importe que cette demi-once vaille plus ou moins qu’une once en Europe ? La seule chose qui l’intéresse est de savoir qu’avec cet argent il pourra acheter à Canton une livre de thé d’une certaine qualité, qui, rapportée en Europe, se vendra une once et demie d’argent. D’après ces données, sachant qu’il aura sur cet objet, quand l’opération sera terminée, un gain d’une once d’argent, il calcule si ce gain, après avoir couvert les frais et les risques de l’allée et du retour, lui laisse un bénéfice suffisant. Il ne s’inquiète pas d’autre chose.

S’il envoie des marchandises au lieu d’argent, il lui suffit de savoir le rapport entre la valeur de ces marchandises et celle de l’argent en Europe, c’est-à-dire ce qu’elles coûtent ; le rapport entre leur valeur et celle des denrées chinoises en Chine, c’est-à-dire ce qu’on obtiendra en échange ; et finalement le rapport entre ces dernières et l’argent en Europe, ou ce qu’elles se vendront quand elles seront arrivées. On voit qu’il n’est question là-dedans que de comparer les valeurs relatives de deux ou de plusieurs objets, au même temps et au même lieu, dans chaque occasion.

Dans les usages ordinaires de la vie, c’est-à-dire, lorsqu’il ne s’agit que de comparer la valeur de deux choses qui ne sont séparées ni par un long espace de temps, ni par une grande distance, presque toutes les denrées qui ont quelque valeur peuvent servir de mesure ; et si, pour désigner la valeur d’une chose, même lorsqu’il n’est question ni de vente ni d’achat, on emploie plus volontiers dans cette appréciation la valeur des métaux précieux, ou de la monnaie, c’est parce que la valeur d’une certaine quantité de monnaie est une valeur plus généralement connue que toute autre [264]. Mais quand on stipule pour des temps éloignés, comme lorsqu’on se réserve une rente perpétuelle, il vaut mieux stipuler en blé ; car la découverte d’une seule mine pourrait faire tomber la valeur de l’argent fort au-dessous de ce qu’elle est, tandis que la cultivation de toute l’Amérique septentrionale ne ferait pas sensiblement baisser la valeur du blé en Europe ; car alors l’Amérique se peuplerait de consommateurs en même [287] temps qu’elle se couvrirait de moissons. De toute manière, une stipulation de valeurs pour un terme éloigné est nécessairement vague, et ne peut donner aucune assurance de la valeur qu’on recevra.

La plus mauvaise de toutes les stipulations serait celle qui stipulerait en monnaie nominale ; car ce nom pouvant s’appliquer à des valeurs diverses, ce serait stipuler un mot plutôt qu’une valeur, et s’exposer à payer ou à être payé en paroles.

Si je me suis arrêté à combattre des expressions inexactes, c’est qu’elles m’ont semblé trop répandues, qu’elles suffisent quelquefois pour établir des idées fausses, que les idées fausses deviennent souvent la base d’un faux système, et que d’un faux système enfin naissent les mauvaises opérations.

CHAPITRE XXVIII. D’une attention qu’il faut avoir en évaluant les sommes dont il est fait mention dans l’histoire.

Les écrivains les plus éclairés, lorsqu’ils évaluent en monnaies de notre temps les sommes dont il est fait mention dans l’histoire, se contentent de réduire en monnaie courante la quantité d’or ou d’argent contenue dans la somme ancienne. Cela donne au lecteur une très-fausse idée de la valeur de cette somme ; car l’argent et l’or ont beaucoup perdu de leur valeur.

Comme, d’après les observations qui se trouvent dans le précédent chapitre, on a lieu de croire que la valeur du blé, année commune, a moins varié que celle d’aucune autre marchandise, et bien sûrement beaucoup moins que celle des métaux précieux, les auteurs transmettraient une idée bien plus juste d’une valeur ancienne en nous disant ce qu’elle pouvait acheter de blé ; et si cette quantité de blé ne portait pas à notre esprit une idée assez nette de la valeur ancienne, on pourrait la traduire en monnaie courante au prix moyen du blé à l’époque où nous sommes.

Des exemples feront mieux sentir la nécessité de ce moyen de réduction.

Démocède, médecin de Crotone, s’étant retiré à Égine, y déploya tant d’habileté dans sa profession, que les Éginètes, pour l’attacher à leur ville, lui assignèrent, sur le trésor public, une pension annuelle d’un talent. Si nous voulons connaître l’étendue de cette munificence, et en même temps la valeur de la somme appelée du nom de talent, nous chercherons [288] d’abord à savoir ce qu’un talent pouvait acheter de blé. Jusqu’à Démosthènes on n’a pas de document sur le prix du blé ; mais dans le plaidoyer de Démosthènes contre Phormion, on lit : « le blé étant fort cher, et tandis qu’il se vendait jusqu’à 16 drachmes, nous en avons fait venir plus de cent mille médimnes au prix ordinaire de la taxe, à cinq drachmes ».

Voilà donc le prix le plus ordinaire du blé à Athènes : cinq drachmes par médimne. Le talent attique contenait 6,000 drachmes. À cinq par médimne, le talent pouvait donc acheter 1,200 médimnes de blé. Il s’agit maintenant de réduire 1,200 médimnes en mesures de notre temps. Or, on sait par d’autres voies que chaque médimne équivalait à 52 de nos litres, ou (à très-peu de chose près) un demi-hectolitre. Douze cents médimnes feraient donc 600 hectolitres, qui, au prix moyen de notre temps, qui ne s’éloigne pas beaucoup de 19 francs l’hectolitre, vaudraient, de nos jours, 11,400 francs. Ces matières n’admettent pas une exactitude extrême ; cependant nous sommes assurés d’arriver, par cette méthode, beaucoup plus près de la vérité que l’abbé Barthélemy, qui, dans son voyage d’Anacharsis, n’évalue le talent attique que 5,400 francs.

Si nous désirons nous former quelqu’idée des valeurs, à l’époque la plus célèbre de l’histoire romaine, c’est-à-dire au temps de César, nous chercherons ce que chaque somme pouvait acheter de blé, et nous évaluerons ce que la même quantité de blé peut valoir à présent. Le modius était une mesure qui se vendait communément 3 sesterces [265]. Les antiquaires diffèrent peu sur la capacité du modius. Les uns le disent égal à 8 58 sur 100 litres, les autres à 8 82/100. Prenons le terme moyen de 8 7/10, et à ce compte un sesterce vaudrait autant qu’un tiers de 8 7/10 litres, c’est-à-dire que 2 9 sur 10 litres. Or, à 19 francs l’hectolitre, cette quantité de blé équivaut à 55 centimes [266]. C’est plus d’une moitié en sus des évaluations qui ont été faites jusqu’ici du sesterce, et cela donne une idée plus juste des sommes dont il est fait mention dans les auteurs de cette époque [267].

[289]

Il y a plus d’incertitude dans l’estimation des sommes historiques après le désastre de l’empire romain, soit à cause de la diversité des monnaies et de leurs fréquentes altérations, soit en raison de l’ignorance où nous sommes de la véritable capacité des mesures des grains. Pour estimer avec approximation une somme sous la première race des rois de France ; pour savoir, par exemple, ce que valaient 400 écus d’or que le pape saint Grégoire sut tirer du royaume de France dès l’année 593, il faudrait savoir ce que 400 écus d’or pouvaient acheter de blé. Mais en supposant que l’on possédât quelque renseignement tolérable sur le prix du blé vers la fin du sixième siècle, son prix ne serait probablement pas établi en écus d’or ; il faudrait donc savoir en même temps le rapport de la monnaie en laquelle l’estimation serait faite avec les écus d’or ; il faudrait savoir la contenance de la mesure de blé dont on nous donnerait le prix, afin de connaître son rapport avec nos mesures de capacité actuelles ; et, malgré tout cela, il serait encore facile de se tromper du double au simple dans toutes ces réductions.

Dupré de Saint-Maur [268] croit que depuis le règne de Philippe-Auguste, c’est-à-dire depuis environ l’an 1200 de l’ère vulgaire, la capacité du setier de Paris est restée à peu près la même ; or, cette quantité de blé approche beaucoup d’un hectolitre et demi. Et prenant 19 fr. pour le prix moyen actuel de l’hectolitre de blé, le prix moyen du setier est 28 francs 50 cent. En conséquence, chaque fois que nous voyons dans l’histoire de France, depuis Philippe-Auguste, que le setier de blé est à un certain prix, nous pouvons traduire ce prix, quel qu’il soit, par 28 francs 50 centimes d’aujourd’hui. Ainsi nous savons qu’en 1514, sous Louis XII, le froment valait, année commune, 26 sous le setier ; 26 sous valaient donc autant que 28 francs 50 centimes à présent ; et quand les historiens portent, pendant le règne de ce prince, le montant des contributions publiques à 7,650,000 livres tournois, nous devons es estimer égales à plus de 167 millions de francs, [290] valeur actuelle. Raynal en donne donc une bien fausse idée quand il ne les évalue que 36 de nos millions. Son erreur vient, je le répète, de ce qu’il s’est borné à chercher ce que cette somme contenait de métal d’argent, pour réduire cet argent en monnaie actuelle, sans faire attention que la valeur de l’argent a fort déchu depuis cette époque.

Sully, dans ses Mémoires, rapporte qu’il avait amassé dans les caves de la bastille jusqu’à 36 millions de livres tournois, pour servi à l’accomplissement des grands desseins d’Henri IV contre la maison d’Autriche. Comme il y eut une très-forte dégradation dans la valeur de l’or et de l’argent, précisément pendant la durée de ce règne, ces métaux perdaient graduellement de leur prix tandis que l’économe surintendant les entassait à la bastille. Quoi qu’il en soit, nous pouvons connaître la valeur qu’avait encore ce trésor, l’année de la mort de ce prince. En 1610, le setier de Paris, qui vaut actuellement 28 francs 50 centimes, se vendait 8 livres 1 sou 9 deniers, et c’est dans cette dernière monnaie que sont évalués les 36 millions dont parle Sully. Or, 36 millions, en comptant 8 livres 1 sou 9 deniers pour 28 francs 50 centimes, vaudraient aujourd’hui plus de 126 millions ; somme qui offrait une ressource importante, surtout si l’on considère que la guerre se fesait alors bien différemment que de nos jours. Avec cinquante mille hommes et des munitions de guerre et de bouche proportionnées, Henri IV aurait exécuté ce qu’on n’accomplirait pas aujourd’hui avec trois cent mille hommes et un milliard. Sully eut le chagrin de voir de son vivant ces puissantes économies dissipées par de vils courtisans.

On peut être curieux de comparer la dette publique de Louis XIV, dans les désastres qui signalèrent la fin de son règne, avec nos dettes publiques actuelles. Le contrôleur général Desmarets remit au duc d’Orléans, régent, un mémoire où l’on trouve un état de la dette mobile en 1708 [269]. Elle se montait alors, en principal, à 685 millions. Il ne donne pas le montant des rentes sur l’hôtel-de-ville ; mais on voit un peu plus loin qu’on y consacrait la totalité du produit des fermes générales, qui rapportèrent 31 millions en 1709, et que ce produit ne permit pas de payer au-delà de six mois dans une année. On peut donc supposer que la dette constituée s’élevait à 62 millions de rentes au principal de 1,240 millions [270]. [291] En les joignant aux 685 millions du montant des engagemens à terme, on aura 1,925 millions qu’il s’agit, à l’aide du blé, de réduire en valeur actuelle.

Le prix moyen du blé extrait des années 1685 à 1716, en excluant les années extraordinaires du plus haut et du plus bas prix, donne pour le setier de Paris 17 livres 16 sous. En traduisant par 28 francs 50 centimes chaque somme de 17 livres 16 sous qui se trouve dans la dette de Louis XIV, elle nous donnera un total de 3 milliards et 82 millions de francs ; triste résultat de la gloriole militaire du prince et des nombreux abus de sa cour.

CHAPITRE XXIX. Ce que devraient être les Monnaies.

Ce que j’ai dit jusqu’à présent des monnaies peut faire pressentir ce qu’il faudrait qu’elles fussent. L’extrême convenance des métaux précieux pour servir de monnaie, les a fait préférer presque partout pour cet usage. Nul autre matière n’y est plus propre ; ainsi nul changement à cet égard n’est désirable [271].

On en peut dire autant de la division des métaux précieux en portions égales et maniables. Il convient donc de les frapper, comme on a fait jusqu’à présent chez la plupart des peuples civilisés, en pièces d’un poids et d’un titre pareils.

Il est au mieux qu’elles portent une empreinte qui soit la garantie de ce poids et de ce titre, et que la faculté de donner cette garantie, et par conséquent de fabriquer les pièces de monnaies, soit exclusivement réservée [292] au gouvernement ; car une multitude de manufacturiers qui les fabriqueraient concurremment, n’offriraient point une garantie égale.

C’est ici que devrait s’arrêter l’action de l’autorité publique sur les monnaies.

La valeur d’un morceau d’argent se règle de gré à gré dans les transactions qui se font entre les particuliers, ou entre le gouvernement et les particuliers : il convient d’abandonner la sotte prétention de fixer d’avance cette valeur et de lui donner arbitrairement un nom. Qu’est-ce qu’une piastre, un ducat, un florin, une livre sterling, un franc ? Peut-on voir autre chose en tout cela que des morceaux d’or ou d’argent ayant un certain poids et un certain titre ? Si l’on ne peut y voir autre chose, pourquoi donnerait-on à ces lingots un autre nom que le leur, que celui qui désigne leur nature et leur poids ?

Cinq grammes d’argent, dit-on, vaudront un franc : cette phrase n’a aucun autre sens que celui-ci : Cinq grammes d’argent vaudront cinq grammes d’argent ; car l’idée qu’on a d’un franc ne vient que des cinq grammes d’argent dont il se compose. Le blé, le chocolat, la cire, prennent-ils un nom différent lorsqu’ils sont divisés suivant leurs poids ? Une livre pesant de pain, de chocolat, de bougie, s’appelle-t-elle autrement qu’une livre de pain, de chocolat, de bougie ? Pourquoi n’appellerait-on pas une pièce d’argent du poids de 5 grammes, par son véritable nom ? Pourquoi ne l’appellerait-on pas simplement cinq grammes d’argent ?

Cette légère rectification, qui semble consister dans un mot, dans un rien, est immense dans ses conséquences. Dès qu’on l’admet, il n’est plus possible de contracter en valeur nominale ; il faut, dans chaque marché, balancer une marchandise réelle contre une autre marchandise réelle, une certaine quantité d’argent contre une certaine quantité de grains, de viande ou d’étoffe. Si l’on prend un engagement à terme, il n’est plus possible d’en déguiser la violation ; si l’on s’engage à me payer tant d’onces d’argent fin, et si mon débiteur est solvable, je suis assuré de la quantité d’argent fin que je recevrai quand le terme sera venu.

Dès-lors s’écroule tout l’ancien système monétaire ; système tellement compliqué, qu’il n’est jamais compris entièrement, même de la plupart de ceux qui en font leur occupation habituelle ; système qui varie d’un pays à l’autre, et d’où découlent perpétuellement la mauvaise foi, l’injustice et la spoliation. Dès-lors il devient impossible de faire une fausse opération sur les monnaies sans battre de la fausse monnaie, de composer avec ses engagemens sans faire une banqueroute. La fabrication des [293] monnaies se trouve être la chose la plus simple : une branche de l’orfévrerie.

Les poids dont on s’est servi jusqu’à l’introduction du système métrique en France, c’est-à-dire, les onces, gros, grains, avaient l’avantage de présenter des quantités pondérantes, fixes depuis plusieurs siècles, et applicables à toutes les marchandises ; de manière qu’on ne pouvait changer l’once pour les métaux précieux, sans la changer pour le sucre, le miel, et toutes les denrées qui se mesurent au poids ; mais combien, sous ce rapport, les poids du nouveau système métrique n’ont-ils pas plus d’avantages encore ? Ils sont fondés sur une quantité donnée par la nature, et qui ne peut varier tant que notre globe subsistera. Le gramme est le poids d’un centimètre cubique d’eau ; le centimètre est la centième partie du mètre, et le mètre est la dix millionième partie de l’arc que forme la circonférence de la terre du pôle à l’équateur. On peut changer le nom de gramme, mais il n’est pas au pouvoir des hommes de changer la quantité pesante de ce qu’on entend actuellement par gramme ; et quiconque s’engagerait à payer, à une époque future, une quantité d’argent égale à cent grammes d’argent, ne pourrait, quelque opération arbitraire qui intervînt, payer moins d’argent sans violer sa promesse d’une manière évidente.

La facilité que le gouvernement peut donner pour l’exécution des échanges et des contrats où la marchandise-monnaie est employée, consiste à diviser le métal en différentes pièces, d’un ou de plusieurs grammes, d’un ou de plusieurs centigrammes, de manière que, sans balance, on puisse compter quinze, vingt, trente grammes d’or ou d’argent, selon les paiemens qu’on veut faire.

Des expériences faites par l’académie des sciences prouvent que l’or et l’argent purs résistent moins au frottement que lorsqu’ils contiennent un peu d’alliage ; les monnayeurs disent, de plus, que, pour les épurer complétement, il faudrait des manipulations dispendieuses, qui renchériraient beaucoup la fabrication des monnaies. Qu’on mêle donc à l’or et à l’argent une certaine quantité d’alliage ; mais que cette quantité soit annoncée par l’empreinte, qui ne doit être autre chose qu’une étiquette certifiant le poids et la qualité du métal.

On voit qu’il n’est ici aucunement question de francs, de décimes, de centimes. C’est qu’en effet de tels noms ne devraient point exister, attendu qu’ils ne sont le nom de rien. Nos lois veulent qu’on frappe des pièces d’un franc qui pèseront cinq grammes d’argent : elles devraient ordonner simplement qu’on frappât des pièces de 5 grammes.

[294]

Alors, au lieu de faire un billet ou une lettre de change de 400 francs, par exemple, on les ferait de 2,000 grammes d’argent au titre de 9 sur 10 de fin, ou, si l’on aimait mieux, de 130 grammes d’or au titre de 9 sur 10 de fin ; et rien ne serait plus facile à acquitter ; car les pièces de monnaie, soit en or, soit en argent, seraient toutes des multiples ou des fractions de grammes au titre de 9 sur 10 de métal fin mêlé avec 1/10 d’alliage.

Il faudrait, à la vérité, qu’une loi statuât que toute convention stipulant un certain nombre de grammes d’argent ou d’or, ne pourrait être soldée qu’en pièces frappées (à moins de stipulation contraire), afin que le débiteur ne pût s’acquitter avec des lingots qui auraient un peu moins de valeur que des pièces frappées. Ce pourrait être l’objet d’une loi rendue une fois pour toutes, et qui pourrait porter en outre que les mots d’or ou d’argent, sans autre désignation, désigneraient de l’or et de l’argent à 9/10 de fin. Cette loi, de pure précaution, n’aurait d’autre but que d’éviter sur chaque acte l’énonciation de plusieurs clauses, qui dès-lors seraient sous-entendues.

Le gouvernement ne frapperait les lingots des particuliers qu’autant qu’on lui paierait les frais et même le bénéfice de la fabrication. Ce bénéfice pourrait être porté assez haut, en vertu du privilége exclusif de fabriquer. Rien n’empêcherait qu’à l’empreinte énonciative du poids et du titre ne fussent joints tous les signes qu’on jugerait propres à prévenir la contrefaçon.

Je n’ai point parlé de proportion entre l’or et l’argent, et je n’avais nul besoin d’en parler. Ne me mêlant point d’énoncer la valeur des métaux dans une dénomination particulière, les variations réciproques de cette valeur ne m’occupent pas plus que les variations de leur valeur relativement à toutes les autres marchandises. Il faut la laisser s’établir d’elle-même, puisqu’on chercherait en vain à la fixer. Quant aux obligations, elles seraient payées suivant qu’elles auraient été contractées ; un engagement de donner cent grammes d’argent serait acquitté au moyen de cent grammes d’argent ; à moins que d’un consentement mutuel, à l’époque du paiement, les parties contractantes ne préférassent le solder avec un autre métal ou avec une autre marchandise, suivant une évaluation dont elles tomberaient d’accord.

Une monnaie qui ne serait que de l’argent ou de l’or étiqueté, qui n’aurait point une valeur nominale, et qui par conséquent échapperait au caprice de toutes les lois, serait tellement avantageuse pour tout le monde et dans tous les genres de commerce, que je ne doute nullement [295] qu’elle ne devînt courante même parmi les étrangers. La nation qui la frapperait deviendrait alors manufacturière de monnaie pour la consommation extérieure, et pourrait faire un fort bon bénéfice sur cette branche d’industrie. Nous voyons dans le Traité historique des monnaies de France de Le Blanc (Prolégomènes, page 4), qu’une certaine monnaie que fit battre saint Louis, et dont les pièces s’appelaient agnels d’or, à cause de la figure d’un agneau qui y était empreinte, fut recherchée même des étrangers, et qu’ils aimaient fort à contracter en cette monnaie, seulement parce qu’elle contint toujours la même quantité d’or depuis saint Louis jusqu’à Charles VI.

En supposant que la nation qui ferait cette bonne affaire fût la France, je ne pense pas qu’aucun de ceux qui me font l’honneur de lire cet ouvrage, regrettât de voir ainsi sortir notre numéraire, suivant l’expression de certaines gens qui n’entendent rien et ne veulent rien entendre à toutes ces matières. L’argent ou l’or monnayé ne s’en irait certainement pas sans être bien payé, et avec chacun d’eux la façon qu’on y aurait mise. Les fabriques et le commerce de bijouteries ne sont-ils pas considérés comme très-lucratifs, bien qu’ils envoient de l’or et de l’argent ? La beauté des dessins et des formes ajoute à la vérité un grand prix aux métaux qu’ils expédient au dehors ; mais l’exactitude des essais et des pesées, et surtout la permanence des mêmes poids et des mêmes titres dans les monnaies, sont des mérites qui ne manqueraient pas d’être appréciés aussi.

Si l’on disait qu’un pareil système a été suivi par Charlemagne, qui a appelé livre une livre d’argent ; que cependant il n’a pas empêché la dégradation des monnaies, et qu’on n’appelât dans la suite une livre ce qui ne pesait réellement que 96 grains, je répondrais :

1° Qu’il n’y a jamais eu du temps de Charlemagne, ni depuis des pièces d’argent d’une livre ; que la livre a toujours été une monnaie de compte, une mesure idéale. Les pièces d’argent étaient alors des sols d’argent (solidi), et le sol n’était pas une fraction de la livre de poids.

2° Aucune monnaie ne portait sur son empreinte le poids du métal dont elle était faite. Il nous reste dans les cabinets de médailles plusieurs pièces de monnaie du temps de Charlemagne. On n’y voit que le nom du prince, et quelquefois celui des villes où la pièce avait été frappée, écrits en lettres grossièrement formées, ce qui est peu surprenant dans un royaume dont le monarque, tout protecteur des lettres qu’il était ne savait pas écrire.

3° Les monnaies portaient encore moins le titre ou le degré de fin du [296] métal, et ce fut la première cause de leur dégradation ; car, sous Philippe Ier, les sols d’argent formant une livre de compte, pesaient bien encore une livre de poids ; mais cette livre de poids était composée de 8 onces d’argent allié avec 4 onces de cuivre, au lieu de contenir, comme sous la seconde race, 12 onces d’argent fin, poids de la livre d’alors.

4° Enfin, la livre de poids elle-même était une grandeur arbitraire qui pouvait être changée par le législateur, tandis qu’une mesure fondée sur la grandeur de la terre est une quantité invariable.

L’usure des pièces de monnaies, ou ce qu’on nomme en terme de l’art, le frai, est proportionnée à l’étendue de leur surface. Entre deux morceaux de métal de même poids, celui qui s’usera le moins sera celui qui offrira le moins de surface au frottement. La forme sphérique, la forme d’une boule, serait par conséquent celle qui s’userait le moins ; mais elle a été rejetée, parce qu’elle est trop incommode.

Après cette forme-là, celle qui offre le moins de surface, est celle d’un cylindre qui serait aussi long que large ; cette forme serait presque aussi incommode : on s’est donc en général arrêté à la forme d’un cylindre fort aplati. Mais il résulte de ce qui vient d’être dit, qu’il convient de l’aplatir aussi peu que l’admet l’usage qu’on en doit faire, c’est-à-dire, de faire les pièces de monnaie plutôt épaisses qu’étendues.

Quant à l’empreinte, voici quelles doivent être ses principales qualités : la première de toutes est de constater le poids de la pièce et son titre. Il faut donc qu’elle soit très-visible et très-intelligible, afin que les plus ignorans puissent comprendre ce qu’elle signifie. Il faut de plus que l’empreinte s’oppose, autant qu’il est possible, à l’altération de la pièce, c’est-à-dire qu’il convient que la circulation naturelle ou la friponnerie ne puissent pas altérer le poids de la pièce sans altérer son empreinte. Une torsade pratiquée dans l’épaisseur de la tranche, qui ne l’occupe pas tout entière, et l’affleure sans l’excéder, empêche les pièces d’être rognées sans qu’il y paraisse.

L’empreinte, quand elle est saillante, doit l’être peu, pour que les pièces se tiennent facilement empilées, et surtout pour qu’elles soient moins exposées à l’action du frottement. Par la même raison, les traits d’une empreinte saillante ne doivent pas être déliés : le frottement les emporterait trop aisément. On a proposé, dans ce but, de faire des empreintes en creux. Elles auraient l’inconvénient de se remplir de malpropretés. On pourrait néanmoins en essayer.

Les motifs pour donner en général aux pièces de monnaie le moins de [297] surface possible doivent engager à faire les pièces aussi grosses qu’on le peut sans incommodité ; car plus elles sont divisées, plus elles présentent de surface. Il ne faut fabriquer de petites pièces de métal précieux, que ce qui est absolument nécessaire pour les petits échanges et les appoints, et avoir de grosses pièces pour tous les gros paiemens.

C’est une question de savoir par qui doit être supportée la perte résultante du frai des pièces de monnaie. Dans l’exacte justice, cette usure devrait être, comme en toute autre espèce de marchandise, supportée par celui qui s’est servi de la monnaie. Un homme qui revend un habit après l’avoir porté, le revend moins cher qu’il ne l’a acheté. Un homme qui vend un écu contre de la marchandise, devrait le vendre moins cher qu’il ne l’a acheté, c’est-à-dire, recevoir en échange moins de marchandise qu’il n’en a donné.

Mais la portion de l’écu usée en passant par les mains d’un seul honnête homme, est si peu de chose, qu’il est presque impossible de l’évaluer. Ce n’est qu’après avoir circulé pendant plusieurs années, que son poids a sensiblement diminué, sans qu’on puisse dire précisément entre les mains de qui cette diminution a eu lieu. Je sais fort bien que chacun de ceux entre les mains de qui l’écu a passé, a supporté, sans s’en apercevoir, la dégradation occasionnée dans sa valeur échangeable par l’usure ; je sais que chaque jour l’écu a dû acheter un peu moins de marchandises ; je sais que cette diminution, qui n’est pas sensible d’un jour à l’autre, le devient au bout d’un certain nombre d’années, et qu’une monnaie usée achète moins de marchandises qu’une monnaie neuve. Je crois en conséquence que, si une espèce entière de pièces de monnaie se dégradait successivement, au point d’exiger une refonte, les possesseurs de ces pièces, au moment de la refonte, ne pourraient raisonnablement exiger que leur monnaie dégradée fût échangée contre une monnaie neuve, pièce pour pièce et troc pour troc. Leurs pièces ne devraient être prises, même par le gouvernement, que pour ce qu’elles valent réellement ; elles contiennent moins d’argent que dans leur origine, mais aussi les ont-ils eues à meilleur compte, puisque, pour les avoir, ils n’ont donné qu’une quantité de marchandise inférieure à ce qu’ils auraient donné dans l’origine.

Telle est en effet la rigueur du principe ; mais deux considérations doivent empêcher de s’y tenir.

1° Les pièces de monnaie ne sont pas une marchandise individuelle, si je peux ainsi m’exprimer. Leur valeur dans les échanges s’établit, non pas précisément sur le poids et la qualité des pièces actuellement offertes, [298] mais sur le poids et la qualité qu’on sait, par expérience, exister dans la monnaie du pays prise au hasard et par grandes masses. Un écu un peu plus ancien, un peu plus usé, passe sur le même pied qu’un plus entier : l’un compense l’autre. Chaque année les hôtels des monnaies frappent de nouvelles pièces, qui contiennent tout le métal pur qu’elles doivent avoir ; et dans cet état de choses, la valeur de la monnaie n’éprouve pas, même au bout d’un grand nombre d’années, du moins pour cause d’usure, une diminution dans sa valeur.

C’est ce qui pouvait s’observer dans nos pièces de 12 et de 24 sous, qui, par la facilité qu’elles avaient de passer concurremment avec les écus de six livres, conservaient une valeur égale aux écus, quoique dans la même somme nominale il y eût environ un quart moins d’argent dans les pièces usées de 12 et 24 sous, que dans les écus.

La loi qui intervint et qui autorisa les caisses publiques et particulières à ne plus les recevoir que pour 10 et 20 sous, ne les estima pas au-dessous de ce qu’elles valaient intrinsèquement, mais les estima au-dessous de la valeur pour laquelle le dernier possesseur les avait reçues ; car cette valeur, soutenu pour ainsi dire par celle des écus, était restée jusqu’à lui de 12 et de 24 sous, comme si les pièces n’avaient rien perdu par le frottement. On fit donc perdre au dernier porteur seul le frai opéré par les milliers de mains dans lesquelles elles avaient passé.

2° l’empreinte, la façon de la pièce, sert précisément au même degré jusqu’au dernier moment, quoique sur la fin elle soit à peine visible, ou même ne le soit plus du tout, comme sur les anciens shillings d’Angleterre. Nous avons vu que la pièce de monnaie a une certaine valeur en raison de cette empreinte ; cette valeur a été reconnue jusqu’à l’échange qui l’a fait passer dans les mains du dernier possesseur : celui-ci l’a reçue, par cette raison, à un taux un peu supérieur à celui d’un petit lingot du même poids. La valeur de la façon serait donc perdue pour lui seul, quoiqu’il soit peut-être la cent millième personne à qui la pièce a servi.

Ces considérations me portent à croire que ce devrait être à la société tout entière, c’est-à-dire au trésor public, à supporter dans ces cas-là la perte de l’usure et la perte de la façon ; c’est la société tout entière qui a usé la monnaie, et l’on ne peut faire supporter cette perte à chaque particulier, proportionnellement à l’avantage qu’il a retiré de la monnaie.

Ainsi l’on peut faire payer à tout homme qui porterait des lingots à l’hôtel des monnaies, pour y être façonnés, les frais de fabrication, et [299] même, si l’on veut les bénéfices du monopole, il n’y a point là d’inconvénient : le monnayage élève la valeur de son lingot de tout le prix qu’il paie à la monnaie ; et si cette façon ne l’élevait pas à ce point, il n’aurait garde de l’y porter. Mais en même temps je pense que l’hôtel des monnaies devrait changer une pièce vieille contre une pièce neuve toutes les fois qu’il en serait requis ; ce qui n’empêcherait pas au surplus qu’on ne prît toutes les précautions possibles contre les rogneurs d’espèces. L’hôtel des monnaies ne recevrait que sur le pied des lingots, les pièces auxquelles il manquerait certaines portions de l’empreinte que l’usure naturelle ne doit pas enlever : la perte porterait alors sur le particulier assez négligent pour recevoir des pièces privées de signes faciles à reconnaître. La promptitude avec laquelle on aurait soin de reporter à l’hôtel des monnaies une pièce altérée, fournirait au ministère public des moyens de remonter plus aisément à la source des altérations frauduleuses.

Sous une administration diligente, la perte supportée par le trésor public pour cette cause-là, se réduirait à peu de chose ; l’état pourrait s’en indemniser facilement au moyen des bénéfices de la fabrication ; et le système général des monnaies, de même que le change avec l’étranger, en serait sensiblement amélioré.

CHAPITRE XXX. Des signes représentatifs de la Monnaie.

§ I. — Des Billets à ordre et des Lettres de change.

Un billet à ordre, une lettre de change, sont des obligations contractées de payer ou de faire payer une somme, soit dans un autre temps, soit dans un autre lieu.

Le droit attaché à ce mandat (quoique sa valeur ne soit pas exigible à l'instant et au lieu où l'on est) lui donne néanmoins une valeur actuelle plus ou moins forte. Ainsi un effet de commerce de cent francs, payable à Paris dans deux mois, se négociera, ou, si l'on veut, se vendra pour le prix de 99 francs ; une lettre de change de pareille somme, payable à Marseille au bout du même espace de temps, vaudra actuellement à Paris peut-être 98 francs.

Dès-lors qu'une lettre de change ou un billet, en vertu de leur valeur future, ont une valeur actuelle, ils peuvent être employés en guise de [300] monnaie dans toute espèce d’achats, aussi la plupart des grandes transactions du commerce se règlent-elles avec des lettres de change.

Quelquefois la qualité qu’a une lettre de change d’être payable dans un autre lieu, loin de diminuer sa valeur, l’augmente. Cela tient aux convenances et à la situation du commerce. Si le commerce de Paris a beaucoup de paiemens à faire à Londres, on consentira à donner à Paris, pour une lettre de change sur Londres, plus d’argent qu’on n’en touchera à Londres au moyen de ce papier. — Ainsi, quoiqu’une livre sterling ne contienne qu’autant d’argent fin qu’il s’en trouve dans 24 74/100 de nos francs, on pourra bien payer 25 francs, plus ou moins, pour chaque livre sterling qu’on acquerra payable à Londres [272].

C’est ce qu’on appelle le cours du change, qui n’est autre chose que la quantité de métal précieux que l’on consent à donner, pour acquérir le droit de toucher une certaine quantité du même métal dans un autre lieu. La qualité qu’a le métal d’exister dans tel endroit, lui donne ou lui ôte de la valeur, comparativement au même métal qui existe dans un autre endroit.

Un pays, la France, par exemple, a le change en sa faveur, lorsqu’on donne en France un peu moins de métal précieux qu’on n’en recevra dans l’étranger avec la lettre de change qu’on acquiert ; ou bien lorsqu’on donne dans l’étranger un peu plus de métal qu’on n’en touchera en France, au moyen d’une lettre de change sur la France. La différence n’est jamais bien considérable ; elle ne peut pas excéder les frais du transport des métaux précieux ; car, si la personne étrangère qui a besoin d’une somme à Paris pour y faire un paiement, pouvait y faire parvenir cette somme en nature à moins de frais que le cours du change ne lui donne de perte, elle enverrait la somme en nature [273].

Quelques personnes s’imaginent qu’il est possible de payer tout ce qu’on doit aux étrangers avec des lettres de change ; et en conséquence on a vu adopter ou provoquer des mesures pour favoriser cette prétendue [301] manière de s’acquitter. C’est une pure folie. Une lettre de change n’a aucune valeur intrinsèque. On ne tire une lettre de change sur une ville qu’autant que la somme vous est due dans cette ville, et la somme ne vous y est due qu’autant que vous y avez fait parvenir une valeur réelle équivalente. Ainsi les importations d’un état ne peuvent être soldées que par des exportations, et réciproquement. Les lettres de change ne sont que le signe de ce qui est dû : c’est-à-dire, que les négocians d’un pays ne peuvent tirer des lettres de change sur ceux d’un autre pays, que pour le montant des marchandises, l’or et l’argent compris, qu’ils y ont envoyées directement ou indirectement. Si un pays, la France, par exemple, a envoyé dans un autre pays, comme l’Allemagne, des marchandises pour une valeur de dix millions, et que l’Allemagne nous en ait envoyé pour douze millions, nous pouvons nous acquitter jusqu’à concurrence de dix millions avec des lettres de change représentant la valeur de ce que nous avons envoyé ; mais nous ne saurions nous acquitter de la même manière des deux millions qui restent, à moins que ce ne soit en lettres de change sur un troisième pays, sur l’Italie, par exemple, où nous aurions envoyé des marchandises pour une valeur équivalente.

Il y a, à la vérité, des traites que les banquiers appellent papier de circulation, dont le montant ne représente aucune valeur réelle. Un négociant de Paris s’entend avec un négociant de Hambourg, et fournit sur lui des lettres de change, que ce dernier acquitte en vendant à son tour à Hambourg des lettres de change sur son correspondant de Paris. Tout le temps que ces traites ont été entre les mains d’un tiers, cette tierce personne a fait l’avance de leur valeur. Négocier des lettres de change de circulation est une manière d’emprunter, et une manière assez coûteuse ; car elle force à payer, outre l’escompte, c’est-à-dire, la perte que subit ce papier en raison de l’éloignement de son échéance, une autre perte résultant de la commission du banquier, du courtage et des autres frais de cette opération. De semblables lettres de change ne peuvent en aucune manière solder les dettes d’un pays envers un autre : les traites sont réciproques et se balancent mutuellement. Celles de Hambourg doivent égaler celles de Paris, puisqu’elles doivent servir à les payer ; les secondes détruisent les premières, et le résultat est nul.

On voit qu’un pays n’a de moyen de s’acquitter envers un autre, qu’en lui envoyant des valeurs réelles, c’est-à-dire des marchandises (et sous cette dénomination, je comprends toujours les métaux précieux) pour une valeur égale à celle qu’il en a reçue. S’il n’envoie pas directement [302] des valeurs effectives en quantité suffisante pour solder ce qu’il a acheté, il les envoie à une troisième nation, qui les fait passer à la première en produits de son industrie. Comment acquittons-nous les chanvres et les bois de construction que nous tirons de Russie ? En envoyant des vins, des eaux-de-vie, des étoffes de soie, non-seulement en Russie, mais encore à Amsterdam, à Hambourg, qui, à leur tour, envoient en Russie des denrées coloniales et d’autres produits de leur commerce.

L’ambition ordinaire des gouvernemens est que les métaux précieux entrent pour le plus possible dans les envois de marchandises faits par les étrangers, et pour le moins possible dans les envois qu’on fait aux étrangers. J’ai déjà eu occasion de remarquer, en parlant de ce qu’on nomme improprement balance du commerce, que s’il convient au négociant de notre pays d’envoyer des métaux précieux dans l’étranger plutôt que toute autre marchandise, il est aussi de l’intérêt de notre pays que ce négociant en envoie ; car l’état ne gagne et ne perd que par le canal de ses citoyens ; et, par rapport à l’étranger, ce qui convient le mieux au citoyen, convient par conséquent mieux à la nation [274] ; ainsi, quand on met des entraves à l’exportation que les particuliers seraient tentés de faire de métaux précieux, on ne fait autre chose que les forcer à remplacer cet envoi par un autre moins profitable pour eux et pour l’état.

§ II. — des Banques de dépôts.

Les fréquentes communications d’un petit pays avec les pays environnans y versent perpétuellement des monnaies frappées par tous ses voisins. Ce n’est pas que le petit pays n’ait sa monnaie ; mais la nécessité de recevoir souvent en paiement des pièces étrangères, fait qu’on détermine, pour chacune d’elles, un certain taux basé sur le parti qu’en peut tirer le commerce, et suivant lequel on les reçoit communément.

L’usage de ces monnaies étrangères est accompagné de plusieurs inconvéniens : il y a une grande variété dans leur poids et dans leur qualité. Elles sont quelquefois très-anciennes, très-usées, très-rognées, n’ayant pas toujours participé aux refontes opérées dans le pays qui les a [303] vues naître ; quelquefois même elles n’y ont plus cours ; et quoiqu’on ait tenu compte de ces circonstances dans la valeur courante qu’on leur attribue, elles n’en forment pas moins une monnaie assez décriée.

Les lettres de change tirées de l’étranger sur un tel pays, devant être payées avec cette monnaie devenue courante, se négocient en conséquence dans l’étranger avec quelque désavantage ; et celles qui sont tirées sur l’étranger, et par conséquent payables en monnaie dont la valeur est plus fixe et mieux connue, se négocient dans le pays à plus haut prix, en raison de ce que l’homme qui les acquiert ne peut donner en échange qu’une monnaie courante dégradée. En deux mots, la monnaie courante ne se compare et ne s’échange jamais contre la monnaie étrangère qu’avec désavantage.

Or, voici le remède imaginé par les petits états, dont il est ici question [275].

Ils ont établi des banques où chaque négociant a déposé, soit en monnaie de l’état bonne et valable, soit en lingots, soit en pièces étrangères qui y sont reçues comme lingots, une valeur quelconque exprimée en monnaie nationale ayant le titre et le poids voulus par la loi. La banque a en même temps ouvert un compte à chaque déposant, et a passé au crédit de ce compte la somme ainsi déposée. Lorsqu’un négociant a voulu ensuite faire un paiement, il a suffi, sans toucher au dépôt, de transporter le montant de la somme ou d’une portion de la somme, du compte d’un créancier de la banque à celui d’une autre personne. De cette façon les transports de valeurs ont pu se faire perpétuellement par un simple transfert sur les livres de la banque. Et remarquez qu’en toute cette opération, aucune monnaie n’étant transportée matériellement d’une main dans l’autre, la monnaie originairement déposée, la monnaie qui avait alors la valeur intrinsèque qu’elle devait avoir, la monnaie servant de gage à la créance qu’on transporte de l’un à l’autre, cette monnaie, dis-je, n’a pu subir aucune altération, soit par l’usure, soit par la friponnerie, soit même par la mobilité des lois.

[304]

La monnaie restée en circulation doit donc, lorsqu’elle est échangée contre la monnaie de banque, c’est-à-dire, contre des inscriptions à la banque, perdre en proportion de la dégradation qu’elle a éprouvée. De là l’agio, ou la différence de valeur qui s’établissait à Amsterdam, par exemple, entre l’argent de banque et l’argent courant. Ce dernier, échangé contre de l’argent de banque, perdait communément 3 à 4 pour cent.

On conçoit que des lettres de change payables en une monnaie si sûre et si invariable doivent mieux se négocier que d’autres ; aussi remarquait-on, en général, que le cours des changes était favorable aux pays qui payaient en monnaie de banque, et contraire à ceux qui n’avaient à offrir en paiement que de la monnaie courante.

Le dépôt qu’on fait de cette manière à une banque y reste perpétuellement ; on perdrait trop à le retirer. En effet, on retirerait une monnaie bonne et entière, ayant sa pleine valeur originaire ; et lorsqu’on viendrait à la donner en paiement, on ne la ferait plus passer que comme monnaie courante et dégradée ; car la pièce la plus neuve et la plus entière, jetée dans la circulation avec d’autres, se prend au compte et non pas au poids ; on ne peut pas, dans les paiemens, la faire passer pour plus que les pièces courantes. Tirer de la monnaie de la banque pour la mettre en circulation, ce serait donc perdre gratuitement le surplus de valeur que la monnaie de banque a par-dessus l’autre.

Tel est le but de l’établissement des banques de dépôts : la plupart ont ajouté quelques opérations à celles qui découlaient de l’objet principal de leur institution ; mais ce n’est pas ici le lieu d’en parler.

Le bénéfice des banques de dépôt se tire d’un droit qu’on leur paie sur chaque transfert, et de quelques opérations compatibles avec leur institution, comme des prêts sur dépôts de lingots.

On voit qu’une des conditions essentielles à la fin qu’elles se proposent, est l’inviolabilité du dépôt qui leur est confié. À Amsterdam, les quatre bourgmestres, ou officiers municipaux, en étaient garans. Chaque année, à la fin de l’exercice de leurs fonctions, ils le remettaient à leurs successeurs, qui, après l’avoir vérifié, en le comparant avec les registres de la banque, s’obligeaient sous serment à le remettre intact aux magistrats qui devaient les remplacer. Ce dépôt fut respecté depuis l’établissement de la banque, en 1609, jusqu’en 1672, époque où l’armée de Louis XIV pénétra jusqu’à Utrecht. Alors il fut rendu aux dépositeurs. Il paraît que postérieurement le dépôt de la banque ne fut pas si religieusement gardé ; car lorsque les Français s’emparèrent d’Amsterdam, en 1794, et qu’il [305] fallut déclarer l’état des caisses, il se trouva que sur ce dépôt on avait prêté, soit à la ville d’Amsterdam, soit à la compagnie des Indes, soit aux provinces de Hollande et de West-Frise, une somme de 10,624,793 florins, que ces corporations étaient hors d’état de restituer.

On pourrait craindre qu’un semblable dépôt fut moins respecté encore dans un pays où l’autorité publique s’exercerait sans responsabilité ni contrôle.

§ III. — Des Banques d’escompte, et des billets au porteur.

Il y a d’autres banques fondées sur des principes tout différens : ce sont des associations de capitalistes qui fournissent par actions des fonds avec lesquels elles font divers services utiles au public et dont elles retirent un profit. Leur principale opération consiste à escompter des lettres de change ; c’est-à-dire à en payer le montant par anticipation, en retenant un escompte ou intérêt proportionné à l’éloignement de leur échéance.

Si les banques d’escompte se bornaient à escompter des lettres de change à terme, au moyen seulement du capital de leurs actionnaires, les avances qu’elles pourraient faire se borneraient à l’étendue de ce capital. Elles en accroissent ordinairement la somme en mettant en circulation des billets au porteur, payables à vue, qui tiennent lieu de monnaie, aussi longtemps que le public leur accorde sa confiance et les reçoit comme argent comptant. Le public trouve dans cet arrangement des avances pour une somme plus forte, et la banque y gagne, outre l’intérêt des capitaux fournis par ses actionnaires, l’intérêt de ses billets en circulation. Il s’agit de savoir quelles sont les bornes de ce double avantage et l’abus qu’on en peut faire. C’est une des plus belles démonstrations de Smith ; mais elle n’a pas été comprise de tout le monde. Essayons de la rendre usuelle.

Quelle cause fait que le public accorde sa confiance aux billets d’une banque et les reçoit en paiement à l’égal de la monnaie ? C’est la persuasion où chacun est qu’il peut à chaque instant et sans peine les échanger, s’il veut, contre de la monnaie. Je dis sans peine, à chaque instant ; car autrement on préfèrerait la monnaie, puisque celle-ci a, pour celui qui la possède, sans qu’il se donne aucune peine, et à tous les instans, valeur de monnaie. Pour qu’il jouisse des mêmes avantages, il faut que la caisse où il peut toucher au besoin l’argent de ses billets, soit à la portée, et qu’elle ait les moyens de les acquitter à présentation. Pour les acquitter ainsi, il faut que la banque ait en sa possession, non-seulement des valeurs de [306] toute solidité, mais des valeurs toujours disponibles et qui puissent se résoudre sur-le-champ en argent ; car un porteur de billets qui se croirait exposé à être remboursé en terres ou en maisons, ne consentirait pas à recevoir des billets comme de l’argent comptant.

Or, quand une banque a fait des avances égales à son capital, et qu’elle fait de nouvelles avances en ses billets, quel gage a-t-elle en sa possession, qui lui fournisse les moyens de rembourser à présentation les billets dont le paiement est réclamé ? Elle a les lettres de change qu’elle a prises à l’escompte, et que je suppose ici souscrites par des personnes solvables ; mais ces lettres de change, précisément parce qu’elle les a prises à l’escompte et en a avancé le paiement avant le terme de leur échéance, elle ne peut pas les convertir en argent à l’instant même. Comment surmonte-t-elle cette difficulté ? Une banque bien administrée a toujours entre ses mains une certaine somme de numéraire en réserve, égale, par exemple, au tiers de ses billets en circulation, et qui la met à même de faire face aux premières demandes de remboursement qui peuvent lui être faites ; pendant qu’elle satisfait, à l’aide de cette somme, aux premiers remboursemens, les lettres de change de son porte-feuille viennent successivement à échoir, et lui fournissent le moyen de satisfaire les porteurs de billets qui se présentent ensuite [276]. C’est pour se ménager la possibilité de pourvoir à de tels remboursemens, que les directeurs d’une banque sagement administrée, ne prennent jamais à l’escompte des engagemens à longue échéance, et encore moins ceux qui ne sont pas remboursables à des époques fixes.

Il résulte de tout ce qui précède une conséquence fatale à bien de systèmes et à bien des projets ; c’est que les billets de confiance ne peuvent remplacer, et encore en partie, que cette portion du capital national qui fait office de monnaie, qui circule d’une poche dans une autre pour servir à l’échange des autres biens ; et qu’une banque d’escompte, ou toute autre qui met en circulation des billets au porteur, ne saurait par conséquent fournir aux entreprises agricoles, manufacturières ou commerciales, aucuns fonds pour construire des bâtimens et des usines, [307] creuser des mines et des canaux, défricher des terres incultes, entreprendre des spéculations lointaines, aucuns fonds, en un mot, destinés à être employés comme capitaux engagés, qu’on ne peut pas résoudre en monnaie au moment qu’on veut. La nature des billets au porteur est d’être perpétuellement exigibles ; lorsque la totalité de leur valeur ne se trouve pas en argent dans les coffres de la banque, elle doit donc au moins s’y trouver en effets dont le terme soit très-rapproché ; or, une entreprise qui verse les fonds qu’elle emprunte dans un emploi d’où ils ne peuvent pas être retirés à volonté, ne saurait fournir de tels engagemens.

Rendons ceci plus sensible au moyen d’un exemple.

Je suppose qu’une banque de circulation prête en billets de confiance valant de l’argent, à un propriétaire de terre, trente mille francs hypothéqués sur sa terre : le gage est de toute solidité. Le propriétaire fait construire avec ces fonds un bâtiment d’exploitation dont il a besoin ; pour cet effet, il conclut un marché avec un entrepreneur de bâtimens, et lui paie les trente mille francs en billets de la banque. Supposé maintenant que l’entrepreneur, au bout de quelque temps, veuille toucher le montant des billets, il est évident que la banque ne peut se servir du gage qu’elle a pour les payer. Elle n’a pour gage de cette somme de billets qu’une obligation très-solide à la vérité, mais qui n’est pas exigible.

J’observe que les obligations que possède une banque, pourvu qu’elles soient souscrites par des gens solvables, et que l’échéance n’en soit pas trop éloignée, doivent être aux yeux du public un gage suffisant de tous les billets qu’elle a émis. Pour pouvoir les acquitter tous, il lui suffit de n’en plus émettre de nouveaux, c’est-à-dire de cesser ses escomptes, et de laisser arriver l’échéance des effets de commerce qui remplissent ses porte-feuilles ; car ces effets seront acquittés, soit avec de l’argent, soit avec des billets de la banque. Dans le premier cas, la banque reçoit de quoi acquitter ses billets ; dans le second, elle en est dispensée.

On comprend maintenant pourquoi mille projets de banques agricoles, où l’on a prétendu pouvoir fonder des billets remplissant l’office de monnaie, sur de solides hypothèques territoriales, et d’autres projets de même nature, se sont toujours écroulés en peu de temps, avec plus ou moins de perte pour leurs actionnaires ou pour le public [277]. La monnaie équivaut à un billet de toute solidité et payable à l’instant ; elle ne peut [308] en conséquence être remplacée que par un billet non-seulement d’une solidité parfaite, mais payable à vue ; et de tels billets, la meilleure de toutes les hypothèques ne peut servir à les acquitter.

Par la même raison, les lettres de change, appelées papier de circulation, ne sont pas un gage suffisant pour des billets de confiance. Ces lettres de change, lorsque leur échéance est venue, se paient avec d’autres lettres de change payables à une époque plus éloignée, et qu’on négocie en fesant le sacrifice de l’escompte. L’échéance de ces dernières arrivées, on les paie avec d’autres payables plus tard, et qu’on escompte également. On sent qu’une semblable opération, lorsque c’est une banque qui prend ce papier à l’escompte, n’est qu’un moyen de lui emprunter à perpétuité, puisqu’on ne s’acquitte du premier emprunt qu’avec un second, du second qu’avec un troisième, et ainsi de suite. Un engagement auquel l’engagé ne peut satisfaire qu’en le renouvelant, équivaut à un titre non remboursable ; son auteur ne peut offrir aucune valeur réelle dont la vente puisse fournir des ressources à la banque pour acquitter les billets qu’elle a avancés en escomptant de semblables lettres de change [278].

Le même inconvénient se présente lorsqu’une banque fait au gouvernement des avances perpétuelles, ou même à long terme. Elle peut bien prêter au gouvernement le capital de ses actionnaires : nul n’est en droit d’en réclamer le remboursement, sinon les actionnaires, qui, dans ce cas, consentent à la destination que lui donnent leurs directeurs ; mais du moment qu’ils prêtent au gouvernement des billets au porteur, et que le gouvernement livre ces billets au public par ses dépenses, les porteurs de ces billets peuvent se présenter aux caisses de la banque pour être remboursés ; et dans ce cas la banque n’a point de fonds pour les payer. C’est ce qui arriva à l’ancienne caisse d’escompte de Paris, en 1785, et ce qui a causé depuis la banqueroute d’Angleterre. Sa créance sur le gouvernement n’étant pas exigible, la banque n’a pu acquitter les [309] billets qui ont servi à faire cette avance. Ses billets n’ont plus été des billets de confiance ; ils ont eu un cours forcé. Le gouvernement ne pouvant lui fournir les moyens de les payer, l’en a dispensée [279].

Si une banque ne peut pas sans de graves inconvéniens faire des prêts en ses billets contre des obligations qui ne sont pas prochainement exigibles, elle peut y appliquer, avec de grands avantages pour le public, les capitaux de ses actionnaires, lorsqu’on les lui emprunte pour les employer à des usages reproductifs. Si la banque actuelle de France, au lieu de prêter au gouvernement d’alors son capital de 90 millions qui fut dissipé en conquêtes désastreuses, l’eût prêté sur de solides hypothèques à des propriétaires fonciers pour améliorer leurs terres, elle serait rentrée successivement dans ses avances, elle aurait fait des prêts semblables à d’autres propriétaires, et aurait ainsi fertilisé des provinces entières sans compromettre les capitaux de ses actionnaires qui n’ont, au lieu de cela, pour gage de leurs fonds, que la bonne volonté du gouvernement.

Toute banque émettant des billets de confiance, si elle est bien administrée et hors des atteintes du pouvoir, ne fait courir presqu’aucun risque aux porteurs de ces billets. Le plus grand malheur qui puisse leur arriver, en supposant qu’un défaut absolu de confiance fasse venir à la fois tous ses billets à remboursement, est d’être payés en bonnes lettres de change à courte échéance, avec la bonification de l’escompte, c’est-à-dire, d’être payés avec ces mêmes lettres de change que la banque a achetées au moyen de ses billets. Si la banque a un capital à elle, c’est une garantie de plus ; mais dans un pays soumis à un pouvoir sans contrôle, ou qui n’a [310] qu’un contrôle illusoire, ni cette garantie, ni celle des lettres de change en porte-feuille, ne sont d’aucune valeur. En de tels pays il n’y a d’autre garantie que la politique du cabinet dirigeant, et il n’y a point de confiance qui ne soit une imprudence.

Une banque d’escompte, au moyen des avances qu’elle fait au commerce et des facilités qu’elle procure à la circulation, offre des avantages qu’on ne saurait contester, mais qui ont été exagérés par ignorance ou dans des vues d’intérêt personnel. Le lecteur a pu voir au chapitre XXVI, sur les papiers-monnaies, que dans la supposition même où l’instrument des échanges serait en entier de papier, et permettrait de disposer autrement de toutes les valeurs métalliques, un pays n’y gagnerait qu’une augmentation de capital égale à la somme des monnaies, laquelle est bornée par les besoins de la circulation, et ne forme qu’une médiocre portion des capitaux productifs d’une nation. Quant à la somme qu’un pays peut admettre en billets de confiance, loin d’égaler la somme des monnaies, elle n’en peut remplacer qu’une assez faible partie. Leur circulation n’est fondée que sur la confiance du public dans la solvabilité des banques ; or, la confiance du public est facile à s’alarmer. Les banques ont besoin d’être fort multipliées pour rapprocher les caisses de remboursement de tous les porteurs de billets. En Angleterre, les billets des banques de province n’ont pas cours hors de la province dont l’étendue n’est jamais considérable [280] ; en France, des succursales de la banque de France ont eu de la peine à faire passer dans la circulation des billets au porteur dans les villes considérables, centre d’un grand commerce, telles que Lyon et Rouen. Les réserves en monnaie métallique que la prudence les oblige de garder en caisse, et qui se montent quelquefois à un tiers ou moitié de leurs billets en circulation, sont un capital dormant qui borne d’autant la somme des capitaux qu’elles procurent à l’industrie. Enfin la valeur d’un billet au porteur ne peut se soutenir qu’autant qu’il reste dans la circulation des masses importantes de monnaies conservant une valeur propre supérieure à la valeur du métal dont elles sont faites ; or, des billets au porteur trop multipliés déprécient les monnaies en général ; et pour peu que la valeur d’un billet de mille francs tombe un peu plus bas que le métal qu’il donne le droit de recevoir, le public se précipite à la banque pour échanger un [311] signe qui a perdu de sa valeur contre des pièces de métal qui ont conservé la leur [281].

Telles sont les bornes que la nature des choses met au capitaux supplémentaires que fournissent des banques. Celles qui font des opérations forcées s’exposent à perdre les personnes dont on a su gagner la confiance sans la mériter. Les billets qu’elles émettent au-delà de la somme que comportent les besoins du commerce et la mesure de confiance qu’on leur accorde, reviennent continuellement pour être remboursés, et obligent les banques à faire des frais dans le but de ramener dans leurs caisses un argent qui en sort sans cesse. Les banques d’Écosse, qui ont pourtant été si utiles, n’ayant pas toujours su se retenir dans un pas si glissant, ont été forcées, à certaines époques, d’entretenir à Londres des agens dont tout l’emploi consistait à leur rassembler de l’argent qui leur coûtait jusqu’à 2 pour cent par opération, et qui s’évaporait en peu d’instans. La banque d’Angleterre, dans des circonstances pareilles, était obligée d’acheter des lingots d’or, de les faire frapper en monnaie qu’on fondait à mesure qu’elle les donnait en paiement, à cause du haut prix qu’elle-même était obligée de mettre aux lingots, pour subvenir à l’abondance des remboursemens exigés d’elle. Elle perdait ainsi chaque année 2 1/2 à 3 pour cent, sur environ 850 mille livres sterling (plus de 20 millions de France) [282].

Une trop grande multiplication de billets au porteur a d’autres inconvéniens. Les signes représentatifs de la monnaie, la remplaçant complétement jusqu’à concurrence des sommes qu’on en verse dans la circulation, augmentent réellement le nombre des unités monétaires et en déprécient la valeur. Cette dépréciation peut aller au point d’empêcher le gouvernement d’être indemnisé de ses frais de fabrication. On peut élever la question de savoir jusqu’à quel point on peut laisser à des particuliers ou à des entreprises particulières, le pouvoir de faire varier à leur gré la valeur [312] d’une marchandise dans laquelle sont stipulées toutes les obligations entre particuliers.

Mais un gouvernement a-t-il le droit d’empêcher des établissemens particuliers d’émettre tout autant de billets que le public veut bien en recevoir, toutes les fois que ces établissemens remplissent exactement leurs promesses ? Un gouvernement peut-il violer ainsi la liberté des transactions qu’il est appelé à défendre, ou du moins peut-il lui imposer des restrictions dictées par la prudence ? Peut-être, de même qu’il est autorisé à condamner la construction d’un édifice privé qui menace la sûreté publique.

fin du livre premier.

 


 

 

LIVRE SECOND. DE LA DISTRIBUTION DES RICHESSES.

[313]

CHAPITRE PREMIER. Des fondemens de la valeur des choses.

Dans le livre qui précède, j’ai exposé les principaux phénomènes de la production. On a pu voir que nous devons à l’industrie humaine, aidée des capitaux et des fonds de terre, toutes les utilités créées, premiers fondemens des valeurs. On a pu voir de plus dans ce premier livre en quoi les circonstances sociales et l’action du gouvernement sont favorables ou nuisibles à la production.

Dans ce livre-ci, sur la distribution des richesses, après avoir fixé nos idées sur les causes qui déterminent le taux de la valeur produite, nous chercherons à connaître la manière et les proportions suivant lesquelles elle se distribue dans la société, et forme les revenus des personnes qui la composent. Je serai obligé de revenir en commençant sur quelques principes élémentaires dont je n’ai dit, en tête de cet ouvrage, que ce qui était absolument nécessaire pour que l’on pût comprendre le mécanisme de la production. Les développemens que j’y ajoute ici confirment ces principes, loin de les ébranler.

Évaluer une chose, c’est déclarer qu’elle doit être estimée autant qu’une certaine quantité d’une autre chose qu’on désigne. Toute autre chose, pourvu qu’elle ait une valeur, peut servir de terme de comparaison. Ainsi, une maison peut être évaluée en blé comme en argent. Si, lorsqu’on évalue une maison vingt mille francs en argent, on a une idée un peu plus précise de sa valeur que lorsqu’on l’évalue mille hectolitres de froment, c’est uniquement parce que l’habitude d’apprécier toute chose en numéraire, nous permet de nous former une idée assez exacte de ce que peuvent valoir vingt mille francs, c’est-à-dire, l’idée des choses qu’on peut avoir pour vingt mille francs, plus vite et plus exactement que nous ne pouvons nous former une idée des choses qu’on peut avoir en échange de mille hectolitres de froment. Néanmoins, en supposant que le prix de chaque [314] hectolitre de froment soit de vingt francs, ces deux évaluations sont pareilles.

Dans toute évaluation, la chose qu’on évalue est une quantité donnée, à laquelle rien ne peut être changé. Une maison désignée est une quantité donnée ; c’est la quantité d’une chose appelée maison, située dans tel lieu, et conditionnée de telle sorte. L’autre terme de la comparaison est variable dans sa quantité, parce que l’évaluation peut être portée plus ou moins haut. Quand on évalue une maison vingt mille francs, on porte à vingt mille la quantité des francs qu’on suppose qu’elle vaut, dont chacun pèse 5 grammes d’argent mêlé d’un dixième d’alliage. Si l’on juge à propos de porter l’évaluation à vingt-deux mille francs, ou de la réduire à dix-huit mille, on fait varier la quantité de la chose qui sert à l’évaluation. Il en serait de même si l’on évaluait le même objet en blé. Ce serait la quantité du blé qui déterminerait le montant de l’évaluation.

L’évaluation est vague et arbitraire tant qu’elle n’emporte pas la preuve que la chose évaluée est généralement estimée autant que telle quantité d’une autre chose. Le propriétaire d’une maison l’évalue 22 mille francs : un indifférent l’évalue 18 mille francs : laquelle de ces deux évaluations est la bonne ? Ce peut n’être ni l’une ni l’autre. Mais lorsqu’une autre personne, dix autres personnes, sont prêtes à céder en échange de la maison, une certaine quantité d’autres choses, 20 mille francs, par exemple, ou mille hectolitres de blé, alors on peut dire que l’évaluation est juste. Une maison qu’on peut vendre, si l’on veut, 20 mille francs, vaut 20 mille francs [283]. Si une seule personne est disposée à la payer ce prix ; s’il lui est impossible, après l’avoir acquise, de la revendre ce qu’elle lui a coûté, alors elle l’a payée au-delà de sa valeur. Toujours est-il vrai qu’une valeur incontestable est la quantité de toute autre chose qu’on peut obtenir, du moment qu’on le désire, en échange de la chose dont on veut se défaire.

Sachons maintenant quelles sont les lois qui fixent, pour chaque chose, [315] sa valeur courante ou son prix courant, quand c’est en monnaie courante que sa valeur est désignée.

Les besoins que nous éprouvons nous font désirer de posséder les choses qui sont capables de les satisfaire. Ces besoins sont très-divers, ainsi que j’en ai déjà fait la remarque. Ils dépendent de la nature physique et morale de l’homme, du climat qu’il habite, des mœurs et de la législation de son pays. Il a des besoins du corps, des besoins de l’esprit et de l’âme ; des besoins pour lui-même, d’autres pour sa famille, d’autres encore comme membre de la société. Une peau d’ours et un renne sont des objets de première nécessité pour un lapon, tandis que le nom même en est inconnu au porte-faix de Naples. Celui-ci, de son côté, peut se passer de tout, pourvu qu’il ait du macaroni. De même, les cours de judicature, en Europe, sont regardées comme un des plus forts liens du corps social ; tandis que les habitans indigènes de l’Amérique, les Tartares, les Arabes, s’en passent fort bien. Nous ne considérons encore ces besoins que comme des quantités données, sans en rechercher les causes.

De ces besoins, les uns sont satisfaits par l’usage que nous fesons de certaines choses que la nature nous fournit gratuitement, telles que l’air, l’eau, la lumière du soleil. Nous pouvons nommer ces choses des richesses naturelles, parce que la nature seule en fait les frais. Comme elle les DONNE indifféremment à TOUS, personne n’est obligé de les acquérir au prix d’un sacrifice quelconque. Elles n’ont donc point de valeur échangeable.

D’autres besoins ne peuvent être satisfaits que par l’usage d’une multitude de choses que l’on n’obtient point gratuitement, et qui sont le fruit de la production. Comme ce sont de véritables biens, et que l’échange qui en constate la valeur, de même que les conventions au moyen desquelles ils deviennent des propriétés exclusives, ne sauraient se rencontrer autre part que dans l’état de société, on peut les nommer des richesses sociales.

Les richesses sociales sont les seules qui puissent devenir l’objet d’une étude scientifique, parce que ce sont les seules dont la valeur n’est pas arbitraire, les seules qui se forment, se distribuent et se détruisent suivant des lois que nous pouvons assigner [284].

[316]

La valeur relative de deux produits se connaît par la quantité de chacun d’eux, que l’on peut obtenir pour le même prix. Si pour une somme de 4 francs je peux acheter 15 kilogrammes de froment et 1 kilogramme de café, je dirai que le café est 15 fois plus cher que le froment, ou que la valeur de l’un et de l’autre est en raison inverse de la quantité de chacun d’eux que l’on consent à donner et à recevoir. Mais ces deux quantités sont un effet de la valeur qu’ont les choses, et n’en sont pas la cause. Le motif qui détermine les hommes à faire un sacrifice quelconque pour se rendre possesseurs d’un produit, est le besoin que ce produit peut satisfaire, la jouissance qui peut naître de son usage [285]. Or, l’action de cette cause première reçoit plusieurs modifications importantes.

Les facultés des consommateurs sont très-diverses ; ils ne peuvent acquérir les produits dont ils ont envie qu’en offrant d’autres produits de leur propre création, ou plutôt de la création de leurs fonds productifs, qui se composent, on doit s’en souvenir, de la capacité industrielle des hommes, et des propriétés productives de leurs terres et de leurs capitaux ; l’ensemble de ces fonds compose leur fortune. Les produits qui résultent du service qu’ils peuvent rendre, ont des bornes, et chaque consommateur ne peut acheter qu’une quantité de produits proportionnée à ce que lui-même peut produire. De ces facultés individuelles résulte une faculté, une possibilité générale en chaque nation d’acheter les choses qui sont propres à satisfaire les besoins de cette nation. En d’autres mots, chaque nation ne peut consommer qu’en proportion de ce qu’elle produit.

Ce qu’elle peut produire ne dépend pas uniquement de l’étendue de ses fonds productifs, mais encore de ses goûts. Pour une nation apathique et paresseuse, les jouissances qui naissent du développement de nos facultés physiques et intellectuelles, et celles que procurent les richesses, ne valent pas le bonheur de ne rien faire. Les hommes n’y produisent pas autant [317] qu’on les voit produire chez une nation plus développée. Quoi qu’il en soit, chaque individu, ou chaque famille (car en économie politique on peut considérer les familles comme des individus, puisqu’elles ont des goûts, des ressources et des intérêts communs), sont obligés de faire une sorte de classement de leurs besoins pour satisfaire ceux auxquels ils attachent plus d’importance, préférablement à ceux auxquels ils en attachent moins. Ce cassement exerce une fort grande influence sur le bonheur des familles et de l’humanité en général. La morale la plus utile est peut-être celle qui fournit aux hommes des notions pour le faire judicieusement ; mais cette considération n’est pas ce qui doit nous occuper ici ; nous ne considérons encore ce classement que comme une chose de fait et d’observation. Or, il est de fait que chaque homme, soit en vertu d’un plan arrêté d’avance, soit pour obéir aux habitudes prises, ou aux impulsions du moment, au moyen du revenu dont il dispose et quelle qu’en soit la source, fait telle dépense préférablement à telle autre ; et lorsqu’il est arrivé ainsi aux bornes de ses facultés, il s’arrête et ne dépense plus rien, à moins qu’il ne dépense le revenu d’une autre personne ; alors cette autre personne dépense d’autant moins : la conséquence est forcée.

De là naît pour chaque produit une certaine quantité recherchée et demandée en chaque lieu, quantité qui est modifiée par le prix auquel il peut être fourni ; car plus il revient cher au producteur en raison des frais de production dont il est le résultat, et plus, dans la classification qu’en font les consommateurs, il est reculé et se voit préférer tous les produits capables de procurer une satisfaction plus grande pour le même prix.

En même temps que la quantité demandée de chaque produit est modifiée par ses frais de production, elle l’est par le nombre de ses consommateurs, par le nombre des personnes qui éprouvent le besoin de le consommer et qui ont en même temps les moyens de se satisfaire. Les fortunes, en tout pays, s’élèvent par gradations insensibles, depuis les plus petites fortunes, qui sont les plus multipliées, jusqu’à la plus grande qui est unique. Il en résulte que les produits, qui sont tous désirables pour la plupart des hommes, ne sont néanmoins demandés réellement, et avec la faculté de les acquérir, que par un certain nombre d’entre eux ; et par ceux-ci, en plus ou moins grande abondance. Il en résulte encore que le même produit ou plusieurs produits, sans que leur utilité intrinsèque soit devenue plus grande, sont plus demandés à mesure qu’ils sont à plus bas prix, parce qu’alors ils se répandent dans une région où la pyramide des fortunes est plus large, et qu’ils se trouvent à la portée d’un plus grand [318] nombre de consommateurs. Les classes qui demandent sont au contraire d’autant moins nombreuses, que la valeur du produit va en s’élevant.

Si, dans un hiver rigoureux, on parvient à faire des gilets de laine tricotée qui ne reviennent qu’à six francs, il est probable que tous les gens auxquels il restera six francs, après qu’ils auront satisfait à tous les besoins qui sont ou qu’ils regardent comme plus indispensables qu’un gilet de laine, en achèteront. Mais ceux auxquels, quand tous leurs besoins plus indispensables auront été satisfaits, il ne restera que 5 francs, n’en pourront acheter. Si l’on parvient à fabriquer les mêmes gilets pour 5 francs, le nombre de leurs consommateurs s’accroîtra de toute cette dernière classe. Ce nombre s’accroîtra encore si l’on parvient à les donner pour 4 francs ; et c’est ainsi que des produits qui jadis n’étaient qu’à l’usage des plus grandes fortunes, comme les bas, se sont maintenant répandus dans presque toutes les classes.

L’effet contraire a lieu lorsqu’une marchandise hausse de prix, soit à cause de l’impôt, soit par tout autre motif. Elle cesse d’avoir le même nombre de consommateurs ; car on ne peut acquérir en général que ce qu’on peut payer, et les causes qui élèvent le prix des choses, ne sont par celles qui augmentent les facultés des acquéreurs. C’est ainsi que presque partout le bas peuple est obligé de se passer d’une foule de produits qui conviennent à une société civilisée, par la nécessité où il est de se procurer d’autres produits plus essentiels pour son existence.

En pareil cas, non-seulement le nombre des consommateurs diminue, mais chaque consommateur réduit sa consommation. Il est tel consommateur de café qui, lorsque cette denrée hausse de prix, peut n’être pas forcé de renoncer entièrement aux douceurs de ce breuvage. Il réduira seulement sa provision accoutumée : alors il faut le considérer comme formant deux individus ; l’un disposé à payer le prix demandé, l’autre se désistant de sa demande.

Dans les spéculations commerciales, l’acheteur, ne s’approvisionnant pas pour sa propre consommation, proportionne ses achats à ce qu’il espère pouvoir vendre ; or, la quantité de marchandises qu’il pourra vendre étant proportionnée au prix où il pourra les établir, il en achètera d’autant moins que le prix en sera plus élevé, et d’autant plus que le prix sera moindre.

Dans un pays pauvre, des choses d’une utilité bien commune et d’un prix peu élevé excèdent souvent les facultés d’une grande partie du peuple. On voit des provinces où les souliers sont au-dessus de la portée de la [319] plupart des habitans. Le prix de cette denrée ne baisse pas au niveau des facultés du peuple : ce niveau est au-dessous des frais de production des souliers. Mais des souliers n’étant pas à la rigueur indispensables pour vivre, les gens qui sont hors d’état de s’en procurer, portent des sabots, ou bien vont les pieds nus. Quand malheureusement cela arrive pour une denrée de première nécessité, une partie de la population périt, ou tout au moins cesse de se renouveler. Telles sont les causes générales qui bornent la quantité de chaque chose qui peut être demandée. Et comme cette quantité varie suivant le prix auquel elle peut être offerte, on voit que l’on ne doit jamais parler de quantité demandée sans exprimer ou supposer convenue cette restriction : au prix où l’on peut se la procurer.

Quant à la quantité offerte, ce n’est pas seulement celle dont l’offre est formellement exprimée ; c’est la quantité d’une marchandise que ses possesseurs actuels sont disposés à céder en échange d’une autre, ou, si l’on veut, à vendre au cours. On dit aussi de cette marchandise qu’elle est dans la circulation.

À prendre ces derniers mots dans leur sens rigoureux, une marchandise ne serait dans la circulation qu’au moment où elle passe des mains du vendeur à celles de l’acheteur. Ce temps est un instant, ou du moins peut être considéré comme instantané. Il ne change rien aux conditions de l’échange, puisqu’il est postérieur à la conclusion du marché. Ce n’est qu’un détail d’exécution. L’essentiel est dans la disposition où est le possesseur de la marchandise de la vendre. Une marchandise est dans la circulation chaque fois qu’elle cherche un acheteur ; et elle cherche un acheteur, souvent même avec beaucoup d’activité, sans changer de place.

Ainsi toutes les denrées qui garnissent les magasins de vente et les boutiques, sont dans la circulation.

Ainsi, quand on parle de terres, de rentes, de maisons, qui sont dans la circulation, cette expression n’a rien qui doive surprendre. Une certaine quantité d’industrie même peut être dans la circulation, et telle autre n’y être pas, lorsque l’une cherche son emploi, et que l’autre l’a trouvé.

Par la même raison, une chose sort de la circulation du moment qu’elle est placée, soit pour être consommée, soit pour être emportée autre part, soit enfin lorsqu’elle est détruite par accident. Elle en sort de même lorsque son possesseur change de résolution et l’en retire, ou lorsqu’il la tient à un prix qui équivaut à un refus de vendre.

Comme il n’y a de marchandise réellement offerte que celle qui est [320] offerte au cours, au prix courant, celle qui, par ses frais de production, reviendrait plus cher que le cours, ne sera pas produite, ne sera pas offerte. Ces produits ne pouvant entrer dans la circulation, leur concurrence n’est point à redouter pour les produits déjà existans.

Indépendamment de ces causes générales et permanentes qui bornent les quantités offertes et demandées, il y en a de passagères et accidentelles, dont l’action se combine toujours plus ou moins avec l’action des causes générales.

Quand l’année s’annonce pour être bonne et fertile en vins, les vins des récoltes précédentes, même avant qu’on ait pu livrer à la consommation une seule goutte de la récolte nouvelle, baissent de prix, parce qu’ils sont plus offerts et moins demandés. Les marchands redoutent la concurrence des vins nouveaux, et se hâtent de mettre en vente. Les consommateurs, par la raison contraire, épuisent leurs provisions sans les renouveler, se flattant de les renouveler plus tard à moins de frais. Quand plusieurs navires arrivent à la fois des pays lointains, et mettent en vente d’importantes cargaisons, l’offre des mêmes marchandises devenant plus considérable relativement à la demande, leur prix se fixe plus bas.

Par une raison contraire, lorsqu’on a lieu de craindre une mauvaise récolte, ou que des navires qu’on attendait ont fait naufrage, les prix des produits existans s’élèvent au-dessus des frais qu’ils ont coûté.

L’espérance, la crainte, la malice, la mode, l’envie d’obliger, toutes les passions et toutes les vertus, peuvent influer sur les prix qu’on donne ou qu’on reçoit. Ce n’est que par une estimation purement morale qu’on peut apprécier les perturbations qui en résultent dans les lois générales, les seules qui nous occupent en ce moment.

Nous ne nous occuperons point non plus des causes purement politiques qui font qu’un produit est payé au-delà de son utilité réelle. Il en est de cela comme du vol et de la spoliation qui jouent un rôle dans la distribution des richesses, mais qui rentrent dans le domaine de la législation criminelle. Ainsi l’administration publique, qui est un travail dont le produit se consomme à mesure par les administrés, peut être trop chèrement payée quand l’usurpation et la tyrannie s’en emparent, et contraignent les peuples à contribuer d’une somme plus forte qu’il ne serait nécessaire pour entretenir une bonne administration. C’est à la science politique, et non à l’économie politique, à enseigner les moyens de prévenir ce malheur.

De même, quoique ce soit à la science morale, à la science de l’homme [321] moral, à enseigner les moyens de s’assurer de la bonne conduite des hommes dans leurs relations mutuelles, quand l’intervention d’une puissance surnaturelle paraît nécessaire pour parvenir à ce but, on paie les hommes qui se donnent pour les interprètes de cette puissance. Si leur travail est utile, cette utilité est un produit immatériel qui n’est point sans valeur ; mais si les hommes n’en sont pas meilleurs, ce travail n’étant point productif d’utilité, la portion des revenus de la société qu’elle sacrifie pour l’entretien du sacerdoce, est en pure perte ; c’est un échange qu’elle fait sans recevoir aucun retour.

J’ai dit que le prix des produits s’établissait en chaque endroit au taux où les portent leurs frais de production, pourvu que l’utilité qu’on leur donne fasse naître le désir de les acquérir. Cette conception nous fait connaître une partie des lois qui déterminent la quantité de produits qu’on donne pour en avoir une autre. Il nous reste à connaître les bases qui déterminent leurs frais de production, c’est-à-dire, qui déterminent le prix des services productifs [286].

Si tous les produits étaient le résultat seulement du travail de l’homme, et d’un travail de pareille valeur, comme, par exemple, d’un certain nombre de journées de travail de la valeur de trois francs chacune, leurs frais de production seraient entre eux comme le nombre des journées que leur production a exigées. Mais non-seulement les produits résultent du concours des capitaux et des terres, comme du travail de l’homme, mais ces différens services ont des qualités fort diverses, et sont dans des positions à pouvoir se faire payer leur concours à des prix fort différens entre eux. Un entrepreneur d’industrie est obligé de payer le temps et le travail d’un collaborateur éminent par son talent plus cher que lorsqu’il ne fournit qu’un travail médiocre. Le propriétaire du fonds de terre et celui du capital qui ont concouru à la production seulement par le moyen de leur instrument, en retirent des rétributions fort diverses, suivant les circonstances ; car un terrain situé dans l’enceinte d’une ville, et les constructions qu’on y élève, rapportent beaucoup plus que la même étendue de terrain et les mêmes constructions moins favorablement situées. Un produit sera donc plus cher, selon que sa production réclamera non- [322] seulement plus de services productifs, mais des services productifs plus fortement rétribués. Il faudra, pour que ce produit puisse être créé, que ses consommateurs aient la volonté et le pouvoir d’y mettre le prix ; autrement il ne sera pas produit.

Ce prix s’élèvera d’autant plus que les consommateurs sentiront plus vivement le besoin de jouir du produit, qu’ils auront plus de moyens de le payer, et que les marchands de services productifs seront dans une situation à exiger une rétribution plus forte. Le prix du produit sera dès-lors la somme nécessaire pour payer les services indispensables pour sa création. Ainsi, lorsque quelques auteurs, comme David Ricardo, ont dit que c’étaient les frais de production qui réglaient la valeur des produits, ils ont eu raison en ce sens, que jamais les produits ne sont vendus d’une manière suivie à un prix inférieur à leurs frais de production ; mais quand ils ont dit que la demande qu’on fait des produits n’influait pas sur leur valeur, ils ont eu, ce me semble, tort en ceci, que la demande influe sur la valeur des services productifs, et, en augmentant les frais de production, élève la valeur des produits sans pour cela qu’elle dépasse les frais de production [287].

Quelques économistes pensent que la valeur des produits, non-seulement ne dépasse pas le prix du travail qu’on y a consacré, mais que partout où il n’y a pas monopole, le travail est également payé ; car, disent-ils, s’il était plus payé dans un emploi que dans l’autre, les travailleurs s’y porteraient de préférence et rétabliraient l’équilibre. Ces auteurs sont d’avis qu’une rétribution plus forte suppose toujours une plus grande quantité ou une plus grande intensité de travail. « Un homme, dit M. Mac-Culloch, qui exécute un ouvrage difficile, perd tout le temps qu’il a dû passer à son apprentissage, de même que la nourriture et le vêtement qu’il a consommés dans cet espace de temps [288]. » Il en conclut que le salaire de son travail est non-seulement le salaire de son travail actuel, mais celui de tous les travaux qui l’ont mis en état d’exécuter son travail actuel, et que les salaires gagnés en différens emplois sont, tout compensé, parfaitement égaux. D’autres économistes qui soutiennent le même système, quoique moins absolument, regardent comme des exceptions les phénomènes qui le contrarient ; mais ces prétendues exceptions [323] tiennent à des causes qu’il faudrait assigner. Si l’on rejette dans les exceptions les avantages qu’un producteur retire de la supériorité de son jugement, de son talent ou bien des circonstances plus ou moins favorables dans lesquelles agissent ses terres et ses capitaux, alors les exceptions l’emporteront sur la règle ; celle-ci se trouvera contredite tantôt dans un point, tantôt dans un autre ; ses hypothèses ne représenteront jamais un fait réel ; elle ne sera jamais applicable ; elle n’aura aucune utilité [289].

Les rétributions obtenues par les services productifs forment les revenus des producteurs, et je mets au nombre des producteurs les hommes qui concourent à la production par le moyen de leurs capitaux et de leurs terres, de même que ceux qui y contribuent par leurs travaux. Les circonstances diverses qui influent sur ces revenus déterminent les proportions suivant lesquelles les richesses produites sont distribuées dans la société. Elles seront l’objet de notre étude dans ce livre II.

Je les ferai précéder de quelques considérations sur la manière dont s’opère cette distribution, et j’examinerai ensuite l’influence qu’elle exerce sur la population des états.

Quant aux richesses que les hommes acquièrent sans avoir concouru, directement ou indirectement, à une production quelconque, un homme n’en peut jouir qu’au détriment d’un autre, de même qu’il jouit des gains du jeu, et de tous les biens que la fraude ou l’adresse obtiennent aux dépens d’autrui. De telles acquisitions ne contribuent en rien au maintien de la société, puisqu’elles ravissent autant de ressources d’un côté qu’elles en procurent d’un autre, et même elles en procurent moins qu’elles n’en ravissent, ainsi qu’on a pu le voir, et qu’on le verra dans plusieurs parties de cet ouvrage.

[324]

CHAPITRE II. Des variations relatives et des variations réelles dans les prix.

Les variations relatives dans la valeur des produits, sont les variations qu’ils éprouvent l’un relativement à l’autre. Leurs variations réelles sont celles que subissent les frais que coûte leur production [290]. Les variations relatives influent considérablement sur les richesses des particuliers ; elles ne changent rien à la richesse nationale. Si la même qualité de drap, qui se vendait 40 francs l’aune, ne se vend plus que 30 francs, la richesse de tous les possesseurs de cette espèce de drap est diminuée de 10 francs pour chacune des aunes qu’ils ont à vendre ; mais en même temps la richesse des consommateurs de ce même drap est augmentée de 10 fr pour chacune des aunes qu’ils ont à acheter.

Il n’en est pas de même quand c’est le prix originel d’un produit qui vient à baisser. Si les frais de production nécessaires pour produire une aune de drap et qui s’élevaient à 40 francs, ne s’élèvent plus qu’à 30 fr ; si, par exemple, cette aune qui exigeait 20 journées de travail à 40 sous, au moyen de quelques procédés plus expéditifs se trouve n’en exiger plus que 15, le producteur voit sa richesse augmentée de 10 francs pour chaque aune qu’il vend, et personne n’en est plus pauvre ; car s’il achète cinq journées de travail de moins, il laisse à l’ouvrier la disposition de son temps ; l’ouvrier vend son travail à un autre producteur, au lieu de le vendre au premier. Quand la concurrence des producteurs oblige celui-ci à baisser son prix au niveau des frais de production, ce sont alors les consommateurs du produit qui font leur profit de cette baisse ; ils gagnent 10 francs pour chacune des aunes de drap qu’ils doivent acheter ; cette somme peut être appliquée par eux à la satisfaction de quelque autre besoin, et il n’en résulte aucune perte pour personne.

Cette variation de prix est absolue ; elle n’entraîne pas un renchérissement équivalent dans l’objet avec lequel l’échange est consommé ; on peut la concevoir, et elle a lieu véritablement, sans que ni les services productifs, ni les produits dont on les achète, ni les produits dont on achète le produit qui a varié, aient eux-mêmes changé de prix.

[325]

Que si l’on demandait où se puise cette augmentation de jouissances et de richesses qui ne coûte rien à personne, je répondrais que c’est une conquête faite par l’intelligence de l’homme sur les facultés productrices et gratuites de la nature. Tantôt c’est l’emploi d’une force qu’on laissait se perdre sans fruit, comme dans les moulins à eau, à vent, dans les machines à vapeur ; tantôt c’est un emploi mieux entendu des forces dont nous disposions déjà, comme dans les cas où une meilleure mécanique nous permet de tirer un plus grand parti des hommes et des animaux. Un négociant qui, avec le même capital, trouve le moyen de multiplier ses affaires, ressemble à l’ingénieur qui simplifie une machine, ou la rend plus productive.

La découverte d’une mine, d’un animal, d’une plante qui nous fournissent une utilité nouvelle, ou bien remplacent avec avantage des productions plus chères ou moins parfaites, sont des conquêtes du même genre ; on a perfectionné les moyens de produire, on a obtenu sans plus de frais des produits supérieurs, et par conséquent une plus grande dose d’utilité, lorsqu’on a remplacé la teinture du pastel par l’indigo, le miel par le sucre, la pourpre par la cochenille.

Dans tous ces perfectionnemens et dans tous ceux que l’avenir suggèrera, il est à remarquer que les moyens dont l’homme dispose pour produire, devenant réellement plus puissans, la chose produite augmente toujours en quantité, à mesure qu’elle diminue en valeur. On verra tout à l’heure les conséquences qui dérivent de cette circonstance [291].

La baisse réelle peut être générale, et affecter tous les produits à la fois, comme elle peut être partielle, et n’affecter que certaines choses seulement. C’est ce que je tâcherai de faire comprendre par des exemples.

[326]

Je supposerai que, dans le temps qu’on était obligé de faire des bas à l’aiguille, une paire de bas de fil, d’une qualité donnée, revenait au prix que nous désignons maintenant par six francs la paire. Ce serait pour nous la preuve que les revenus fonciers de la terre où le lin était recueilli, les profits de l’industrie et des capitaux de ceux qui le cultivaient, les profits de ceux qui le préparaient et le filaient, les profits enfin de la personne qui tricotait les bas, s’élevaient en somme totale à six francs pour chaque paire de bas.

On invente le métier à bas : dès-lors je suppose qu’on obtient pour six francs deux paires de bas au lieu d’une. Comme la concurrence fait baisser le prix courant au niveau des frais de production, ce prix est une indication que les frais causés par l’emploi du fonds, des capitaux et de l’industrie nécessaires pour faire deux paires de bas, ne sont encore que de six francs. Avec les mêmes moyens de production, on a donc obtenu deux choses au lieu d’une.

Et ce qui démontre que cette baisse est réelle, c’est que tout homme, quelle que soit sa profession, peut acheter une paire de bas en donnant moitié moins de ses services productifs. En effet, un capitaliste qui avait un capital placé à cinq pour cent, était obligé, lorsqu’il voulait acheter une paire de bas, de donner le revenu annuel de 120 francs : il n’est plus obligé de donner que le revenu de 60 francs. Un commerçant à qui le sucre revenait à deux francs la livre, était obligé d’en vendre trois livres pour acheter une paire de bas : il n’est plus obligé d’en vendre qu’une livre et demie ; il n’a par conséquent fait le sacrifice que de la moitié des moyens de production qu’il consacrait auparavant à l’achat d’une paire de bas.

Jusqu’à présent c’est le seul produit qui, dans notre hypothèse, a baissé. Fesons une supposition pareille pour le sucre. On perfectionne les relations commerciales, et une livre de sucre ne coûte plus qu’un franc au lieu de deux. Je dis que tous les acheteurs de sucre, en y comprenant même le fabricant de bas, dont les produits ont baissé aussi, ne seront plus obligés de consacrer à l’achat d’une livre de sucre, que la moitié des services productifs par le moyen desquels ils achetaient le sucre auparavant.

Il est aisé de s’en convaincre. Lorsque le sucre était à deux francs la livre et les bas à six francs, le fabricant de bas était obligé de vendre une paire de bas pour acheter trois livres de sucre ; et comme les frais de production de cette paire de bas avaient une valeur de six francs, il achetait [327] donc en réalité trois livres de sucre au prix de six francs de services productifs, tout comme le négociant achetait une paire de bas au prix de trois livres de sucre, c’est-à-dire de six francs de services productifs également. Mais quand l’une et l’autre denrée ont baissé de moitié, il n’a plus fallu qu’une paire, c’est-à-dire une dépense en frais de production égale à trois francs, pour acheter trois livres de sucre, et il n’a plus fallu que trois livres de sucre, c’est-à-dire, des frais de production égaux à trois francs, pour acheter une paire de bas.

Or, si deux produits que nous avons mis en opposition, et que nous avons fait acheter l’un par l’autre, ont pu baisser tous les deux à la fois, n’est-on pas autorisé à conclure que cette baisse est réelle, qu’elle n’est point relative au prix réciproque des choses, que les choses peuvent toutes baisser à la fois, les unes plus, les autres moins, et que ce que l’on paie de moins dans ce cas, ne coûte rien à personne ?

Voilà pourquoi dans les temps modernes, quoique les salaires, comparés à la valeur du blé, soient à peu près les mêmes, les classes pauvres du peuple sont néanmoins pourvues de bien des utilités dont elles ne jouissaient pas il y a quatre ou cinq cents ans, comme de plusieurs parties de leur vêtement et de leur ameublement, qui ont réellement baissé de prix ; c’est aussi pourquoi elles sont moins bien pourvues de certaines autres choses qui ont subi une hausse réelle, comme de viande de boucherie et de gibier [292].

Une économie dans les frais de production indique toujours qu’il y a moins de services productifs employés pour donner le même produit ; ce qui équivaut à plus de produit pour les mêmes services productifs. Il en résulte toujours une augmentation de quantité dans la chose produite. Il semblerait que cette augmentation de quantité pouvant n’être pas suivie d’une augmentation de besoin de la part des consommateurs, il [328] pourrait en résulter un avilissement du produit qui en ferait tomber le prix courant au-dessous des frais de production, tout amoindris qu’ils pourraient être. Crainte chimérique ! La moindre baisse d’un produit étend tellement la classe de ses consommateurs, que toujours, à ma connaissance, la demande a surpassé ce que les mêmes fonds productifs, même perfectionnés, pouvaient produire ; et qu’il a toujours fallu, à la suite des perfectionnemens qui ont accru la puissance des services productifs, en consacrer de nouveaux à la confection des produits qui avaient baissé de prix.

C’est le phénomène que nous a déjà présenté l’invention de l’imprimerie. Depuis qu’on a trouvé cette manière expéditive de multiplier les copies d’un même écrit, chaque copie coûte vingt fois moins qu’une copie manuscrite ne coûtait. Il suffirait, pour que la valeur de la demande s’élevât à la même somme, que le nombre de livres fût seulement vingtuple de ce qu’il était. Je croirais être fort en deçà de la vérité en disant qu’il a centuplé.

De sorte que là où il y avait un volume valant 60 francs, valeur d’aujourd’hui, il y en a cent qui, étant vingt fois moins chers, valent néanmoins 300 francs. La baisse des prix, qui procure un enrichissement réel, n’occasionne donc pas une diminution, même nominale, des richesses [293].

Par la raison contraire, un renchérissement réel, provenant toujours d’une moins grande quantité de choses produites au moyen des mêmes frais de production (outre qu’il rend les objets de consommation plus chers par rapport aux revenus des consommateurs, et par conséquent les consommateurs plus pauvres), ne compense point par l’augmentation de prix des choses produites, la diminution de leur quantité.

Je suppose qu’à la suite d’une épizootie ou d’un mauvais régime vétérinaire, une race de bestiaux, les brebis, par exemple, deviennent de plus en plus rares ; leur prix haussera, mais non pas en proportion de la réduction de leur nombre : car à mesure qu’elles renchériront, la demande de cette denrée diminuera. S’il venait à y avoir cinq fois moins de [329] brebis qu’il n’y en a actuellement, on pourrait bien ne les payer que le double plus cher : or, là où il y a actuellement cinq brebis produites qui peuvent valoir ensemble 100 francs à 20 francs pièce, il n’y en aurait plus qu’une qui vaudrait 40 francs. La diminution des richesses consistant en brebis, malgré l’augmentation du prix, serait dans ce cas diminuée dans la proportion de 100 à 40, c’est-à-dire de plus de moitié, malgré le renchérissement [294].

Je vais plus loin, et je dis que la baisse réelle des prix, même en supposant qu’elle n’entraîne aucune augmentation dans les quantités produites et consommées, est un accroissement de richesses pour le pays, et que cette augmentation peut être évaluée en valeur échangeable, en argent si l’on veut. Prenons le même exemple. Après que des causes quelconques ont maintenu le prix des brebis à 40 francs, supposons qu’on introduit des races plus fécondes, ou bien qu’on les soigne plus habilement, ou bien qu’on les nourrisse à moins de frais, et que, leur valeur diminuant, on puisse acquérir chaque brebis au prix de 20 francs sans que la consommation s’en augmente (quelque invraisemblable que soit cette dernière supposition) ; qu’en résulte-t-il ? Là où l’on vendait cent brebis pour 4,000 francs, on en vendra, sans perte, le même nombre pour 2,000 francs. Ne voyez-vous pas que les consommateurs (c’est-à-dire la nation) dépensant 2,000 francs de moins pour cette consommation, auront 2,000 francs à consacrer à une autre ? Or, qu’est-ce que d’avoir plus d’argent à dépenser, sinon d’être plus riche [295] ?

Et si l’on était porté à croire qu’une baisse réelle, c’est-à-dire des services productifs moins chers, diminuent les avantages des producteurs précisément autant qu’ils augmentent ceux des acheteurs, on serait dans l’erreur. La baisse réelle des choses produites tourne au profit des [330] consommateurs, et n’altère point les revenus des producteurs. Le fabricant de bas, qui fournit deux paires au lieu d’une pour six francs, a autant de profit sur cette somme qu’il en aurait eu si c’eût été le prix d’une seule paire. Le propriétaire foncier reçoit le même fermage lorsqu’un meilleur assolement multiplie les produits de sa terre et en fait baisser le prix. Et lorsque, sans augmenter les fatigues d’un manouvrier, je trouve le moyen de doubler la quantité d’ouvrage qu’il exécute, le manouvrier gagne toujours la même journée, quoique le produit devienne moins cher.

Nous trouvons là-dedans l’explication et la preuve d’une vérité qu’on ne sentait que bien confusément, et qui même était contestée par plusieurs sectes et par un grand nombre d’écrivains : c’est qu’un pays est d’autant plus riche et mieux pourvu, que le prix des denrées y baisse davantage [296].

Mais je suppose qu’on insiste, et que, pour mettre à l’épreuve la justesse du principe, on pousse la supposition à l’extrême : si d’économies en économies, dira-t-on, les frais de production se réduisaient à rien, il est clair qu’il n’y aurait plus ni rente pour les terres, ni intérêts pour les capitaux, ni profits pour l’industrie : dès-lors plus de revenus pour les producteurs. Dans cette supposition, je dis qu’il n’y aurait plus même de producteurs. Nous serions, relativement à tous les objets de nos besoins, comme nous sommes relativement à l’air, à l’eau, que nous consommons sans que personne soit obligé de les produire, et sans que nous soyons obligés de les acheter. Tout le monde est assez riche pour payer ce que [331] coûte l’air ; tout le monde serait assez riche pour payer ce que coûteraient tous les produits imaginables : ce serait le comble de la richesse. Il n’y aurait plus d’économie politique ; on n’aurait plus besoin d’apprendre par quels moyens se forment les richesses : on les aurait toutes formées.

Quoiqu’il n’y ait pas de produits dont le prix soit tombé à rien et ne vaille pas plus que l’eau commune, il y en a néanmoins dont le prix a éprouvé des baisses prodigieuses, comme le combustible aux lieux où l’on a découvert des houillères ; et toute baisse analogue est sur le chemin de l’état d’abondance complète dont je viens de parler.

Si diverses choses ont baissé diversement, les unes plus, les autres moins, il est évident qu’elles ont dû varier dans leurs valeurs réciproques. Celle qui a baissé, comme les bas, a changé de valeur relativement à celle qui n’a pas baissé, comme la viande ; et celles qui ont baissé autant l’une que l’autre, comme les bas et le sucre dans notre supposition, quoiqu’elles aient changé de valeur réelle, n’ont pas changé de valeur relative.

Telle est la différence qu’il y a entre les variations réelles et les variations relatives. Les premières sont celles où la valeur des choses change avec les frais de leur production ; les secondes sont celles où la valeur des choses change par rapport à la valeur des autres marchandises.

Les baisses réelles sont favorables aux acheteurs sans être défavorables aux vendeurs, et les hausses réelles produisent un effet opposé ; mais dans les variations relatives, ce que le vendeur gagne est perdu par l’acheteur, et réciproquement. Un marchand qui a dans ses magasins cent milliers de laines à un franc la livre, possède cent mille francs : si, par l’effet d’un besoin extraordinaire, les laines montent à deux francs la livre, cette portion de sa fortune doublera ; mais toutes les marchandises appelées à s’échanger contre de la laine perdront autant de leur valeur relative que la laine en a gagné. En effet, celui qui a besoin de cent livres de laine, et qui aurait pu les obtenir en vendant quatre setiers de froment, pour cent francs, sera désormais obligé d’en vendre huit. Il perdra les cent francs que gagnera le marchand de laine ; la nation n’en sera ni plus pauvre ni plus riche [297].

[332]

Lorsque de telles ventes ont lieu d’une nation à une autre, la nation vendeuse de la marchandise qui a haussé, gagne le montant de l’augmentation, et la nation qui achète perd précisément autant. Il n’existe pas, en vertu d’une telle hausse, plus de richesses dans le monde ; car il faudrait pour cela qu’il y eût eu quelque nouvelle utilité produite à laquelle on eût mis un prix. Dès-lors il faut bien que l’un perde ce que l’autre gagne ; c’est aussi ce qui arrive dans toute espèce d’agiotage fondé sur les variations des valeurs entre elles.

Un jour viendra probablement où les états européens, plus éclairés sur leurs vrais intérêts, renonceront à toutes leurs colonies sujettes, et jetteront des colonies indépendantes dans les contrées équinoxiales les plus voisines de l’Europe, comme en Afrique. Les vastes cultures qui s’y feront des denrées que nous appelons coloniales, les procureront à l’Europe avec une abondance extrême, et probablement à des prix très-modiques. Les négocians qui auront des approvisionnemens faits aux prix anciens perdront sur leurs marchandises ; mais tout ce qu’ils perdront sera gagné par les consommateurs, qui jouiront pendant un temps de ces produits à un prix inférieur aux frais qu’ils auront occasionnés ; peu à peu les négocians remplaceront des marchandises chèrement produites, par des marchandises pareilles provenant d’une production mieux entendue ; [333] et les consommateurs jouiront alors d’une douceur de prix et d’une multiplication de jouissances qui ne coûtera plus rien à personne : car les marchandises reviendront moins cher aux négocians, qui les vendront à plus bas prix ; il en résultera au contraire un grand développement d’industrie, et de nouvelles voies ouvertes à la fortune [298].

CHAPITRE III. Du prix en argent et du prix nominal.

Quand on paie un objet 20 francs, son prix en argent est 100 grammes à 9 deniers de fin, ou 90 grammes d’argent pur.

Son prix nominal est 20 francs ; c’est le nom que l’on donne à cette quantité d’argent frappée en monnaie.

Comme la valeur de la monnaie n’est pas dans le nom, mais dans la chose qui sert de monnaie, lorsque le nom vient à changer, le prix nominal change aussi, quoique le prix en argent ne change pas. À une certaine époque trois livres tournois contenaient une once d’argent ; à une autre époque il fallait six livres tournois de notre monnaie pour faire une once. Un objet qui coûtait trois livres à la première époque, et six livres à la seconde, coûtait le même prix en argent : nominalement il avait doublé.

Le prix en argent d’une chose dépend du rapport qui se trouve entre les frais de production de l’argent et ceux de la chose. Si cinq hectolitres de blé coûtent cent grammes d’argent, c’est probablement parce que cent grammes d’argent coûtent autant à produire que cinq hectolitres de blé ; [334] car s’ils coûtaient moins, en achetant le blé avec de l’argent, on l’aurait à moins de frais que le cultivateur n’en fait pour le produire. Le cultivateur perdrait à ce marché ; il ne continuerait pas un métier où il donnerait plus pour recevoir moins.

C’est pour cette raison qu’à mesure que le métal d’argent est devenu plus abondant et que les frais de sa production ont diminué, il en a fallu donner une plus grande quantité pour obtenir une même quantité de blé.

Et si, comme on a lieu de le croire, le blé a toujours coûté à peu près les mêmes frais de production, la quantité d’argent plus grande qu’il a fallu, à différentes époques, donner pour obtenir une même quantité de blé, est pour nous une indication de la dépréciation de l’argent, de ce qu’il a perdu en valeur réelle.

La dépréciation de l’argent et de l’or depuis l’antiquité jusqu’à nous, jouant un fort grand rôle dans l’économie des nations, cherchons à nous en former quelque idée d’après la quantité qu’ils ont pu acheter à chaque époque, d’une denrée dont il est probable que la valeur réelle a moins varié que la plupart des autres. J’ai déjà, d’après cette méthode, cherché à donner des idées plus exactes de la valeur de quelques sommes historiques. Elle nous servira en ce moment à évaluer la perte de valeur que les métaux précieux ont subie jusqu’à nos jours.

La mesure grecque appelée médimne, est, suivant les antiquaires, égale à 52 litres ; et l’on voit, dans un plaidoyer de Démosthènes, que j’ai déjà cité (Livre I, ch.28), que le prix ordinaire du blé était de 5 drachmes par médimne. Or 5 drachmes, suivant les médailles athéniennes que l’on possède encore, contenaient 157 1/2 grains d’argent pur. Par conséquent 52 de nos litres coûtaient 157 1/2 grains d’argent, et notre hectolitre qui contient cent litres, en coûtait 303.

À Rome, au temps de César, la mesure de blé appelée modius valait communément trois sesterces, et trois sesterces, selon les antiquaires, contenaient 23 5/8 grains d’argent fin [299]. Le blé contenu dans un modius pesait 14 de nos livres et 16 onces ; 14 livres, poids de marc, s’échangeaient donc communément à Rome contre 23 5/8 grains d’argent ; et par conséquent notre hectolitre de froment, qui pèse 160 livres, se payait en argent 270 grains, environ un septième de moins qu’à Athènes, ce [335] qui peut s’expliquer par les circonstances particulières aux deux capitales.

Comme il ne peut être question en ceci que d’approximations, pour avoir le prix du blé en argent dans l’antiquité, nous prendrons le prix moyen entre ces deux-là, qui est 289 grains.

Passons au moyen-âge :

Charlemagne fit un réglement qui défendit de jamais vendre le modius de blé au-dessus de quatre deniers. Or, le denier de Charlemagne était une monnaie d’argent du poids de 284 sur 5 grains d’argent, poids de marc, portant un vingt-quatrième d’alliage [300]. Mais quelle était la capacité du modius ? Nous l’ignorons. Ce n’était pas le modius des romains qui ne pesait que 14 de nos livres, et qui, taxé à 4 deniers ou 1151 sur 5 grains d’argent fin, aurait fait revenir le prix de notre hectolitre à plus de 1200 grains d’argent fin. Ce n’était pas notre ancien muid de 12 setiers qui pesait 2880 livres ; ce qui aurait réduit le prix en argent de notre hectolitre à 60 grains.

Cherchons par une autre voie la capacité de ce modius de Charlemagne.

On voit dans ce même réglement que le pain de froment est taxé à raison d’un denier pour douze pains, de deux livres chaque ; ce qui fait un denier pour 24 livres de pain. On sait par l’expérience que le poids de l’humidité qu’on introduit dans le pain, balance les frais de panification et les déchets de la mouture. Une livre de pain et une livre de froment vont ordinairement de pair pour le prix. Or, en même temps que l’on fixait le prix du pain à un denier les 24 livres, on fixait le prix du froment à 4 deniers le modius ; le modius devait donc peser, à peu de chose près, quatre fois 24 livres, ou 96 livres de poids du temps de Charlemagne, qui équivalent à 72 livres, poids de marc. Telle est la quantité de blé taxée quatre deniers.

Le denier de Charlemagne pesait 284 sur 5 grains, dont il faut déduire 1 sur 24 d’alliage ; il y reste donc 273 sur 5 grains d’argent fin. Quatre deniers par conséquent en contenaient 1102 sur 5. Voilà le prix en argent de 72 livres de froment, poids de marc. à ce compte notre hectolitre, qui pèse 160 de ces livres, aurait coûté 2451 sur 3 grains d’argent fin.

Dans l’antiquité, il en valait 289 ; sous Charlemagne, 245 : on donnait moins d’argent pour la même quantité de blé ; il semble dès-lors que l’argent était devenu plus précieux. Je ne peux pas répondre que cette [336] différence ne vienne pas en partie de l’imperfection des bases sur lesquelles nous nous sommes appuyés, à défaut de meilleures ; néanmoins, après tous les pillages qui suivirent l’invasion de l’empire romain et les destructions qui en résultèrent, après l’abandon probable des mines de l’Attique et de l’Espagne pendant six ou sept cents ans, après les spoliations commises par les normands d’un côté et par les arabes de l’autre, avec la déperdition constante subie par les ustensiles d’argent, l’argent tombé dans les rivières et dans la mer, celui qui fut caché sans être retrouvé, etc., peut-on s’étonner que le métal d’argent fût devenu plus rare et plus précieux d’un sixième environ ?

Près de 700 ans plus tard, sous Charles VII, le prix moyen du blé, suivant Dupré de Saint-Maur, étant de 12 sous 10 deniers le setier, et cette somme contenant 328 grains d’argent fin, l’hectolitre revient à 219 grains ; ce qui est 26 grains de moins encore que sous Charlemagne, où le même hectolitre valait 245 grains. Il semble que l’argent est devenu encore un peu plus rare et plus précieux. Mais voici le moment où il va se montrer avec une abondance que rien ne pouvait faire présager, et produire des effets qui surprenaient les gouvernemens et le vulgaire, sans que les uns plus que les autres fussent en état de les expliquer.

L’Amérique fut découverte en 1492. Les premières dépouilles des peuples du Mexique et du Pérou, apportées en Europe, y firent paraître des quantités d’or et d’argent trop peu considérables pour en affecter sensiblement la valeur durant quelques années, mais par cela même fort profitables pour les aventuriers espagnols et leur gouvernement, parce qu’ils en tirèrent parti au plus haut terme de leur valeur. Bientôt les entrailles des cordilières furent déchirées par les malheureux péruviens ; et chaque année de nouveaux galions, lestés par les trésors du nouveau-monde, arrivaient dans les ports espagnols, sans compter ce qui se répandait de métaux précieux par la contrebande.

C’est par les dépenses que firent les conquérans de ces trésors qu’ils se répandirent dans l’Europe et dans le monde.

Déjà, en 1514, le setier de blé étant à 26 sous, et le marc d’argent fin à 12 livres tournois, on donnait 333 grains d’argent pour la quantité de froment contenue dans ce que nous appelons maintenant un hectolitre [301].

[337]

En 1536, sous François Ier, le prix du setier étant de 3 livres 1 sou 11 deniers, et le marc d’argent fin s’appelant 13 livres tournois, l’hectolitre de froment se fesait payer 731 grains d’argent pur.

En 1610, année de la mort d’Henri IV, le prix commun du blé étant de 8 livres 1 sou 9 deniers, et le marc d’argent fin se nommant 22 livres tournois, l’hectolitre de froment valait autant que 1,130 grains d’argent.

En 1640, le prix du setier étant de 12 livres 10 sous, et le marc d’argent fin contenant 30 livres tournois, l’hectolitre valait 1,280 grains d’argent.

En 1789, le prix commun du setier de blé étant, suivant Lavoisier, de 24 livres tournois, et le marc d’argent fin à 54 livres 19 sous, l’hectolitre valait 1,342 grains d’argent.

Enfin, en 1820, en supposant le prix commun du blé froment à 19 francs l’hectolitre [302], nous trouvons qu’un hectolitre vaut autant que 1610 grains d’argent fin.

Il semblerait donc que l’argent, à partir du temps d’Alexandre, a graduellement augmenté de valeur jusque vers le temps de Charles VII et de la pucelle d’Orléans. Cette époque est celle où l’on a donné le moins de grains d’argent fin pour une même quantité de froment. À partir de cette époque, on a commencé à en donner un peu plus ; et, sauf probablement des oscillations qui nous échappent à cause du peu d’exactitude qu’on a mise à nous conserver le prix courant des blés, et les différences de prix d’un lieu à l’autre, la quantité d’argent offerte pour acheter du blé a constamment augmenté jusqu’à nos jours.

[338]

En corrigeant les unes par les autres les données plus ou moins imparfaites qu’il a été possible de recueillir sur le prix en argent du blé jusqu’à la fin du quinzième siècle, nous aurons, pour tous les temps qui ont précédé la découverte du nouveau-monde, un prix commun de 268 grains d’argent fin pour l’hectolitre de froment. Il en faut donner aujourd’hui six fois autant ; d’où nous pouvons conclure que la valeur propre de l’argent a décliné dans la proportion de six à un [303].

Si, par suite de la dépréciation de l’argent, sa valeur relativement au blé est devenue six fois moindre, il ne faut pas croire qu’elle ait changé dans la même proportion relativement à toutes les autres marchandises. S’il y en avait qui fussent devenues six fois moins chères, de même que l’argent, la valeur relative de l’argent et de ces marchandises-là serait demeurée la même. C’est ce qui est arrivé au métal d’or ; car il paraît que l’on donnait autrefois comme aujourd’hui 15 parties d’argent pur, ou à peu près, pour une d’or pur [304] : ce qui suffit pour établir que la dépréciation de l’or a été la même que celle de l’argent, et que tout ce que j’ai dit du premier de ces métaux peut aussi s’appliquer au second.

Il est probable qu’il est arrivé quelque chose de pareil à l’égard des épiceries, que nous tirons des îles de l’Asie à beaucoup meilleur marché [339] que ne fesaient les anciens. En supposant que l’on donne encore, pour avoir une certaine quantité de poivre, la même quantité d’argent que l’on donnait anciennement, le poivre est six fois moins cher qu’il n’était ; car la même quantité d’argent vaut six fois moins.

La soie a beaucoup plus baissé de prix que l’or et l’argent. Autrefois, disent les historiens, elle valait autant que son poids en or. Il est à présumer qu’ils disent cela de la soie tissue en étoffes que les romains tiraient de l’orient ; car ils n’avaient point de manufactures d’étoffes de soie. Aujourd’hui, pour un kilogramme d’or qui vaut 3400 francs, on aurait 27 kilogrammes d’étoffes de soie unies ; et comme l’or a lui-même baissé au sixième de son ancienne valeur, la multiplication de 27 par 6 nous montre que les soieries valent chez nous cent soixante-deux fois moins qu’elles ne valaient chez les romains ; d’où l’on peut conclure le luxe des personnes qui se montraient à Rome en vêtemens de soie.

Locke, et après lui les auteurs de la première encyclopédie, ont évalué différemment la baisse survenue dans les métaux précieux. Présumant qu’à l’époque où ils écrivaient il y avait dans la circulation dix fois plus d’argent qu’avant le seizième siècle, ils ont cru qu’il fallait nécessairement en donner dix fois plus pour acheter les mêmes marchandises ; et qu’une famille qui aurait conservé la même quantité de vaisselle d’argent, ne possèderait plus en vaisselle que la dixième partie de la valeur qu’elle possédait alors. Leur opinion ne s’accorde pas avec les faits précédens, et c’est, je crois, parce que ces auteurs méconnaissaient la source de la valeur. Elle n’est point, ainsi qu’ils l’imaginaient, dans le rapport qui existe entre les quantités diverses d’argent que l’on avait à différentes époques, mais dans le rapport entre la quantité d’argent que l’on a pu, à différentes époques, absorber à un certain prix, et la quantité d’argent que l’on a pu, aux mêmes époques, apporter sur le marché à ce prix-là [305].

Avec quoi le monde paie-t-il les producteurs d’argent ? Avec d’autres produits. S’il y a eu plus de métal d’argent offert d’un côté, il y a eu plus de produits offerts d’un autre. La découverte des mines et les grands développemens de l’industrie datent de la même époque, sans que l’on puisse dire qu’un de ces deux événemens ait dépendu de l’autre. La chaîne des cordilières n’aurait renfermé que des pierres brutes, que les mêmes développemens auraient probablement eu lieu dans l’industrie du [340] globe. On aurait seulement donné alors, en échange de la même quantité de métaux précieux, une beaucoup plus grande quantité de toute espèce de marchandise. Les produits de l’industrie seraient devenus moins chers en argent ; ou, ce qui est la même chose, l’argent serait devenu plus cher, plus précieux, étant payé en produits.

L’abondance des mines a permis d’en extraire les métaux précieux avec des frais égaux au sixième seulement de ce qu’ils coûtaient auparavant ; dès-lors, avec une même quantité de blé qui est supposée coûter à produire autant qu’autrefois, on a pu obtenir six fois autant de métaux précieux qu’on en obtenait alors. Car si l’on n’en avait pas obtenu cette quantité en offrant du blé en échange, on l’aurait obtenue en consacrant à faire venir de l’argent, une partie des avances consacrées à la production du blé. En admettant cette donnée (des frais de production de l’argent devenus six fois moindres), la quantité de l’argent fût-elle décuple, fût-elle vingtuple de ce qu’elle était, sa valeur ne devait pas tomber au dixième, au vingtième de sa valeur ancienne, mais seulement au sixième [306].

Nous venons de voir que la valeur propre des métaux précieux, a toujours été en déclinant depuis la découverte de l’Amérique jusqu’au commencement de ce siècle. Il est probable qu’elle continue à décroître journellement : le prix de toute chose en argent, du moins en France, ne cesse d’augmenter, si ce n’est lorsqu’une cause accidentelle, comme une cessation de guerre, une diminution de droits, un procédé de production plus expéditif, change cette marche, et fait baisser le prix réel de certains objets en particulier, plus que n’augmente leur prix en argent.

[341]

Je sais que l’augmentation du loyer des terres, que l’on remarque généralement, dépend aussi des progrès qui ont lieu dans les procédés de culture : le fermier qui parvient à tirer plus de produits du terrain, peut en payer un plus gros fermage, et le prix du fonds lui-même s’en accroît ; mais puisque le prix en argent de la plupart des autres objets va en augmentant, il est à présumer qu’une partie au moins du renchérissement des baux, est due à la dépréciation de l’argent lui-même ; et comme la même dénomination est actuellement, du moins en France, en Angleterre, en Espagne et ailleurs, conservée à la même quantité d’argent, les variations du prix nominal des choses donnent assez fidèlement la mesure des variations de leur prix en argent.

Il ne serait pas sans utilité de pouvoir présager les révolutions futures que subira la valeur des métaux précieux ; malheureusement une partie des événemens destinés à influer sur cette valeur, excèdent toute prévoyance humaine. Quelles nouvelles veines métalliques, quelles nouvelles mines seront découvertes ? M. de Humboldt affirme [307] que l’abondance de l’argent est telle, dans la chaîne des Andes, qu’en réfléchissant sur le nombre des gites de minerais qui sont restés intacts ou qui n’ont été que superficiellement exploités, on serait tenté de croire que les européens ont à peine commencé à jouir de leurs riches produits. D’heureux hasards, des progrès dans l’art de sonder, peuvent amener des découvertes capables de produire une révolution comparable à celle du seizième siècle. Les seuls progrès probables de l’art d’exploiter les mines peuvent diminuer à un très-haut point les frais de production. Il paraît, d’après le même auteur, que dans les mines les plus riches, des armées de mineurs sont encore occupées à transporter à dos d’homme le minerai, c’est-à-dire une matière qui ne contient pas un quart pour cent de métal [308] ; transport qui pourrait, si les puits et les galeries étaient bien disposés, être opéré dans des chariots par des animaux et même par des moteurs inanimés. Des économies pareilles pourraient avoir lieu dans presque toutes les autres parties de l’exploitation, et les frais de production être considérablement diminués.

On ne doit pas s’imaginer cependant que la valeur du produit diminuât autant que les frais de production, surtout si ces frais diminuaient par la découverte de nouveaux filons d’une puissance extraordinaire. À mesure [342] que l’argent baisserait de prix, et que l’on pourrait en obtenir davantage en donnant en échange moins de travail et moins de tout autre produit, la demande qu’on en ferait deviendrait bien plus considérable ; on en consommerait plus en ustensiles ; il en faudrait une plus grande quantité pour faire des sommes de monnaie de même valeur.

Ce n’est pas tout. Les nations qui se croient complètement civilisées peuvent le devenir davantage ; une population plus nombreuse, une production plus active, rendent nécessaire une plus grande quantité de métaux précieux. Des contrées désertes se peupleront d’habitans ; des hordes sauvages deviendront des nations policées ; et le marché qui absorbe l’or et l’argent, déjà si vaste, deviendra d’année en année, de siècle en siècle, plus étendu.

Néanmoins ces progrès, faciles à prévoir, peuvent ne pas marcher d’un pas aussi rapide que la production des mines. M. de Humboldt [309] estime que les mines réunies de l’Amérique, de l’Europe et de l’Asie, fournissent annuellement 19,126 kilogrammes d’or pur, et 869,960 kilogrammes d’argent pur. Ces deux quantités, réduites en notre monnaie, feraient une somme de 259,202,888 francs ; d’où il convient de déduire ce qui est détruit tous les ans par la consommation et par l’usure ; car pour ce qui est des métaux précieux employés pour faire des ustensiles, ils ne sont pas détruits ; la matière d’un plat d’argent peut servir à en faire un autre : l’or même des broderies et des galons se retrouve en partie par la fonte. En songeant combien les matières d’or et d’argent sont durables par nature, et combien les hommes, à quelque titre qu’ils s’en trouvent possesseurs, sont intéressés à ménager des objets si précieux, on trouvera peut-être que c’est accorder beaucoup à la déperdition qui s’en fait annuellement, que la porter à 59 millions. À ce compte, néanmoins, chaque année verrait s’accroître de plus de deux cents millions de francs, la quantité de métaux précieux répandus dans la grande société du genre humain, quantité que les progrès des diverses nations du globe devraient absorber chaque année, pour que le prix des métaux précieux ne déclinât pas.

Il paraît que tel n’a pas été le cas, puisqu’ils ont décliné. Déjà, dans le cours des siècles précédens, le gouvernement espagnol, tandis qu’il dominait encore sur le Mexique et le Pérou, a été forcé de baisser successivement les droits qu’il prélevait sur les métaux précieux. Quand il ne [343] baissait pas les droits, on abandonnait tantôt une mine, tantôt une autre ; ce qui prouve que la circulation ne pouvait pas absorber les supplémens qui lui étaient offerts au prix où l’impôt les élevait. Après avoir encore réduit les droits, après les avoir supprimés tout-à-fait, si les consommateurs ne voulaient pas payer les frais de production nécessaires, nous verrions abandonner successivement les exploitations les plus dispendieuses, et conserver celles où les frais de production seraient moindres.

Du reste, quel que soit le gouvernement qui s’y établira, le Mexique et le Pérou continueront vraisemblablement à nous fournir nos principaux approvisionnemens de métaux précieux. L’or et l’argent sont des marchandises de leur crû ; leurs peuples sont intéressés à les donner, et nous à les recevoir en échange de beaucoup d’autres produits que nous pouvons leur fournir. Plus les péruviens et les mexicains seront nombreux, libres et civilisés, et plus ils nous fourniront d’or et d’argent, parce que les procédés pour exploiter les mines seront alors chez eux plus perfectionnés, parce qu’ils auront besoin d’une plus grande quantité de nos produits. C’est une circonstance favorable que ces deux nations n’obéissent plus au même gouvernement : leur concurrence convient au reste de la terre. Si des troubles politiques doivent troubler encore l’exercice de l’industrie et les communications du commerce, ces troubles n’ont qu’un temps ; les nations retombent toujours sous l’empire de leurs intérêts, et d’autant plus promptement qu’elles sont plus éclairées et les comprennent mieux.

CHAPITRE IV. De ce qui fait l’importance de nos revenus.

Dans le premier livre de cet ouvrage, j’ai dit comment les produits sortent des fonds productifs que nous possédons, c’est-à-dire de nos facultés industrielles, de nos capitaux et de nos terres. Ces produits forment le revenu des propriétaires des fonds, et leur procurent les choses nécessaires à leur existence, qui ne leur sont pas gratuitement données par la nature ou par leurs semblables.

Le droit exclusif qu’on a de disposer d’un revenu naît du droit exclusif qu’on a sur le fonds ; car le maître du fonds peut le laisser oisif, et détruire ainsi d’avance le revenu qui peut en provenir. Là où le droit exclusif sur le fonds n’existe pas, il n’y a ni fonds, ni revenus ; il n’y a pas de richesses ; [344] car les richesses sociales sont les biens dont on a la possession exclusive : or, on n’a rien là où la possession n’est pas reconnue et garantie, là où la propriété n’existe pas de fait.

Il n’est pas nécessaire, pour étudier la nature et la marche des richesses sociales, de connaître l’origine des propriétés, ou leur légitimité. Que le possesseur actuel d’un fonds de terre, ou celui qui le lui a transmis, l’aient eu à titre de premier occupant, ou par une violence, ou par une fraude, l’effet est le même par rapport au revenu qui sort de ce fonds.

On peut seulement remarquer que la propriété du fonds que nous avons nommé facultés industrielles, et la propriété de ceux qui composent nos capitaux, a quelque chose de plus incontestable et de plus sacré que la propriété des fonds de terre. Les facultés industrielles d’un homme, son intelligence, sa force musculaire, son adresse, sont des dons que la nature a faits incontestablement à lui et à nul autre. Et quant à ses capitaux, à ses accumulations, ce sont des valeurs qu’il a épargnées sur ses consommations. S’il les eût consommées, détruites, elles n’auraient jamais été la propriété de personne ; nul ne peut donc avoir des droits sur elles. L’épargne équivaut à la création, et la création donne un droit incontestable.

Les fonds productifs sont, les uns aliénables comme les terres, les ustensiles des arts ; les autres non, comme les facultés personnelles. Les uns peuvent se consommer, comme les capitaux mobiliers ; les autres ne peuvent pas se consommer, comme les biens-fonds. D’autres ne s’aliènent pas, ne se consomment pas, à proprement parler ; mais ils peuvent se détruire, comme les talens qui meurent avec l’homme.

Les valeurs mobilières qui servent à la production sont incessamment consommées et ne demeurent fonds productifs, ne se perpétuent, que par la reproduction. La consommation qu’on en fait dans les opérations productives, n’est qu’une avance.

Quoique les richesses d’un particulier se composent aussi bien de ses revenus que de ses fonds productifs, on ne le considère pas comme altérant sa fortune lorsqu’il consomme ses revenus, pourvu qu’il n’entame par ses fonds. C’est que les revenus consommés peuvent être remplacés à mesure, puisque les fonds conservent à perpétuité, tant qu’ils existent, la faculté de donner de nouveaux produits.

La valeur courante des fonds productifs susceptibles de s’aliéner s’établit sur les mêmes principes que la valeur de toutes les autres choses, c’est-à-dire en proportion de l’offre et de la demande. Il convient seulement de remarquer que la quantité demandée ne peut avoir pour motif la [345] satisfaction qu’on peut tirer de l’usage d’un fonds : un champ ou une usine ne procurent directement aucune satisfaction appréciable à leur possesseur ; leur valeur vient donc de la valeur du produit qui peut en sortir, laquelle est fondée sur l’usage qu’on peut faire de ce produit, sur la satisfaction qu’on en peut tirer.

Et quant aux fonds inaliénables, tels que les facultés personnelles, comme ils ne peuvent devenir l’objet d’un échange, leur valeur ne peut de même s’apprécier que par la valeur qu’ils sont susceptibles de produire. Ainsi le fonds de facultés industrielles d’où un ouvrier peut tirer un salaire de trois francs par jour, ou environ mille francs par an, peut être évalué autant qu’un capital placé à fonds perdu, et rapportant un revenu comme celui-là.

Après nous être fait des idées générales, et, pour ainsi dire, superficielles et extérieures, des fonds et des revenus, si nous voulons pénétrer plus intimement dans leur nature, nous rencontrerons et nous surmonterons quelques-unes des principales difficultés que présente l’économie politique.

Le premier produit d’un fonds productif n’est pas un produit proprement dit : c’est seulement un service productif dont nous achetons un produit. Les produits ne doivent donc être considérés que comme les fruits d’un échange dans lequel nous donnons des services productifs pour obtenir des produits ; et si nous échangeons encore une fois ces premiers produits contre d’autres, le même revenu se montre sous la forme des nouveaux produits que ce nouvel échange nous a procurés.

Ainsi pour fixer nos idées par les images sensibles, quand un cultivateur retire de sa terre, de son capital et de son travail, cent setiers de blé, son premier revenu se compose des services rendus par ces fonds productifs, et sa production équivaut à un échange dans lequel il aurait donné les services rendus par ces fonds productifs et dans lequel il aurait obtenu les produits qui en sont résultés. S’il transforme ces mêmes produits en argent, c’est toujours le même revenu, mais sous une autre forme.

Cette analyse nous était nécessaire pour parvenir à connaître la véritable valeur du revenu. Qu’est-ce en effet que la valeur suivant les définitions déjà données ? C’est la quantité de toute autre chose, qu’on peut obtenir en échange de la chose dont on veut se défaire. Dans cet échange que nous appelons production, quelle est la chose que nous donnons ? [346] Nos services productifs. En quoi consiste leur importance ? Qu’est-ce qui leur donne la valeur ? C’est la quantité des produits que nous recevons en échange, c’est-à-dire la quantité des produits qu’ils nous procurent. D’après les principes qui déterminent la valeur des choses, nos services ont donc d’autant plus de valeur qu’ils nous procurent non des produits plus chers, mais des produits en plus grande quantité. Or, des produits reçus en plus grande quantité, équivalent exactement à des produits qui sont à meilleur marché par rapport aux services dont ils sont les résultats. Pour présenter cet effet dans sa plus grande simplicité, si, possesseur d’un bien de campagne que je cultive avec mes propres capitaux, je recueille annuellement pour ma consommation une récolte double, ne suis-je pas plus riche que si je ne tire de mon bien que la moitié de ce produit ? Et comme l’importance du revenu fait l’importance du fonds, mon fonds ou l’ensemble de mes fonds productifs, c’est-à-dire ma terre, mon capital et mon travail, n’ont-ils pas pour ainsi dire grandi avec mon revenu, et ne suis-je pas devenu plus riche ?

C’est ainsi que se rattachent les principes relatifs aux revenus des particuliers avec la maxime, que les revenus des nations sont d’autant plus considérables, que les produits y sont à meilleur marché ; proposition qui, au premier abord, semble, mais n’est pas contradictoire avec celle qui fait consister la richesse dans la valeur des choses qu’on possède. Le fonds de notre fortune se compose de nos fonds productifs ; le premier revenu qui en sort, ce sont les services productifs. Lorsque peu de services suffisent pour procurer beaucoup de produits, ceux-ci sont à meilleur marché, non-seulement par rapport aux services qui les ont créés, mais par rapport aux revenus des autres particuliers. Or, des produits moins chers par rapport à tous les revenus, rendent tous les revenus plus considérables ; car on est d’autant plus riche que l’on peut acheter plus de choses.

Les mêmes principes nous font voir combien on a des idées peu justes de la richesse respective de deux nations quand on se contente de comparer la somme de leurs revenus. La plus riche est celle dont les revenus peuvent acheter le plus de choses. Son aisance dépend du rapport de deux quantités qui sont dans la nation même, et non de deux quantités dont l’une est en elle-même et l’autre en dehors. Pour avoir, je ne dis pas une comparaison exacte de l’aisance de deux nations (comparaison que je crois impossible), mais une estimation approximative de leur aisance respective, il faudrait pouvoir comparer la quantité de produits qu’on peut [347] obtenir chez l’une et chez l’autre d’une même quantité de services productifs.

Dans une société un peu avancée, chaque particulier consomme beaucoup moins les produits qu’il a créés que ceux qu’il achète avec ceux qu’il a créés. Ce qu’il y a de plus important pour chaque producteur, c’est donc la quantité des produits qui ne sont pas de sa création, et qu’il pourra obtenir avec ceux qui sortiront de ses mains. Si mes terres, mes capitaux et mes facultés sont engagés par exemple, dans la culture du safran, ma consommation de safran étant nulle, mon revenu se compose de la quantité de choses que je pourrai acheter avec ma récolte de safran ; et cette quantité de choses sera plus considérable si le safran renchérit, mais aussi le revenu des acheteurs de safran sera diminué de tout l’excédant de prix que je parviendrai à leur faire payer.

L’effet contraire aura lieu si je suis forcé de vendre mes produits à bas prix. Alors le revenu des acheteurs devient plus considérable, mais c’est aux dépens du mien.

Il ne faut pas perdre de vue que lorsque je parle ici de bas prix, de prix élevé, je n’entends parler que du rapport entre les produits que l’on vend et ceux que l’on achète, et nullement du prix en monnaie qui ne sert que comme un moyen d’évaluer les uns et les autres, et qui n’a aucune influence sur l’importance des revenus. Si l’argent est précieux et cher, on m’en donnera moins pour le produit qui est de ma création ; mais aussi je n’aurai pas tant à en donner pour le produit qui doit satisfaire à mes besoins ; tandis que si je suis obligé de donner beaucoup du produit que je fais pour recevoir peu de ceux que je consomme, quelle que soit la valeur de l’argent, mon revenu est moins considérable.

C’est seulement sous ce rapport que la valeur relative des produits affecte les revenus des particuliers ; et les gains qu’un changement accidentel qui survient dans cette valeur, procure aux uns, est compensé par la perte qui en résulte pour les autres. Quant au revenu général de la nation, il n’est affecté que par un changement dans la quantité de services que je fournis par rapport à la quantité de produits que j’obtiens. Quand j’économise sur mes frais de production, et que je trouve le moyen, par exemple, de faire venir sur un arpent ce qui en exigeait deux, de terminer en deux jours ce qu’on ne pouvait exécuter qu’en quatre, etc., dès ce moment le revenu de la société est accru de tout ce que j’épargne. Mais au profit de qui cet accroissement de revenu tourne-t-il ? à mon profit aussi long-temps que je réussis à tenir mes procédés secrets ; au profit du consommateur, lorsque la publicité des procédés me force, par la [348] concurrence qu’elle établit, à baisser mon prix au niveau des frais de production.

Quelles que soient les transformations que les échanges font subir à la valeur des services productifs qui composent primitivement tout revenu, ce revenu est toujours existant jusqu’à ce qu’il soit détruit par la consommation. Si mon revenu est le service productif d’une terre, il existe encore après qu’il est, par la production, changé en sacs de blé ; il existe encore quand ces sacs de blé sont changés en écus, quoique l’acheteur de mon blé l’ait consommé. Mais lorsque j’ai acheté une chose avec ces écus, et que j’ai consommé ou fait consommer cette chose, dès ce moment la valeur qui composait mon revenu a cessé d’exister ; mon revenu est consommé, détruit, bien que les écus dans lesquels il a été passagèrement transformé subsistent encore. Il ne faut pas croire qu’il soit perdu pour moi seul, et qu’il continue à exister pour ceux entre les mains de qui ont passé les écus. Il est perdu pour tout le monde. Le possesseur des mêmes écus n’a pu les obtenir qu’au prix d’un autre revenu, ou d’un fonds dont il a disposé.

Lorsqu’on ajoute à un capital des valeurs qui proviennent d’un revenu, elles cessent d’exister comme revenu, et ne peuvent plus servir à la satisfaction des besoins de leur possesseur ; elles existent comme capital ; elles sont consommées à la manière des capitaux, consommation qui n’est qu’une espèce d’avance dont on est remboursé par la valeur des produits.

Quand on loue son capital, ou sa terre, ou son temps, on abandonne au locataire ou entrepreneur, les services de ces fonds productifs, moyennant une somme ou une quantité de produits déterminée d’avance. C’est une espèce de marché à forfait, sur lequel le locataire peut perdre ou gagner, selon que le revenu réel (les produits qu’il a obtenus au moyen des fonds dont on lui a laissé l’usage) vaut moins ou vaut plus que le prix qu’il en paie. Mais il n’y a pas pour cela double revenu produit. Quand même un capital prêté à un entrepreneur, rapporterait à ce dernier 10 pour cent par an, au lieu de 5 pour cent qu’il paie peut-être à son prêteur, le revenu provenant du service rendu par le capital ne serait pas néanmoins de 10 pour cent ; car ce revenu comprend à la fois une rétribution pour le service productif du capital, et une autre rétribution pour le service productif de l’industrie qui le met en action.

En me résumant, le revenu réel d’un particulier est proportionné à la quantité de produits dont il peut disposer, soit directement par ses fonds productifs, soit après avoir effectué les échanges qui mettent son revenu primitif sous une forme consommable. Cette quantité de produits, ou, si [349] l’on veut, l’utilité qui réside en eux, ne peut être évaluée que par le prix courant que les hommes y mettent. C’est en ce sens que le revenu d’une personne est égal à la valeur qu’elle tire de ses fonds productifs ; mais cette valeur est d’autant plus grande par rapport aux objets de sa consommation, que ceux-ci sont à meilleur marché, puisque alors cette même valeur la rend maîtresse d’une plus grande quantité de produits.

Par la même raison, le revenu d’une nation est d’autant plus considérable que la valeur dont il se compose (c’est-à-dire la valeur de tous ses services productifs) est plus grande, et la valeur des objets qu’il est destiné à acheter plus petite. La valeur des services productifs est même nécessairement considérable, quand celle des produits l’est peu ; car la valeur se composant de la quantité de choses qu’on peut obtenir dans un échange, les revenus (les services des fonds productifs de la nation) valent d’autant plus, que les produits qu’ils obtiennent sont abondans et à bas prix.

Après les considérations contenues dans ce chapitre et dans les trois précédens, qui étaient nécessaires pour fixer nos idées sur les valeurs produites, il nous reste à comprendre la manière et les proportions suivant lesquelles elles se distribuent dans la société.

CHAPITRE V. Comment les revenus se distribuent dans la société.

Les raisons qui déterminent la valeur des choses, et qui agissent de la manière indiquée dans les chapitres précédens, s’appliquent indifféremment à toutes les choses qui ont une valeur, même aux plus fugitives ; elles s’appliquent par conséquent aux services productifs que rendent l’industrie, les capitaux et les terres dans l’acte de la production. Ceux qui disposent de l’une de ces trois sources de la production sont marchands de cette denrée que nous appelons ici services productifs ; les consommateurs des produits en sont les acheteurs. Les entrepreneurs d’industrie ne sont, pour ainsi dire, que des intermédiaires qui réclament les services productifs nécessaires pour tel produit en proportion de la demande qu’on fait de ce produit [310]. Le cultivateur, le manufacturier et le négociant [350] comparent perpétuellement le prix que le consommateur veut et peut mettre à telle ou telle marchandise, avec les frais qui seront nécessaires pour qu’elle soit produite ; s’ils en décident la production, ils établissent une demande de tous les services productifs qui devront y concourir, et fournissent ainsi une des bases de la valeur de ces services.

D’un autre côté, les agens de la production, hommes et choses, terres, capitaux, ou gens industrieux, s’offrent plus ou moins, suivant divers motifs auxquels nous remonterons dans les chapitres qui suivent, et forment ainsi l’autre base de la valeur qui s’établit pour ces mêmes services [311].

Chaque produit achevé paie, par la valeur qu’il a acquise, la totalité des services qui ont concouru à sa création. Plusieurs de ces services ont été acquittés avant l’achèvement du produit, et il a fallu que quelqu’un en fît l’avance ; d’autres ont été acquittés après l’achèvement du produit et sa vente : dans tous les cas, ils l’ont été avec la valeur du produit.

Veut-on un exemple de la manière dont la valeur d’un produit se distribue entre tous ceux qui ont concouru à sa production ? Qu’on observe une montre ; qu’on suive, depuis l’origine, la manière dont on s’est procuré ses moindres parties, et comment leur valeur a été acquittée entre les mains d’une foule de producteurs.

On verra d’abord que l’or, le cuivre et l’acier qui entrent dans sa composition, ont été achetés à des exploitateurs de mines, qui ont trouvé dans ce produit le salaire de leur industrie, l’intérêt de leurs capitaux, le revenu foncier de leur mine.

Les marchands de métaux qui les ont obtenus de ces premiers producteurs, les ont revendus à des ouvriers d’horlogerie ; ils ont ainsi été remboursés de leurs avances, et payés des profits de leur commerce.

Les ouvriers qui dégrossissent les différentes pièces dont se compose une montre, les ont vendues à un horloger, qui, en les payant, a [351] remboursé les avances faites de leur valeur, ainsi que l’intérêt de ces avances, et acquitté les profits du travail exécuté jusque-là. Une seule somme égale à ces valeurs réunies, a suffi pour opérer ce paiement complexe. L’horloger a fait de même à l’égard des fabricans qui lui ont fourni le cadran, le cristal, etc. ; et, s’il y a des ornemens, à l’égard de ceux qui lui ont fourni les diamans, les émaux, ou tout ce qu’on voudra imaginer.

Enfin, le particulier qui achète la montre pour son usage, rembourse à l’horloger toutes les avances qu’il a faites, avec leurs intérêts, et, de plus, le profit de son talent et de ses travaux industriels.

La valeur entière de cette montre s’est, comme on voit, avant même qu’elle fut achevée, disséminée entre tous ses producteurs, qui sont bien plus nombreux que je ne l’ai dit et qu’on ne l’imagine communément, et parmi lesquels peut se trouver, sans qu’il s’en doute, celui même qui a acheté la montre et qui la porte dans son gousset. En effet, ce particulier ne peut-il pas avoir placé ses capitaux entre les mains d’un exploitateur de mines, ou d’un commerçant qui fait arriver les métaux, ou d’un entrepreneur qui fait travailler un grand nombre d’ouvriers, ou enfin d’une personne qui n’est rien de tout cela, mais qui a sous-prêté à l’un de ces gens-là une portion des fonds qu’il avait pris à intérêt du consommateur de la montre ?

On a remarqué qu’il n’est point du tout nécessaire que le produit ait été achevé, pour que plusieurs de ses producteurs aient pu retirer l’équivalent de la portion de valeur qu’ils y ont ajoutée ; ils l’ont même consommée, dans bien des cas, long-temps avant que le produit fût parvenu à son terme. Chaque producteur a fait à celui qui l’a précédé, l’avance de la valeur du produit, la façon comprise qui lui a été donnée jusque-là. Son successeur dans l’échelle de la production, lui a remboursé à son tour ce qu’il a payé, plus la valeur que la marchandise a reçue en passant par ses mains. Enfin, le dernier producteur, qui est pour l’ordinaire un marchand en détail, a été remboursé, par le consommateur, de la totalité de ses avances, plus de la dernière façon que lui-même a donnée au produit. Tous les revenus de la société se distribuent de la même façon.

La portion de la valeur produite que retire par là le propriétaire foncier, s’appelle profit du fonds de terre ; quelquefois il abandonne ce profit à un fermier moyennant un fermage.

La portion retirée par le capitaliste, par celui qui a fait des avances, quelque petites et quelque courtes qu’elles aient été, s’appelle profit du capital. Lorsqu’il ne fait pas valoir par lui-même son capital, il retire, [352] sous le nom d’intérêt, le profit que ce capital est capable de rendre.

La portion retirée par les industrieux se nomme le profit de l’industrie. Parmi les industrieux, les uns sont de simples salariés qui reçoivent chaque jour, chaque semaine, chaque année, d’après une convention faite d’avance, la part qu’ils ont pu obtenir des valeurs produites. Les autres sont des entrepreneurs qui achètent et consomment les services productifs, et sont remboursés par la vente des produits, ou des portions de produits, qu’ils ont entrepris de créer à leurs frais et à leur profit [312].

Un entrepreneur possède communément en propre le capital, ou tout au moins une portion du capital qui sert à ses avances. Aussi les économistes anglais confondent-ils presque toujours, sous le nom de profit, le revenu que l’entrepreneur obtient de son industrie, de son talent, et celui qu’il doit à son instrument, au capital. Cette analyse imparfaite jette souvent de l’obscurité dans leurs écrits, et les empêche de présenter une fidèle image des faits [313].

[353]

Chacun prend ainsi sa part des valeurs produites, et cette part fait son revenu. Les uns reçoivent ce revenu par parcelles, et le consomment à mesure. C’est le plus grand nombre ; presque toute la classe ouvrière est dans ce cas. Le propriétaire foncier, le capitaliste, qui ne font pas valoir par eux-mêmes, reçoivent leur revenu en une seule fois, ou bien en deux fois, ou en quatre fois chaque année, selon les conventions qu’ils ont faites avec l’entrepreneur auquel ils ont prêté leur terre ou leur capital. Quelle que soit la manière dont le revenu se perçoit, il est toujours de la même nature, et sa source est toujours une valeur produite. Si celui qui reçoit des valeurs quelconques avec lesquelles il pourvoit à ses besoins, n’a pas concouru directement ou indirectement à une production, les valeurs qu’il consomme sont un don gratuit qu’il a reçu, ou bien une spoliation dont il est coupable : il n’y a pas de milieu.

C’est de cette manière que la valeur entière des produits se distribue dans la société. Je dis leur valeur tout entière ; car si mon profit ne s’élève qu’à une portion de la valeur du produit auquel j’ai concouru, le surplus compose le profit de mes co-producteurs. Un fabricant de drap achète de la laine à un fermier ; il paie diverses façons d’ouvriers, et vend le drap qui en provient à un prix qui lui rembourse ses avances et lui laisse un profit. Il ne regarde comme un profit, comme servant à composer le revenu de son industrie, que ce qui lui reste net, ses déboursés payés ; mais ses déboursés n’ont été que l’avance qu’il a faite à d’autres producteurs de diverses portions de revenus dont il se rembourse sur la valeur brute du drap. Ce qu’il a payé au fermier pour la laine, était le revenu du cultivateur, de ses bergers, du propriétaire de la ferme. Le fermier ne regarde comme produit net que ce qui lui reste après que ses ouvriers et son propriétaire sont payés ; mais ce qu’il leur a payé a été une portion de leurs revenus à eux-mêmes : c’était un salaire pour l’ouvrier ; c’était un fermage pour le propriétaire ; c’est-à-dire pour l’un le revenu qu’il tirait de son travail, et pour l’autre le revenu qu’il tirait de sa terre. Et c’est la valeur du drap qui a remboursé tout cela. On ne peut concevoir aucune portion de la valeur de ce drap, qui n’ait servi à payer un revenu [314]. Sa valeur tout entière y a été employée.

[354]

On voit par là que ce mot produit net ne peut s’appliquer qu’aux revenus de chaque entrepreneur particulier, mais que le revenu de tous les particuliers pris ensemble, ou de la société, est égal au produit brut résultant des terres, des capitaux et de l’industrie de la nation : ce qui ruine le système des économistes du dix-huitième siècle, qui ne regardaient comme le revenu de la société, que le produit net des terres, et qui concluaient que la société n’avait à consommer qu’une valeur égale à ce produit net, comme si la société n’avait pas à consommer tout entière une valeur qu’elle a créée tout entière [315].

Et qu’on ne s’imagine pas qu’un revenu, fruit d’une valeur produite, n’est pas un revenu, parce qu’il a été consommé, parce qu’il a subi sa destinée qui était de pourvoir aux besoins de la société. S’il n’y avait de revenus dans une nation que l’excédant des valeurs produites sur les valeurs consommées, il résulterait de là une conséquence véritablement absurde : c’est qu’une nation qui aurait consommé, dans son année, autant de valeurs qu’elle en aurait produit, n’aurait point eu de revenu. Un homme qui a dix mille francs de rente est-il considéré comme n’ayant pas de revenu, lorsqu’il mange la totalité de ses rentes ?

Tout ce qu’un particulier reçoit des profits de ses terres, de ses capitaux et de son industrie dans le courant d’une année, s’appelle son revenu annuel.

La somme des revenus de tous les particuliers dont se compose une nation, forme le revenu de cette nation [316]. Il équivaut à la valeur brute de tous ses produits. Cependant on ne peut y comprendre que le produit net de son commerce avec l’étranger ; car une nation relativement à une autre, est dans la situation d’un particulier avec son voisin. Un marchand ne gagne pas la valeur entière de la denrée qu’il vend, mais seulement [355] l’excédant de ses ventes sur ses achats. De même, quand la France envoie pour dix mille francs de soieries au Brésil et qu’elle en reçoit pour douze mille francs de cotons, on ne saurait compter dans les productions de la France, tout à la fois les dix mille francs de soieries et les douze mille francs de cotons. Les soieries font partie de sa production manufacturière ; mais une fois qu’on les a envoyées à l’étranger, elles n’existent plus pour elle. Sa production commerciale ne consiste donc que dans les deux mille francs qui forment l’excédant de ses retours sur ses envois. Ce qu’elle a payé pour les cotons fait partie des revenus de la nation brésilienne.

Si tous les peuples de la terre ne formaient qu’une seule nation, ce que j’ai dit de la production intérieure d’une seule nation serait vrai pour cette république universelle ; ses revenus seraient égaux à la valeur brute de tous ses produits. Mais du moment que l’on considère séparément les intérêts de chaque peuple, il convient d’admettre la restriction que je viens d’indiquer. Elle nous apprend qu’un peuple qui importe des marchandises pour une plus grande valeur qu’il n’en exporte, augmente ses revenus de tout l’excédant, puisque cet excédant compose les profits de son commerce avec l’étranger. Quand une nation exporte pour cent millions de marchandises, et qu’elle en importe pour cent vingt millions (ce qui peut fort bien arriver sans qu’il y ait aucun envoi de numéraire de part ni d’autre), elle fait un profit de 20 millions, contre l’opinion de ceux qui croient encore à la balance du commerce [317].

Quoique beaucoup de produits n’aient pas une longue durée, et soient consommés avant l’année révolue… que dis-je ? Soient consommés à l’instant même de leur production, comme les produits immatériels, leur valeur n’en fait pas moins partie du revenu annuel d’un pays. Ne sont-ce pas des valeurs produites qui ont été consommées pour satisfaire quelques-uns de nos besoins ? Quelle condition faut-il de plus pour en faire des revenus ?

Pour évaluer les revenus d’un particulier, d’une nation, on se sert du même artifice par lequel on évalue toute autre somme de valeurs qui nous apparaissent sous des formes diverses, comme une succession. On [356] évalue chaque produit séparément en écus. Lorsqu’on dit, par exemple, que les revenus de la France s’élèvent à 8 milliards de francs, cela ne signifie pas que la France produit, par son commerce, des écus pour une somme de huit milliards. Elle n’importe peut-être pas de l’argent pour un million, peut-être pas pour un franc. On entend seulement que tous les produits de la France, pendant le cours d’une année, évalués chacun en particulier en argent, équivaudraient à une somme de 8 milliards de francs. On n’emploie la monnaie à cette évaluation que parce que nous sommes habitués à nous faire une idée approximative de sa valeur, c’est-à-dire de ce qu’on peut avoir pour une somme d’argent déterminée ; autrement, il vaudrait autant évaluer les revenus de la France à quatre cent millions d’hectolitres de blé ; ce qui reviendrait au même, lorsque le froment est à 20 francs.

La monnaie sert à faire circuler d’une main dans une autre des valeurs qui sont ou des portions de revenus ou des portions de capital ; mais elle-même n’est point un revenu de l’année, parce qu’elle n’est point un produit de l’année. C’est le produit d’un commerce plus ou moins ancien. Cet argent circulait l’année passée, la précédente, le siècle dernier ; il n’a rien acquis depuis ce temps ; et même si la valeur de ce métal a décliné, la nation est en perte sur cette portion de son capital ; comme un négocant qui aurait ses magasins remplis d’une marchandise dont le prix déclinerait, verrait diminuer plutôt qu’augmenter cette portion de sa fortune.

Ainsi, quoique la plupart des revenus, c’est-à-dire, des valeurs produites, se résolvent pendant un moment en monnaie, quoiqu’ils puissent être évalués en monnaie, ce n’est point cette monnaie, ce n’est point une somme d’argent qui fait le revenu : le revenu est la valeur avec laquelle on a acheté la somme d’argent ; et comme cette valeur se trouve fort passagèrement sous forme de monnaie, les mêmes écus servent bien des fois dans l’année à payer ou à recevoir des revenus différens.

Il y a même des portions de revenu qui ne prennent jamais la forme d’une somme d’argent. Un manufacturier qui nourrit ses ouvriers, leur paie une portion de leur salaire en nourriture : ce salaire, qui fait le principal revenu de l’ouvrier, est acquitté, perçu et consommé, sans avoir été un seul instant transformé en monnaie.

Il y a tel cultivateur aux États-Unis et ailleurs, qui trouve dans le produit de sa ferme, la nourriture, l’abri, le vêtement de toute sa famille ; il reçoit tout son revenu en nature et le consomme de même, sans l’avoir transformé en argent.

[357]

Cela suffit, je pense, pour mettre en garde contre la confusion qui pourrait naître de l’argent qu’on tire de son revenu, avec le revenu lui-même ; et il demeurera constant que le revenu d’un particulier, ou d’une nation, n’est point l’argent qu’ils reçoivent en échange des produits créés par eux, mais bien ces produits eux-mêmes ou leur valeur, qui est susceptible de se mettre, par la voie des échanges, sous forme de sacs d’écus, comme sous toute autre forme quelconque.

Toute valeur qu’on reçoit en argent ou autrement, et qui n’est pas le prix d’un produit créé dans l’année, ne fait point partie du revenu de cette année : c’est un capital, une propriété qui passe d’une main dans une autre, soit par un échange, par un don, ou par un héritage. Une portion de capital, une portion de revenu, peuvent être transmises, payées en effets mobiliers, en terres, en maisons, en marchandises, en argent ; la matière n’est pas ce qui nous occupe, et n’est point ce qui constitue la différence d’un fonds à un revenu : ce qui fait le revenu, c’est d’être le résultat, le produit d’un fonds de terre, d’un fonds capital, ou d’un travail industriel.

On demande quelquefois si la même valeur qu’on a reçue comme profit, comme revenu de ses terres, de ses capitaux ou de son industrie, peut servir à former le revenu d’une autre personne. Quand on a touché cent écus de son revenu, si, avec cette valeur acquise, on achète, par exemple, des livres, comment se fait-il que cette valeur-revenu, transformée en livres, et qui se consommera sous cette forme, serve pourtant à composer le revenu de l’imprimeur, du libraire, de tous ceux qui ont concouru à la confection des livres, revenu qu’ils consommeront de leur côté ?

Voici la solution de cette difficulté.

La valeur-revenu, fruit de mes terres, de mes capitaux ou de mon industrie, et que j’ai consommée sous forme de livres, n’est point la même que celle des livres. Il y a eu deux valeurs produites : 1o celle qui est sortie de mes terres, qui a été produite sous forme de blé par les soins de mon fermier, et qui a été échangée par celui-ci contre des écus qu’il m’a apportés ; 2o celle qui résulte de l’industrie et des capitaux du libraire, et qui a été produite sous forme de livres. Le libraire et moi nous avons échangé ces deux valeurs-revenus, et nous les avons consommées chacun de notre côté, après leur avoir fait subir les transformations qui convenaient à nos besoins.

Quant au producteur qui crée un produit immatériel, comme le [358] médecin, l’avocat, la valeur qu’ils donnent, leur conseil, est un produit de leurs connaissances, de leurs talens, qui sont des fonds productifs ; si c’est un négociant qui achète ce conseil, le négociant donne en échange un des produits de son commerce, transformé en argent. L’un et l’autre ensuite consomment chacun de leur côté leur propre revenu, mais transformé de la manière qui leur a le mieux convenu.

CHAPITRE VI. Quels genres de production paient plus largement les services productifs.

La valeur des produits qui, ainsi que nous venons de le voir, rembourse aux divers producteurs le montant de leurs avances, et y ajoute communément des profits qui composent leur revenu, ne fournit pas des profits également forts dans tous les genres de production. Telle production procurera au fonds de terre, au capital, à l’industrie qui s’y sont consacrés, un pauvre revenu ; d’autres donneront des profits proportionnellement plus considérables.

Il est vrai que les producteurs cherchent toujours à placer leurs services productifs dans les emplois où les profits sont meilleurs, et font ainsi baisser par la concurrence, des prix que la demande tend à élever ; mais leurs efforts ne peuvent pas toujours tellement proportionner les services aux besoins, qu’ils soient, dans tous les cas, également récompensés. Telle industrie est toujours rare dans un pays où le peuple n’y est pas propre ; bien des capitaux se trouvent engagés de manière à ne pouvoir jamais concourir à une autre production que celle à laquelle ils ont été voués dans l’origine : la terre enfin peut se refuser à un genre de culture pour les produits de laquelle il y a beaucoup de demandeurs.

Il est impossible de suivre les variations des profits dans tous les cas particuliers ; ils peuvent subir des variations extrêmes en raison d’une découverte importante, d’une invasion, d’un siége. L’influence de ces circonstances particulières se combine avec l’influence des causes générales, mais ne la détruit pas. Un traité, quelque volumineux qu’on le suppose, ne saurait prévoir tous les cas particuliers qui peuvent influer sur la valeur des choses ; mais il peut assigner les causes générales et celles dont l’action est constante ; chacun peut ensuite, selon les cas qui se présentent, apprécier les modifications qui sont résultées ou qui doivent résulter des circonstances accidentelles.

[359]

Cela pourra paraître extraordinaire au premier abord, mais on trouvera généralement vrai à l’examen, que les meilleurs profits ne se font pas sur les denrées les plus chères et sur celles dont on peut le mieux se passer, mais bien plutôt sur les plus communes et les plus indispensables. En effet, la demande de celles-ci se soutient nécessairement : elle est commandée par le besoin ; elle s’étend même à mesure que les moyens de production s’étendent ; car c’est surtout la production des denrées de première nécessité qui favorise la population. La demande, au contraire, des superfluités, ne s’élève pas à mesure que s’étendent les moyens de production de ces mêmes superfluités ; si une vogue extraordinaire en fait monter le prix courant fort au-dessus du prix naturel, c’est-à-dire du montant des frais de production, une vogue contraire le fait tomber fort au-dessous ; les superfluités ne sont, pour les riches eux-mêmes, que d’un besoin secondaire, et la demande qu’on en fait est bornée par le petit nombre de gens à l’usage de qui elles sont. Enfin, lorsqu’une cause accidentelle quelconque force les gens à réduire leurs dépenses, lorsque des déprédations, des impôts, des disettes, viennent diminuer les revenus de chacun, quelles sont les dépenses qu’on supprime les premières ? On retranche d’abord les consommations dont on peut le mieux se passer. Cela suffit pour expliquer pourquoi les services productifs qui se consacrent à la production des superfluités, sont en général plus faiblement payés que les autres.

Je dis en général ; car dans une grande capitale, où les besoins du luxe se font sentir plus vivement que partout ailleurs, où l’on obéit quelquefois avec plus de soumission aux ridicules décrets de la mode qu’aux lois éternelles de la nature, et où tel homme se prive de dîner pour montrer des manchettes brodées, on conçoit que le prix des colifichets puisse quelquefois payer fort généreusement les mains et les capitaux qui s’appliquent à leur production. Mais, excepté dans certains cas, et en balançant toujours les profits d’une année par ceux d’une autre année et par les non-valeurs, on a remarqué que les chefs d’entreprises qui produisent des superfluités, font les profits les plus médiocres, et que leurs ouvriers sont les plus médiocrement payés. En Normandie et en Flandre, les plus belles dentelles sont travaillées par des gens très-misérables, et les ouvriers qui fabriquent à Lyon des brocarts d’or sont souvent vêtus de guenilles. Ce n’est pas qu’on ne fasse occasionnellement sur de tels objets des bénéfices très-considérables : on a vu des manufacturiers s’enrichir en fabriquant des chapeaux de fantaisie ; mais si l’on met ensemble tous les profits faits [360] sur des superfluités, si l’on en déduit la valeur des marchandises qui ne se vendent pas, et celle des marchandises qui, s’étant bien vendues, ont été mal payées, on trouvera que ce genre de produits est celui qui donne au total les profits les plus médiocres. Les modistes les plus en vogue ont souvent fait banqueroute.

Les marchandises d’un usage général conviennent à un plus grand nombre de personnes, et ont cours dans la plupart des situations de la société. Un lustre ne peut trouver sa place que dans de grandes maisons, tandis qu’il n’est si chétif ménage où l’on ne trouve des chandeliers ; aussi la demande des chandeliers est-elle toujours ouverte, toujours plus active que celle des lustres, et, même dans le pays le plus opulent, il se produit pour une valeur bien plus grande de chandeliers que de lustres.

Les produits dont l’usage est le plus indispensable sont sans contredit les denrées qui nous servent d’alimens. Le besoin qu’on en a renaît chaque jour ; il n’y a pas de professions plus constamment employées que celles qui s’occupent de notre nourriture. Aussi, malgré la concurrence, est-ce dans ces professions que se font les profits les plus assurés [318]. Les bouchers, les boulangers, les charcutiers de Paris qui ont quelque esprit de conduite, se retirent tous plus ou moins promptement avec une fortune faite. J’ai ouï dire à un homme d’affaires très-employé, que la moitié des biens-fonds et des maisons qui se vendent dans Paris et aux environs, sont acquis par eux.

Les particuliers et les nations qui entendent leurs intérêts, à moins qu’ils n’aient des raisons très-fortes pour en agir autrement, préfèrent, en conséquence, se livrer à la production de ce que les marchands appellent les articles courans. M. Eden, qui négocia pour l’Angleterre, en 1786, le traité de commerce conclu par M. de Vergennes, se dirigea d’après ce principe, lorsqu’il demanda la libre introduction en France de la faïence commune d’Angleterre. « Quelques misérables douzaines d’assiettes que nous vous vendrons, disait l’agent anglais, seront un faible dédommagement pour les magnifiques services de porcelaine de Sèvres que [361] vous vendrez chez nous. » La vanité des ministres français y consentit. Bientôt on vit arriver les faïences anglaises : elles étaient légères, à bon compte, d’une forme agréable et simple ; les plus petits ménages s’en procurèrent ; il en vint pour plusieurs millions, et cette importation s’est répétée, augmentée chaque année jusqu’à la guerre. Les envois de porcelaine de Sèvres ont été peu de chose auprès de cela.

Le débit des articles courans est non-seulement le plus considérable, il est encore le plus assuré. Jamais marchand n’a été long-temps embarrassé d’une provision de toile à faire des draps ou des chemises.

Les exemples que j’ai choisis dans l’industrie manufacturière ont des équivalens dans les industries agricoles et commerciales. Il se produit et se consomme en Europe pour une valeur bien plus grande de choux, qu’il ne se consomme d’ananas ; et les superbes châles de Cachemire sont en France un objet de commerce bien borné auprès des cotons en laine qu’on fait venir tous les ans d’outre-mer.

C’est donc un mauvais calcul pour une nation de se faire marchande d’objets de luxe, et de recevoir en retour des choses d’une utilité commune. La France envoie en Allemagne des modes, des colifichets qui sont à l’usage de peu de personnes, et l’Allemagne lui fournit des rubans de fil et d’autres merceries, des limes, des faulx, des pelles et pincettes, et d’autres quincailleries d’un usage général, et pour lesquelles il y a jusque dans nos villages des consommateurs forcés et un marché toujours ouvert. Aussi, sans les vins, sans les huiles de France, sans les produits toujours renaissans d’un sol favorisé de la nature, et quelques autres objets d’une industrie mieux entendue, la France ferait avec l’Allemagne moins de profits que l’Allemagne n’en fait avec elle. On en peut dire autant du commerce français dans le Nord.

CHAPITRE VII. Des revenus industriels.

§ I. — Des Profits de l’Industrie en général.

Nous avons vu (liv. I, chap. 15) les motifs qui favorisent la demande des produits en général. C’est le nombre, c’est la richesse des consommateurs. En même temps que la civilisation multiplie leurs besoins, elle étend leurs facultés. Ils désirent plus vivement et paient mieux les [362] services productifs par le moyen desquels on peut obtenir les produits.

Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que la demande de certains produits est toujours plus soutenue que celle de certains autres. Nous en avons conclu que les services qui se consacrent à ces genres de production, toutes choses d’ailleurs égales, sont mieux récompensés que les autres.

Continuant toujours à particulariser davantage, nous examinerons, dans ce chapitre-ci et dans les suivans, les cas où les profits de l’industrie sont plus ou moins forts relativement à ceux des capitaux ou des terres, et réciproquement ; de même que les raisons qui font que les profits de tel emploi de l’industrie ou bien des capitaux, ou bien des terres, sont plus ou moins considérables que les profits de tel autre emploi.

Et d’abord, comparant les profits de l’industrie avec ceux des capitaux et des terres, nous trouverons qu’ils sont plus forts là où des capitaux abondans réclament une grande quantité de qualités industrielles, comme c’était le cas en Hollande avant la révolution. Les services industriels y étaient très-chèrement payés ; ils le sont encore dans les pays, comme les États-Unis, où la population, et par conséquent les agens de l’industrie, malgré leur rapide multiplication, restent en arrière de ce que réclament des terres sans bornes et des capitaux journellement grossis par une épargne facile.

La situation de ces pays est en général celle où la condition de l’homme est la meilleure, parce que les personnes qui vivent des profits de leurs capitaux et de leurs terres, peuvent mieux supporter la modicité des profits que ceux qui vivent de leur industrie seulement. Les premiers, outre la ressource de consommer leurs fonds au besoin, ont celle d’ajouter quelques profits industriels à leurs autres revenus ; tandis qu’il ne dépend pas d’un homme industrieux, qui n’est que cela, de joindre à son revenu industriel celui des capitaux et des terres qu’il n’a pas.

Venant ensuite à comparer entre eux les services de l’industrie, quel que soit le grade où l’on se trouve placé, nous observerons que les causes qui bornent la quantité de services industriels mis en circulation dans chaque genre, peuvent se ranger dans une de ces trois catégories :

1o Ou les travaux de cette industrie entraînent des dangers, ou simplement des désagrémens ;

2o Ou bien ils ne fournissent pas une occupation constante ;

3o Ou bien ils exigent un talent, une habileté, qui ne sont pas communs.

[363]

Il n’y a pas une de ces causes qui ne tende à diminuer la quantité de travail mis en circulation, dans chaque genre, relativement à la quantité qu’on en demande, et par conséquent à élever le taux naturel de ses profits. À peine a-t-on besoin que des exemples viennent à l’appui de propositions si évidentes.

Parmi les agrémens ou les désagrémens d’une profession, il faut ranger la considération ou le mépris qui l’accompagne. L’honneur est une espèce de salaire qui fait partie des profits de certaines conditions. Dans un prix donné, plus cette monnaie est abondante, et plus l’autre peut être rare, sans que le prix soit diminué. Smith remarque que le littérateur, le poète, le philosophe, sont presque entièrement payés en considération. Soit raison, soit préjugé, il n’en est pas tout-à-fait ainsi des professions de comédien, de danseur, et de plusieurs autres. Il faut bien leur accorder en argent ce qu’on leur refuse en égards. « Il paraît absurde au premier aspect, ajoute Smith, que l’on dédaigne leur personne et qu’on récompense leurs talens souvent avec la plus somptueuse libéralité. L’un n’est pourtant que la conséquence nécessaire de l’autre. Si l’opinion ou le préjugé du public venait à changer touchant ces occupations, leur traitement pécuniaire tomberait à l’instant. Plus de gens s’appliqueraient à ce genre d’industrie, et leur concurrence en ferait baisser le prix. De tels talens poussés à un certain point, sans être communs, ne sont pas si rares qu’on l’imagine : bien des gens les possèdent, qui regardent comme au-dessous d’eux d’en faire un objet de lucre ; et un bien plus grand nombre seraient capables de les acquérir, s’ils procuraient autant d’estime que d’argent [319]. »

On objectera peut-être que certaines fonctions publiques procurent à la fois beaucoup d’honneurs et beaucoup d’argent ; mais il est évident que les intérêts des hommes ne sont pas, dans ce cas, abandonnés à leur cours naturel. C’est le public qui supporte la dépense des places, mais ce n’est pas le public qui en fixe le nombre et les émolumens. C’est le plus souvent un pouvoir plus jaloux de distribuer des faveurs et d’accroître sa clientelle, que de ménager les intérêts du contribuable. Dans les pays qui jouissent d’une organisation politique plus parfaite, où les emplois sont donnés au mérite constaté par un concours équitable, et où les émolumens ne sont qu’une juste récompense des services rendus, le public est mieux servi à moins de frais.

[364]

Tout travail qui n’est pas constant est nécessairement mieux payé ; car il faut qu’on le paie à la fois pour le moment où il est en exercice, et pour le moment où il attend qu’on ait besoin de lui. Un loueur de carrosses se fait payer les jours où il travaille, plus que ne sembleraient l’exiger les peines qu’il se donne et l’intérêt du capital qu’il emploie ; c’est parce qu’il faut que les jours où il travaille, gagnent pour ceux où il ne travaille pas. Il ne pourrait demander un autre prix sans se ruiner. Le loyer des travestissemens est fort cher par la même raison : le carnaval paie pour toute l’année.

Un mauvais dîner coûte fort cher lorsqu’on voyage sur une route peu fréquentée, parce qu’il faut que l’aubergiste gagne pour la veille et pour le lendemain. Quand l’habileté nécessaire pour exercer une industrie, soit en chef, soit en sous-ordre, ne peut être le fruit que d’une étude longue et coûteuse, cette étude n’a pu avoir lieu qu’autant qu’on y a consacré chaque année quelques avances, et le total de ces avances est un capital accumulé. Alors le salaire du travail n’est plus un salaire seulement : c’est un salaire accru de l’intérêt des avances que cette étude a exigées ; cet intérêt est même supérieur à l’intérêt ordinaire, puisque le capital dont il est ici question est placé à fonds perdu, et ne subsiste pas au-delà de la vie de l’homme : c’est un intérêt viager [320].

Voilà pourquoi tous les emplois de temps et de facultés qui demandent qu’on ait reçu une éducation libérale, sont mieux récompensés que ceux [365] où la bonne éducation n’est pas indispensable. Cette qualité est un capital dont on doit retirer les intérêts, indépendamment des profits ordinaires de l’industrie.

S’il y a des faits qui paraissent contraires à ce principe, on peut les expliquer : les prêtres sont faiblement payés [321] ; cependant, lorsqu’une religion repose sur des dogmes très-compliqués, sur des histoires très-obscures, on ne peut exercer le ministère religieux sans de longues études et des exercices multipliés ; or, ces études, ces exercices, ne peuvent avoir lieu sans l’avance d’un capital : il semble donc qu’il faudrait, pour que la profession cléricale pût se perpétuer, que le traitement du prêtre payât l’intérêt du capital, indépendamment du salaire de sa peine auquel paraissent se borner les profits du bas clergé, surtout dans les pays catholiques. Mais qu’on prenne garde que c’est la société qui fait l’avance de ce capital, en entretenant et endoctrinant à ses frais des étudians en théologie, pris dans la classe des paysans et dans les familles qui sont hors d’état d’élever à leurs frais tous leurs enfans. Alors le peuple, qui a payé le capital, trouve des gens pour exercer cette industrie moyennant le simple salaire de leur travail, ou ce qui est nécessaire pour leur entretien ; et leur entretien ne comprend pas celui d’une famille.

Ces diverses considérations ont porté plusieurs auteurs recommandables [322] à penser qu’en ajoutant aux rétributions pécuniaires qu’obtiennent les travaux de l’industrie, les autres avantages qu’ils peuvent procurer, et en retranchant de ces rétributions la valeur des inconvéniens que les mêmes travaux entraînent, les profits qu’on peut y faire demeurent égaux entre eux. Ils se fondent sur ce que l’intérêt personnel excite tous les hommes à embrasser les occupations qui, au total, présentent le plus d’avantages ; ils prétendent que s’il y en avait qui parussent plus favorisées que les autres, on s’y porterait de préférence, et que la concurrence les ramènerait au taux commun. Mais dans la pratique les choses ne s’arrangent pas ainsi. Les hommes font rarement ce qu’ils veulent. Il y a des professions qui coûtent constamment la vie à ceux qui les exercent, comme celles de tailleur de grès, d’émouleur d’épingles, de vernisseur de faïences : il semble qu’il faudrait un énorme dédommagement pour un [366] si grand sacrifice ; cependant ces professions sont à peine plus lucratives que les autres.

La plupart des hommes embrassent un état par occasion, suivant les conjonctures, sans avoir pu comparer les avantages ou les inconvéniens qu’il présente, ou bien pour obéir aux opinions et même aux préjugés des personnes de qui leur sort dépend. Ils sont séduits par des succès brillans sans avoir pu juger les circonstances particulières auxquelles on les a dus. Le penchant de l’homme pour se flatter lui-même, pour croire que, s’il y a une chance heureuse, elle lui sera réservée, attire vers certaines professions plus de travaux que les profits qu’on y peut faire ne sembleraient devoir en appeler.

« Dans une loterie équitable, dit l’auteur de la Richesse des Nations, les bons billets doivent gagner tout ce que perdent les billets blancs : dans un métier où vingt personnes se ruinent pour une qui réussit, celle qui réussit devrait gagner seule les profits de vingt autres [323]. » Or, dans beaucoup d’emplois, on est loin d’être payé suivant ce taux. Le même auteur croit que, quelque bien payés que soient les avocats de réputation, si l’on computait tout ce qui est gagné par tous les avocats d’une grande ville, et tout ce qui est dépensé par eux, on trouverait la somme du gain de beaucoup inférieure à celle de la dépense. Si dans cette profession les travailleurs subsistent, c’est donc aux dépens de quelque autre revenu qu’ils ont d’ailleurs.

On peut dire la même chose des professions lettrées. Les encouragemens donnés par la plupart des gouvernemens aux études classiques, de préférence à l’acquisition de connaissances plus utiles, comme seraient les principes élémentaires de la physique, de la chimie, de la mécanique, et les langues vivantes, précipitent dans les travaux littéraires et dans la carrière de l’enseignement, beaucoup plus de personnes que ce genre d’occupation ne peut en faire vivre commodément.

On s’écarte donc des notions de l’expérience la plus commune, quand on prétend qu’au moyen des compensations, les profits industriels sont les mêmes dans tous les cas. Rejeter dans les exceptions les exemples qui contraient ce système, c’est détruire la loi qu’on veut établir ; car ces exemples démentent plus souvent la loi qu’ils ne la confirment ; la règle alors devient une exception. Mais ce qui ne peut en aucune manière s’accommoder au système des compensations, ce sont les immenses disparités [367] qu’établit dans les profits industriels et dans des carrières semblables, la différence des talens acquis.

La rareté de certains talens en proportion des besoins qu’éprouve la société, fait qu’on paie les services productifs qui en émanent incomparablement plus cher que d’autres. Chez un peuple nombreux, à peine y a-t-il deux ou trois personnes capables de faire un très-beau tableau ou une très-belle statue : aussi se font-elles payer à peu près ce qu’elles veulent, si la demande est un peu forte ; et quoiqu’il y ait sans contredit une portion de leurs profits qui représente l’intérêt des avances employées à l’acquisition de leur art, cette portion de profits est petite relativement à celle qu’obtient leur talent. Un peintre, un médecin, un avocat célèbre, ont dépensé, soit par eux-mêmes, soit par leurs parens, trente ou quarante mille francs au plus pour acquérir le talent qui fonde leur revenu : l’intérêt viager de cette somme est quatre mille francs au plus ; s’ils en gagnent trente, leurs qualités industrielles seules sont payées vingt-six mille francs par année. Et si l’on appelle biens ou fortune tout ce qui donne des revenus, on peut évaluer leur fortune à trois cent mille francs, au denier dix, même quand ils n’ont pas pour un sou de patrimoine.

§ II. — Des Profits du Savant.

Le savant, l’homme qui connaît le parti qu’on peut tirer des lois de la nature pour l’utilité des hommes, reçoit une fort petite part des produits de l’industrie, à laquelle cependant les connaissances dont il conserve le dépôt et dont il recule les bornes, contribuent si puissamment. Quand on en cherche la raison, ou trouve (en terme d’économie politique) que le savant met en quelques instans dans la circulation une immense quantité de sa marchandise, et d’une marchandise encore qui s’use peu par l’usage ; de manière qu’on n’est point obligé d’avoir recours à lui de nouveau pour en faire de nouvelles provisions.

On doit souvent les connaissances qui servent de fondement à une foule de procédés dans les arts, aux études laborieuses, aux réflexions profondes, aux expériences ingénieuses et délicates, des chimistes, des physiciens, des mathématiciens les plus éminens. Or, ces connaissances sont contenues dans un petit nombre de pages qui, prononcées dans des leçons publiques ou répandues par la voie de l’impression, se trouvent jetées dans la circulation en quantité fort supérieure à la consommation qui peut s’en faire ; ou plutôt elles s’étendent à volonté sans se consommer, sans qu’on soit obligé, pour se les procurer, d’avoir de nouveau recours à ceux de qui elles sont originairement émanées.

[368]

Conformément aux lois naturelles qui déterminent le prix des services productifs, ces conseils, ces directions, seront donc médiocrement payés, c’est-à-dire retireront une faible quote-part dans la valeur des produits auxquels elles auront contribué. Aussi tous les peuples assez éclairés pour comprendre de quelle utilité sont les travaux scientifiques, ont-ils toujours, par des faveurs spéciales et des distinctions flatteuses, dédommagé les savans du peu de profits attachés à l’exercice de leur industrie, à l’emploi de leurs talens naturels ou acquis.

Quelquefois un manufacturier découvre un procédé, soit pour donner de plus beaux produits, soit pour produire plus économiquement des choses déjà connues, et, à la faveur du secret qu’il en garde, il fait pendant plusieurs années, pendant sa vie, il lègue même à ses enfans des bénéfices qui excèdent le taux commun des profits de son art. Ce manufacturier fait dans ce cas particulier deux genres d’opérations industrielles : celle du savant, dont il réserve pour lui seul les avantages, et celle de l’entrepreneur. Mais il est peu d’arts où de tels procédés puissent longtemps demeurer secrets ; ce qui, au reste, est un bonheur pour le public ; car lorsque la concurrence des producteurs fait baisser le prix d’un produit, le revenu de ceux qui le consomment est accru de tout ce qu’ils paient de moins pour l’obtenir. Ils appliquent cet excédant à de nouvelles consommations ; la demande qui se fait des produits en général devient plus considérable, et la condition des producteurs est améliorée.

On comprend que je n’ai entendu parler ici que des revenus qu’on a comme savant. Rien n’empêche qu’un savant ne soit en même temps propriétaire foncier, capitaliste, ou chef d’industrie, et qu’il n’ait d’autres revenus sous ces divers rapports.

§ III. — Des Profits de l’Entrepreneur d’industrie.

Comme il est impossible de conduire une entreprise industrielle sans y employer un capital, les profits qu’y fait l’entrepreneur comprennent ordinairement les profits de son industrie et ceux du capital. Une portion de ce capital lui appartient presque toujours en propre ; une autre portion est fort souvent empruntée ; dans tous les cas, que le capital soit emprunté ou non, le profit qui résulte du service qu’on en retire, est gagné par l’entrepreneur, puisqu’il a pris à son compte toutes les chances, bonnes et mauvaises, de la production. Mais il ne sera question, dans ce paragraphe, que de la portion de ses profits qu’il peut devoir à ses facultés industrielles, c’est-à-dire à son jugement, à ses talens naturels [369] ou acquis, à son activité, à son esprit d’ordre et de conduite. Nous verrons plus tard quelle portion de ses profits l’on peut attribuer aux services productifs rendus par son capital.

Cette distinction fort délicate est néanmoins très-réelle ; car dans les entreprises où plusieurs personnes sont intéressées, les unes pour leur travail, les autres pour leurs capitaux, chacune fait valoir les avantages que son contingent apporte à l’entreprise. Les hommes, même lorsqu’ils n’ont pas analysé leurs droits dans leur détail, savent fort bien les réclamer dans toute leur étendue [324].

On peut se rappeler que l’emploi d’un entrepreneur d’industrie a rapport à la seconde des opérations que nous avons reconnues être nécessaires pour l’exercice de toute industrie quelconque ; opération qui consiste à faire l’application des connaissances acquises, à la création d’un produit à notre usage [325]. On se rappelle que cette application est nécessaire dans l’industrie agricole, comme dans l’industrie manufacturière, comme dans l’industrie commerciale ; et que c’est en cela que consiste le travail du fermier ou cultivateur, du manufacturier et du négociant. C’est donc la nature des profits de ces trois classes d’hommes que nous voulons examiner.

Le prix de leur travail est réglé par le rapport qui se trouve entre la quantité demandée de ce genre de travail d’une part, et la quantité qui en est mise en circulation, la quantité offerte, d’autre part.

Trois causes principales bornent cette dernière quantité, et par conséquent maintiennent à un taux élevé le prix de cette espèce de travail.

C’est ordinairement l’entrepreneur d’une entreprise industrielle, qui a besoin de trouver les fonds dont elle exige l’emploi. Je n’en tire pas la conséquence qu’il faut qu’il soit déjà riche, car il peut exercer son industrie avec des fonds d’emprunt ; mais il faut du moins qu’il soit solvable, connu pour un homme intelligent et prudent, rempli d’ordre et de probité, et que, par la nature de ses relations, il soit à portée de se procurer l’usage des capitaux qu’il ne possède pas par lui-même.

[370]

Ces conditions excluent beaucoup de gens du nombre des concurrens.

En second lieu, ce genre de travail exige des qualités morales dont la réunion n’est pas commune. Il veut du jugement, de la constance, la connaissance des hommes et des choses. Il s’agit d’apprécier convenablement l’importance de tel produit, le besoin qu’on en aura, les moyens de production ; il s’agit de mettre en jeu quelquefois un grand nombre d’individus ; il faut acheter ou faire acheter des matières premières, réunir des ouvriers, chercher des consommateurs, avoir un esprit d’ordre et d’économie, en un mot, le talent d’administrer. Il faut avoir une tête habituée au calcul, qui puisse comparer les frais de production avec la valeur que le produit aura lorsqu’il sera mis en vente. Dans le cours de tant d’opérations, il y a des obstacles à surmonter, des inquiétudes à vaincre, des malheurs à réparer, des expédiens à inventer. Les personnes chez qui les qualités nécessaires ne se trouvent pas réunies, font des entreprises avec peu de succès ; ces entreprises ne se soutiennent pas, et leur travail ne tarde pas à être retiré de la circulation. Il n’y reste par conséquent que celui qui peut être continué avec succès, c’est-à-dire avec capacité. C’est de cette façon que la condition de la capacité borne le nombre de gens qui offrent le travail d’un entrepreneur.

Ce n’est pas tout : un certain risque accompagne toujours les entreprises industrielles ; quelque bien conduites qu’on les suppose, elles peuvent échouer ; l’entrepreneur peut, sans qu’il y ait de sa faute, y compromettre sa fortune, et, jusqu’à un certain point, son honneur : nouvelle raison qui borne d’un autre côté la quantité de ce genre de services qui est offerte, et les rend un peu plus chers.

Tous les genres d’industrie n’exigent pas, dans celui qui les entreprend, la même dose de capacité et de connaissances. Un fermier qui est un entrepreneur de culture, n’est pas obligé de savoir autant de choses qu’un négociant qui trafique avec les pays lointains. Pourvu que le fermier soit au fait des méthodes routinières de deux ou trois espèces de cultures, d’où dérive le revenu de sa ferme, il peut se tirer d’affaire. Les connaissances nécessaires pour conduire un commerce de long cours, sont d’un ordre bien plus relevé. Non-seulement il faut connaître la nature et les qualités des marchandises sur lesquelles on spécule, mais encore se former une idée de l’étendue des besoins et des débouchés aux lieux où l’on se propose de les vendre. Il faut en conséquence se tenir constamment au courant des prix de chacune de ces marchandises en différens lieux du monde. Pour se faire une idée juste de ces prix, il faut connaître les [371] diverses monnaies et leurs valeurs relatives, qu’on nomme le cours des changes. Il faut connaître les moyens de transport, la mesure des risques qu’ils entraînent, le montant des frais qu’ils occasionnent ; les usages, les lois qui gouvernent les peuples avec qui l’on a des relations ; enfin il faut avoir assez de connaissance des hommes pour ne point se tromper dans les confiances qu’on leur accorde, dans les missions dont on les charge, dans les rapports quelconques qu’on entretient avec eux. Si les connaissances qui font un bon fermier sont plus communes que celles qui font un bon négociant, faut-il s’étonner que les travaux du premier reçoivent un faible salaire en comparaison de ceux du second ?

Ce n’est pas à dire que l’industrie commerciale, dans toutes ses branches, exige des qualités plus rares que l’industrie agricole. Il y a tel marchand en détail qui suit par routine, comme la plupart des fermiers, une marche fort simple dans l’exercice de sa profession, tandis qu’il y a tel genre de culture qui demande un soin, une sagacité peu communs. C’est au lecteur à faire les applications. Je cherche à poser des principes ; on en peut ensuite tirer une foule de conséquences plus ou moins modifiées par des circonstances, qui sont elles-mêmes les conséquences d’autres principes établis dans d’autres parties de cet ouvrage. De même, en astronomie, on vous dit que toutes les planètes décrivent des aires égales dans un même espace de temps ; mais celui qui veut prévoir avec quelque exactitude un phénomène en particulier, doit tenir compte des perturbations qu’elles reçoivent du voisinage des autres planètes, dont les forces attractives dérivent d’une autre loi de physique générale. C’est à la personne qui veut faire l’application des lois générales à un cas déterminé, à tenir compte de l’influence de chacune de celles dont l’existence est reconnue.

Nous verrons, en parlant des profits de l’ouvrier, quel avantage donne sur lui au chef d’entreprise la position de l’un et de l’autre ; mais il est bon de remarquer les autres avantages dont un chef d’entreprise, s’il est habile, peut tirer parti. Il est l’intermédiaire entre toutes les classes de producteurs, et entre ceux-ci et le consommateur. Il administre l’œuvre de la production ; il est le centre de plusieurs rapports ; il profite de ce que les autres savent et de ce qu’ils ignorent, et de tous les avantages accidentels de la production. C’est aussi dans cette classe de producteurs, quand les événemens secondent leur habileté, que s’acquièrent presque toutes les grandes fortunes.

[372]

§ IV. — Des profits de l’Ouvrier [326]

Les travaux simples et grossiers pouvant être exécutés par tout homme, pourvu qu’il soit en vie et en santé, la condition de vivre est la seule requise pour que de tels travaux soient mis dans la circulation. C’est pour cela que le salaire de ces travaux ne s’élève guère, en chaque pays, au-delà de ce qui est rigoureusement nécessaire pour y vivre, et que le nombre des concurrens s’y élève toujours au niveau de la demande qui en est faite, et trop souvent l’excède ; car la difficulté n’est pas de naître, c’est de subsister. Du moment qu’il ne faut que subsister pour s’acquitter d’un travail, et que ce travail suffit pour pourvoir à cette subsistance, l’homme capable d’un semblable travail ne tarde pas à exister.

Il y a cependant ici une remarque à faire. L’homme ne naît pas avec la taille et la force suffisantes pour accomplir le travail même le plus facile. Cette capacité, qu’il n’atteint qu’à l’âge de quinze ou vingt ans, plus ou moins, peut être considérée comme un capital qui ne s’est formé que par l’accumulation annuelle et successive des sommes consacrées à l’élever [327]. Par qui ces sommes ont-elles été accumulées ? C’est communément par les parens de l’ouvrier, par des personnes de la profession qu’il suivra, ou d’une profession analogue. Il faut donc que, dans cette profession, les ouvriers gagnent un salaire un peu supérieur à leur simple existence ; c’est-à-dire qu’ils gagnent de quoi s’entretenir, et, de plus, de quoi élever leurs enfans.

Si le salaire des ouvriers les plus grossiers ne leur permettait pas d’entretenir une famille et d’élever des enfans, le nombre de ces ouvriers ne [373] serait pas tenu au complet. La demande de leur travail deviendrait supérieure à la quantité de ce travail qui pourrait être mise en circulation ; le taux de leur salaire hausserait, jusqu’à ce que cette classe fût de nouveau en état d’élever des enfans en nombre suffisant pour satisfaire à la quantité de travail demandé.

C’est ce qui arriverait si beaucoup d’ouvriers ne se mariaient pas. Un homme qui n’a ni femme ni enfans peut fournir son travail à meilleur marché qu’un autre qui est époux et père. Si les célibataires se multipliaient dans la classe ouvrière, non-seulement ils ne contribueraient point à recruter la classe, mais ils empêcheraient que d’autres pussent la recruter. Une diminution accidentelle dans le prix de la main-d’œuvre, en raison de ce que l’ouvrier célibataire pourrait travailler à meilleur marché, serait suivie plus tard d’une augmentation plus forte, en raison de ce que le nombre des ouvriers déclinerait. Ainsi, quand même il ne conviendrait pas aux chefs d’entreprises d’employer des ouvriers mariés parce qu’ils sont plus rangés, cela leur conviendrait, dût-il leur en coûter un peu plus, pour éviter de plus grands frais de main-d’œuvre, qui retomberaient sur eux si la population déclinait.

Ce n’est pas que chaque profession, prise en particulier, se recrute régulièrement des enfans qui prennent naissance dans son sein. Les enfans passent de l’une dans l’autre, principalement des professions rurales aux professions analogues dans les villes, parce que les enfans s’élèvent à moins de frais dans les campagnes ; j’ai seulement voulu dire que la classe des manouvriers les plus simples, retire nécessairement, dans les produits auxquels son travail concourt, une portion suffisante non-seulement pour exister, mais encore pour se recruter [328].

Quand un pays décline, quand il s’y trouve moins de moyens de production, moins de lumières, d’activité ou de capitaux, alors la demande des travaux grossiers diminue par degrés ; les salaires tombent au-dessous du taux nécessaire pour que la classe manouvrière se [374] perpétue ; elle décroît en nombre, et les élèves des autres classes, dont les travaux diminuent dans la même proportion, refluent dans les classes immédiatement inférieures. Quand la prospérité augmente, au contraire, les classes inférieures, non-seulement se recrutent avec facilité elles-mêmes, mais fournissent aux classes immédiatement supérieures de nouveaux élèves, dont quelques-uns, plus heureux et doués de quelques qualités plus brillantes, prennent un vol encore plus hardi, et se placent fréquemment dans les stations les plus élevées de la société.

La main-d’œuvre des gens qui ne vivent pas uniquement de leur travail, est moins chère que celle des ouvriers en titre. Ils sont nourris ; le prix de leur travail n’est donc point, pour eux, réglé sur la nécessité de vivre. Il y a telle fileuse dans certains hameaux, qui ne gagne pas la moitié de sa dépense, bien que sa dépense soit modique ; elle est mère ou fille, sœur, tante ou belle-mère d’un ouvrier qui la nourrirait quand même elle ne gagnerait absolument rien. Si elle n’avait que son travail pour subsister, il est évident qu’il faudrait qu’elle en doublât le prix ou qu’elle mourût de faim ; en d’autres termes, que le travail fût payé le double ou n’eût pas lieu.

Ceci peut s’appliquer à tous les ouvrages des femmes. En général, ils sont fort peu payés, par la raison qu’un très-grand nombre d’entre elles sont soutenues autrement que par leur travail, et peuvent mettre dans la circulation le genre d’occupations dont elles sont capables, au-dessous du taux où le fixerait l’étendue de leurs besoins.

On en peut dire autant du travail des moines et des religieuses. Dans les pays où il y en a, il est fort heureux pour les vrais ouvriers qu’il ne se fabrique que des futilités dans les cloîtres ; car s’il s’y fesait des ouvrages d’une industrie courante, les ouvriers dans le même genre qui ont une famille à soutenir, ne pourraient point donner leur ouvrage à si bas prix sans périr de besoin.

Le salaire des ouvriers de manufactures est souvent plus fort que celui des ouvriers des champs ; mais il est sujet à des vicissitudes fâcheuses. Une guerre, une loi prohibitive, en fesant cesser tout à coup certaines demandes, plonge dans la détresse les ouvriers qui étaient occupés à les satisfaire. Un simple changement de mode devient une fatalité pour des classes entières. Les cordons de souliers substitués aux boucles, plongèrent dans la désolation les villes de Sheffield et de Birmingham [329].

[375]

Les moindres variations dans le prix de la main-d’œuvre la plus commune, ont de tout temps été regardées avec raison comme de très-grands malheurs. En effet, dans un rang un peu supérieur en richesse et en talens (qui sont une espèce de richesse), une baisse dans le taux des profits oblige à des retranchemens dans les dépenses, ou tout au plus entraîne la dissipation d’une partie des capitaux que ces classes ont ordinairement à leur disposition. Mais dans la classe dont le revenu est de niveau avec le rigoureux nécessaire, une diminution de revenu est un arrêt de mort, sinon pour l’ouvrier même, au moins pour une partie de sa famille.

Aussi a-t-on vu tous les gouvernemens, à moins qu’ils ne se piquent d’aucune sollicitude, venir à l’appui de la classe indigente, quand un événement subit a fait tomber accidentellement le salaire des travaux communs au-dessous du taux nécessaire pour l’entretien des ouvriers. Mais trop souvent les secours n’ont pas répondu dans leurs effets aux vues bienfesantes des gouvernemens, faute d’un juste discernement dans le choix des secours. Quand on veut qu’ils soient efficaces, il faut commencer par chercher la cause de la chute du prix du travail. Si elle est durable de sa nature, les secours pécuniaires et passagers ne remédient à rien : ils ne font que reculer l’instant de la désolation. La découverte d’un procédé inconnu, une importation nouvelle, ou bien l’émigration d’un certain nombre de consommateurs, sont de ce genre. Alors on doit tâcher de fournir aux bras désemployés une nouvelle occupation durable, favoriser de nouvelles branches d’industrie, former des entreprises lointaines, fonder des colonies, etc.

Si la chute de la main-d’œuvre est de nature à ne pas durer, comme celle qui peut être le résultat d’une bonne ou d’une mauvaise récolte, alors on doit se borner à accorder des secours aux malheureux qui souffrent de cette oscillation.

Un gouvernement ou des particuliers bienfesans avec légèreté, auraient le regret de ne point voir leurs bienfaits répondre à leurs vues. Au lieu de prouver cela par le raisonnement, j’essaierai de le faire sentir par un exemple.

Je suppose que dans un pays de vignobles les tonneaux se trouvent si abondans, qu’il soit impossible de les employer tous. Une guerre, ou bien une loi contraire à la production des vins, ont déterminé plusieurs propriétaires de vignobles à changer la culture de leurs terres ; telle est la cause durable de la surabondance du travail de tonnellerie mis en circulation. On ne tient pas compte de cette cause ; on vient au secours des [376] ouvriers tonneliers, soit en achetant sans besoin des tonneaux, soit en leur distribuant des secours à peu près équivalens aux profits qu’ils avaient coutume de faire. Mais des achats sans besoins, des secours, ne peuvent pas se perpétuer ; et, au moment où ils viennent à cesser, les ouvriers se trouvent exactement dans la même position fâcheuse d’où l’on a voulu les tirer. On aura fait des sacrifices, des dépenses, sans aucun avantage, si ce n’est d’avoir un peu différé le désespoir de ces pauvres gens.

Par une supposition contraire, la cause de la surabondance des tonneaux est passagère ; c’est, par exemple, une mauvaise récolte. Si, au lieu de procurer des secours passagers aux feseurs de tonneaux, on favorise leur établissement en d’autres cantons, ou leur emploi dans quelque autre branche d’industrie, il arrivera que l’année suivante, abondante en vins, il y aura disette de tonneaux ; leur prix sera exorbitant, il sera réglé par la cupidité et l’agiotage ; et comme la cupidité et l’agiotage ne peuvent pas produire des tonneaux quand les moyens de production de cette denrée sont détruits, une partie des vins pourra demeurer perdue faute de vases. Ce n’est que par une nouvelle commotion et à la suite de nouveaux tiraillemens, que leur fabrication se remontera au niveau des besoins.

On voit qu’il faut changer de remède suivant la cause du mal, et par conséquent connaître cette cause avant de choisir le remède.

J’ai dit que ce qu’il fallait pour vivre, était la mesure du salaire des ouvrages les plus communs, les plus grossiers ; mais cette mesure est très-variable : les habitudes des hommes influent beaucoup sur l’étendue de leurs besoins. Il ne me paraît pas assuré que les ouvriers de certains cantons de France pussent vivre sans boire un seul verre de vin. À Londres, ils ne sauraient se passer de bière ; cette boisson y est tellement de première nécessité, que les mendians vous y demandent l’aumône pour aller boire un pot de bière, comme en France pour avoir un morceau de pain ; et peut-être ce dernier motif, qui nous semble fort naturel, paraît-il impertinent à un étranger qui arrive pour la première fois d’un pays où la classe indigente peut vivre avec des patates, du manioc, ou d’autres alimens encore plus vils.

La mesure de ce qu’il faut pour vivre dépend donc en partie des habitudes du pays où se trouve l’ouvrier. Plus la valeur de sa consommation est petite, et plus le taux ordinaire de son salaire peut s’établir bas, plus les produits auxquels il concourt sont à bon marché. S’il veut améliorer son sort et élever ses salaires, le produit auquel il concourt renchérit, ou bien la part des autres producteurs diminue.

[377]

Il n’est pas à craindre que les consommations de la classe des ouvriers s’étendent bien loin, grâce au désavantage de sa position. L’humanité aimerait à les voir, eux et leur famille, vêtus selon le climat et la saison ; elle voudrait que dans leur logement ils pussent trouver l’espace, l’air et la chaleur nécessaires à la santé ; que leur nourriture fût saine, assez abondante, et même qu’ils pussent y mettre quelque choix et quelque variété ; mais il est peu de pays où des besoins si modérés ne passent pour excéder les bornes du strict nécessaire, et où par conséquent ils puissent être satisfaits avec les salaires accoutumés de la dernière classe des ouvriers.

Ce taux du strict nécessaire ne varie pas uniquement à raison du genre de vie plus ou moins passable de l’ouvrier et de sa famille, mais encore à raison de toutes les dépenses regardées comme indispensables dans le pays où il vit. C’est ainsi que nous mettions tout à l’heure au rang de ses dépenses nécessaires celle d’élever ses enfans ; il en est d’autres moins impérieusement commandées par la nature des choses, quoiqu’elles le soient au même degré par le sentiment : tel est le soin de vieillards. Dans la classe ouvrière il est trop négligé. La nature, pour perpétuer le genre humain, ne s’en est rapporté qu’aux impulsions d’un appétit violent et aux sollicitudes de l’amour paternel ; les vieillards dont elle n’a plus besoin, elle les abandonne à la reconnaissance de leur postérité, après les avoir rendus victimes de l’imprévoyance de leur jeune âge. Si les mœurs d’une nation rendaient indispensable l’obligation de préparer, dans chaque famille, quelque provision pour la vieillesse, comme elles en accordent en général à l’enfance, les besoins de première nécessité étant ainsi un peu plus étendus, le taux naturel des plus bas salaires serait un peu plus fort. Aux yeux du philanthrope, il doit paraître affreux que cela ne soit pas toujours ainsi ; il gémit en voyant que l’ouvrier, non-seulement ne prévoit pas la vieillesse, mais qu’il ne prévoit pas même les accidens, la maladie, les infirmités. Là se trouvent des motifs d’approuver, d’encourager ces associations de prévoyance où les ouvriers déposent chaque jour un très-petite épargne pour s’assurer une somme au moment où l’âge ou bien des infirmités inattendues, viendront les priver des ressources de leur travail [330]. Mais il faut, pour que de telles associations [378] réussissent, que l’ouvrier considère cette précaution comme d’absolue nécessité ; qu’il regarde l’obligation de porter ses épargnes à la caisse de l’association, comme aussi indispensable que le paiement de son loyer ou de ses impositions : il en résulte alors un taux nécessairement un peu plus élevé dans les salaires pour qu’ils puissent suffire à ses accumulations ; ce qui est un bien.

Il est fâcheux que les lois, qui devraient favoriser l’épargne, lui soient contraires quelquefois, comme lorsqu’elles mettent les loteries au nombre des ressources habituelles du fisc, et ouvrent dans toutes les rues des bureaux où des chances très-séduisantes, mais trompeuses, sont offertes aux plus petites mises, et attirent ainsi chaque année au fisc, c’est-à-dire à la destruction, des millions qui pourraient s’accumuler et répandre l’aisance et la consolation sur les vieux jours de l’ouvrier.

Une politique coupable, qui, dans le but d’étourdir le peuple sur son sort, l’excite à porter dans les tavernes ce qu’il pourrait mettre de côté, n’est pas moins contraire à son bien-être. Les vains et dispendieux amusemens des riches ne peuvent pas toujours se justifier aux yeux de la raison ; mais combien ne sont pas plus désastreuses les folles dissipations du pauvre ! La joie des indigens est toujours assaisonnée de larmes, et les orgies de la populace sont des jours de deuil pour le philosophe.

Indépendamment des raisons exposées au paragraphe précédent et dans celui-ci, et qui expliquent pourquoi les gains d’un entrepreneur d’industrie (même de celui qui ne fait aucun profit comme capitaliste) s’élèvent en général plus haut que ceux d’un simple ouvrier, il en est encore d’autres, moins légitimes sans doute dans leur fondement, mais dont il n’est pas permis de méconnaître l’influence.

Les salaires de l’ouvrier se règlent contradictoirement par une convention faite entre l’ouvrier et le chef d’industrie : le premier cherche à recevoir le plus, le second à donner le moins qu’il est possible ; mais dans cette espèce de débat, il y a du côté du maître un avantage indépendant de ceux qu’il tient déjà de la nature de ses fonctions. Le maître et l’ouvrier ont bien également besoin l’un de l’autre, puisque l’un ne peut faire [379] aucun profit sans le secours de l’autre ; mais le besoin du maître est moins immédiat, moins pressant. Il en est peu qui ne pussent vivre plusieurs mois, plusieurs années même, sans faire travailler un seul ouvrier ; tandis qu’il est peu d’ouvriers qui pussent, sans être réduits aux dernières extrémités, passer plusieurs semaines sans ouvrage. Il est bien difficile que cette différence de position n’influe pas sur le réglement des salaires.

M. de Sismondi, dans un ouvrage publié depuis la troisième édition de celui-ci [331], propose quelques moyens législatifs d’améliorer le sort de la classe ouvrière. Il part de ce principe que le bas salaire des ouvriers tourne au profit des entrepreneurs qui les font travailler ; de là il conclut que ce n’est pas la société qui doit, dans leur détresse, prendre soin des ouvriers, mais les entrepreneurs qui les emploient. Il veut qu’on oblige les propriétaires terriens et les gros fermiers à entretenir en tout temps les ouvriers des champs, et qu’on oblige les manufacturiers à entretenir ceux qui travaillent en ateliers. En même temps, pour que la sécurité qui résulterait dans l’esprit des ouvriers de la certitude d’un entretien suffisant et d’eux-mêmes et de leurs enfans, ne les multipliât pas outre mesure, il accorde aux entrepreneurs qui en auraient la charge, le droit de permettre et d’empêcher leurs mariages.

Ces propositions, dictées par une louable philanthropie, ne me semblent pas admissibles dans la pratique. Ce serait renoncer à tout respect de la propriété, que de grever une partie de la société de l’entretien d’une autre classe, et de la contraindre à payer une main-d’œuvre lorsque aucun produit ne peut la rembourser ; et ce serait la violer bien plus encore que d’attribuer à qui que ce fût un droit sur la personne d’autrui, qui est la plus sacrée de toutes les propriétés. En interdisant toujours plus ou moins arbitrairement le mariage des uns, on rendrait plus prolifique le mariage des autres. D’ailleurs, il n’est pas vrai que ce soient les entrepreneurs d’industrie qui profitent des bas salaires. Les bas salaires, par suite de la concurrence, font baisser le prix des produits auxquels l’ouvrier travaille ; et ce sont les consommateurs des produits, c’est-à-dire la société tout entière, qui profitent de leur bas prix. Si donc, par suite de ces bas prix, les ouvriers indigens tombent à sa charge, elle en est indemnisée par la moindre dépense qu’elle fait sur les objets de sa consommation.

Il est des maux qui résultent de la nature de l’homme et des choses. L’excès de la population par-dessus les moyens de subsistance, est de ce [380] nombre. Ce mal, toute proportion gardée, n’est pas plus considérable dans une société civilisée que chez les peuplades sauvages. En accuser l’état social est une injustice ; se flatter qu’on pourra s’en affranchir est une illusion ; travailler à l’atténuer est une noble occupation : mais il ne faut pas chercher des remèdes qui ne remédieraient à rien ou qui auraient des inconvéniens pires que le mal.

Sans doute le gouvernement, lorsqu’il le peut sans provoquer aucun désordre, sans blesser la liberté des transactions, doit protéger les intérêts des ouvriers, parce qu’ils sont moins que ceux des maîtres protégés par la nature des choses ; mais, en même temps, si le gouvernement est éclairé, il se mêlera aussi peu que possible des affaires des particuliers, pour ne pas ajouter aux maux de la nature ceux qui viennent de l’administration.

Ainsi, il protégera les ouvriers contre la collusion des maîtres, non moins soigneusement qu’il protégera les maîtres contre les complots des ouvriers. Les maîtres sont moins nombreux, et leurs communications plus faciles. Les ouvriers, au contraire, ne peuvent guère s’entendre sans que leurs ligues aient l’air d’une révolte que la police s’empresse toujours d’étouffer. Le système qui fonde les principaux gains d’une nation sur l’exportation de ses produits, est même parvenu à faire considérer les ligues des ouvriers comme funestes à la prospérité de l’état, en ce qu’elles entraînent une hausse dans le prix des marchandises d’exportation, laquelle nuit à la préférence qu’on veut obtenir sur les marchés de l’étranger. Mais quelle prospérité que celle qui consiste à tenir misérable une classe nombreuse dans l’état, afin d’approvisionner à meilleur marché des étrangers qui profitent des privations que vous vous êtes imposées ! On rencontre des chefs d’industrie qui, toujours prêts à justifier par des argumens les œuvres de leur cupidité, soutiennent que l’ouvrier mieux payé travaillerait moins, et qu’il est bon qu’il soit stimulé par le besoin. Smith, qui avait beaucoup vu et parfaitement bien observé, n’est pas de leur avis. Je le laisserai s’expliquer lui-même.

« Une récompense libérale du travail, dit cet auteur, en même temps qu’elle favorise la propagation de la classe laborieuse, augmente son industrie, qui, semblable à toutes les qualités humaines, s’accroît par la valeur des encouragemens qu’elle reçoit. Une nourriture abondante fortifie le corps de l’homme qui travaille ; la possibilité d’étendre son bien-être et de se ménager un sort pour l’avenir, en éveille le désir, et ce désir l’excite aux plus vigoureux efforts. Partout où les salaires sont élevés, nous voyons les ouvriers plus intelligens et plus expéditifs ; ils le [381] sont plus en Angleterre qu’en Écosse, plus dans le voisinage des grandes villes que dans les villages éloignés. Quelques ouvriers, à la vérité, quand ils gagnent en quatre jours de quoi vivre pendant toute la semaine, restent oisifs les trois autres jours ; mais cette inconduite n’est point générale ; il est plus commun de voir ceux qui sont bien payés, à la pièce, ruiner leur santé en peu d’années par un excès de travail [332]. »

§ V. — De l’Indépendance née chez les modernes des progrès de l’Industrie.

L’économie politique a été la même dans tous les temps. Même aux époques où les principes en étaient méconnus, ils agissaient de la manière exposée dans cet ouvrage ; des causes pareilles étaient toujours suivies de résultats semblables : Tyr s’enrichissait par les mêmes moyens qu’Amsterdam. Mais ce qui a beaucoup changé à la suite des développemens de l’industrie, c’est l’état des sociétés.

Les peuples anciens n’étaient pas, dans l’industrie agricole, inférieurs aux modernes à beaucoup près autant que dans les autres arts industriels. Or, comme les produits de l’agriculture sont les plus favorables à la multiplication de l’espèce humaine, il y avait chez eux beaucoup plus d’hommes inoccupés que chez nous. Ceux qui n’avaient que peu ou point de terres, ne pouvant vivre de l’industrie et des capitaux qui leur manquaient, et trop fiers pour exercer auprès de leurs concitoyens des emplois serviles qu’on abandonnait aux esclaves, vivaient d’emprunts qu’ils étaient toujours hors d’état d’acquitter, et réclamaient des partages de biens dont l’exécution n’était pas praticable. Il fallait, pour les satisfaire, que les hommes les plus considérables de chaque nation les conduisissent à la guerre, et, de retour dans la cité, les entretinssent au moyen des dépouilles conquises sur l’ennemi, ou à leurs propres dépens. De là les troubles civils qui agitaient les nations de l’antiquité ; de là leurs guerres perpétuelles ; de là le trafic des votes ; de là ces nombreuses clientelles d’un Marius et d’un Sylla, d’un Pompée et d’un César, d’un Antoine et d’un Octave ; jusqu’à ce qu’enfin le peuple romain tout entier ait formé la cour d’un Caligula, d’un Héliogabale et de beaucoup d’autres monstres qui étaient obligés de le nourrir en l’opprimant.

Le sort des villes industrieuses, de Tyr, de Corinthe, de Carthage, n’était pas tout-à-fait le même ; mais elles devaient succomber devant des guerriers moins riches qu’elles, plus aguerris, et qui obéissaient à l’ [382] impulsion du besoin. La civilisation et l’industrie devinrent toujours la proie de la barbarie et de la pauvreté, jusqu’à ce qu’enfin Rome elle-même disparut devant les Goths et les Vandales.

L’Europe, replongée dans la barbarie au moyen âge, éprouva un sort plus triste encore, mais analogue à celui des premiers temps de la Grèce et de l’Italie. Chaque baron ou grand propriétaire avait, sous différentes dénominations, une clientelle d’hommes qui vivaient sur leurs domaines, et suivaient leurs drapeaux dans les guerres intestines et dans les guerres étrangères.

J’entreprendrais sur la tâche de l’historien, si je signalais les causes qui ont graduellement développé l’industrie depuis ces temps de barbarie jusqu’à nous ; mais je ferai seulement remarquer le changement notable qui s’est opéré, et les suites de ce changement. L’industrie a fourni à la masse de la population les moyens d’exister sans être dépendante des grands propriétaires, et sans les menacer perpétuellement. Cette industrie s’est alimentée des capitaux qu’elle-même a su accumuler. Dès-lors plus de clientelles : le plus pauvre citoyen a pu se passer de patron, et se mettre, pour subsister, sous la protection de son talent. De là la constitution de la société dans les temps modernes, où les nations se maintiennent par elles-mêmes, et où les gouvernemens tirent de leurs sujets les secours qu’ils leur accordaient jadis.

Les succès obtenus par les arts et par le commerce ont fait sentir leur importance. On n’a plus fait la guerre pour se piller et détruire les sources mêmes de l’opulence ; on s’est battu pour se les disputer. Depuis deux siècles, toutes les guerres qui n’ont pas eu pour motif une puérile vanité, ont eu pour objet de s’arracher une colonie ou bien une branche de commerce. Ce ne sont plus des barbares qui ont pillé des nations industrieuses et civilisées ; ce sont des nations civilisées qui ont lutté entre elles, et celle qui a vaincu s’est bien gardée de détruire les fondemens de son pouvoir en dépouillant le pays conquis. L’invasion de la Grèce par les turcs, au quinzième siècle, paraît devoir être le dernier triomphe de la barbarie sur la civilisation. La portion industrieuse et civilisée du globe est heureusement devenue trop considérable par rapport à l’autre, pour malheur. Les progrès mêmes de l’art de la guerre ne permettent plus aucun succès durable à des barbares. Les instrumens de la guerre exigent le développement d’une industrie très-perfectionnée. Des armées beaucoup plus nombreuses que celles qu’on levait autrefois, ne peuvent se recruter qu’au moyen d’une [383] population considérable ; et les seuls pays civilisés peuvent être fort populeux. Enfin, des armées nombreuses, et des munitions de guerre et de bouche proportionnées entraînent, des dépenses énormes auxquelles une industrie active et des accumulations multipliées, qui ne se rencontrent que chez des peuples très-avancés, suffisent à peine.

Un dernier progrès reste à faire, et il sera dû à la connaissance plus généralement répandue des principes de l’économie politique. On reconnaîtra que lorsqu’on livre des combats pour conserver une colonie ou un monopole, on court après un avantage qu’on paie toujours trop cher ; on s’apercevra qu’on n’achète jamais les produits du dehors, fût-ce dans des colonies sujettes, qu’avec des produits de l’intérieur ; que c’est par conséquent à la production de l’intérieur qu’il faut s’attacher par-dessus tout ; et que cette production n’est jamais si favorisée que par la paix la plus générale, les lois les plus douces, les communications les plus faciles. Le sort des nations dépendra désormais, non d’une prépondérance incertaine et toujours précaire, mais de leurs lumières. Les gouvernemens, ne pouvant se maintenir qu’à l’aide des producteurs, tomberont toujours plus dans leur dépendance ; toute nation qui saura se rendre maîtresse de ses subsides, sera toujours sûre d’être bien gouvernée ; et toute autorité qui méconnaîtra l’état du siècle, se perdra ; car c’est contre la nature des choses qu’elle entreprendra de lutter.

CHAPITRE VIII. Du Revenu des Capitaux.

L’impossibilité d’obtenir aucun produit sans le concours d’un capital, met les consommateurs dans l’obligation de payer, pour chaque produit, un prix suffisant pour que l’entrepreneur qui se charge de sa production, puisse acheter le service de cet instrument nécessaire. Ainsi, soit que le propriétaire d’un capital l’emploie lui-même dans une entreprise, soit qu’étant entrepreneur, mais que n’ayant pas assez de fonds pour faire aller son affaire, il en emprunte, la valeur de ses produits ne l’indemnise de ses frais de production, qu’autant que cette valeur, indépendamment d’un profit qui le dédommage de ses peines, lui en procure un autre qui soit la compensation du service rendu par son capital.

C’est la rétribution obtenue pour ce service, qui est désignée ici par l’expression de revenu des capitaux.

[384]

Le revenu d’un capitaliste est déterminé d’avance quand il prête son instrument et en tire un intérêt convenu ; il est éventuel et dépend de la valeur qu’aura le produit auquel le capital a concouru, quand l’entrepreneur l’emploie pour son compte. Dans ce cas, le capital, ou la portion du capital qu’il a empruntée et qu’il fait valoir, peut lui rendre plus ou moins que l’intérêt qu’il en paie.

Des considérations sur l’intérêt des capitaux prêtés pouvant jeter du jour sur les profits que les capitaux rendent à l’emploi, il peut être utile de se former d’abord de justes idées sur la nature et les variations de l’intérêt.

§ I. — Du Prêt à intérêt.

L’intérêt des capitaux prêtés, mal à propos nommé intérêt de l’argent, s’appelait auparavant usure (loyer de l’usage, de la jouissance), et c’était le mot propre, puisque l’intérêt est un prix, un loyer qu’on paie pour avoir la jouissance d’une valeur. Mais ce mot est devenu odieux ; il ne réveille plus que l’idée d’un intérêt illégal, exorbitant, et on lui en a substitué un autre plus honnête et moins expressif, selon la coutume.

Avant que l’on connût les fonctions et l’utilité d’un capital, peut-être regardait-on la redevance imposée par le prêteur à l’emprunteur, comme un abus introduit en faveur du plus riche au préjudice du plus pauvre. Il se peut encore que l’épargne, seul moyen d’amasser des capitaux, fût considérée comme l’effet d’une avarice nuisible au public, qui regardait comme perdus pour lui les revenus que les grands propriétaires ne dépensaient pas. On ignorait que l’argent épargné pour le faire valoir, est dépensé tout de même (puisque, si on l’enfouissait, on ne le ferait pas valoir), qu’il est dépensé d’une manière cent fois plus profitable à l’indigence [333], et qu’un homme laborieux n’est jamais assuré de pouvoir gagner sa subsistance que là où il se trouve un capital mis en réserve pour l’occuper. Ce préjugé contre les riches qui ne dépensent pas tout leur revenu, est encore dans beaucoup de têtes ; mais autrefois il était général ; il était partagé même par les prêteurs, qu’on voyait, honteux du rôle qu’ils jouaient, employer, pour toucher un profit très-juste et très-utile à la société, le ministère des gens les plus décriés.

Il ne faut donc pas s’étonner que les lois ecclésiastiques, et à plusieurs époques les lois civiles elles-mêmes, aient proscrit le prêt à intérêt, et [385] que, durant tout le moyen âge, dans les grands états de l’Europe, ce trafic, réputé infâme, ait été abandonné aux juifs. Le peu d’industrie de ces temps-là s’alimentait des maigres capitaux des marchands et artisans eux-mêmes ; l’industrie agricole, celle qui se pratiquait avec le plus de succès, marchait au moyen des avances des seigneurs et des grands propriétaires qui fesaient travailler des serfs ou des métayers. On empruntait, moins pour trafiquer avantageusement, que pour satisfaire à un besoin pressant ; exiger alors un intérêt n’était autre chose qu’asseoir un profit sur la détresse de son prochain, et l’on conçoit que les principes d’une religion toute fraternelle dans son origine, comme était la religion chrétienne, devaient réprouver un tel calcul, qui, maintenant encore, est inconnu des âmes généreuses et condamné par les maximes de la morale la plus ordinaire. Montesquieu [334] attribue à cette proscription du prêt à intérêt la décadence du commerce : c’est une des raisons de sa décadence, mais il y en avait beaucoup d’autres.

Les progrès de l’industrie ont fait considérer un capital prêté sous un tout autre jour. Ce n’est plus maintenant, dans les cas ordinaires, un secours dont on a besoin ; c’est un agent, un outil dont celui qui l’emploie peut se servir très-utilement pour la société, et avec un grand bénéfice pour lui-même. Dès-lors il n’y a pas plus d’avarice ni d’immoralité à en tirer un loyer, qu’à tirer un fermage de sa terre, un salaire de son industrie ; c’est une compensation équitable, fondée sur une convenance réciproque ; et la convention entre l’entrepreneur et le prêteur, par laquelle ce loyer est fixé, est du même genre que toutes les conventions.

Mais dans l’échange ordinaire, tout est terminé quand l’échange est consommé ; tandis que dans le prêt il s’agit encore d’évaluer le risque que court le prêteur, de ne pas rentrer en possession de la totalité ou d’une partie de son capital. Ce risque est apprécié et payé au moyen d’une autre portion d’intérêt ajoutée à la première, et qui forme une véritable prime d’assurance.

Toutes les fois qu’il est question d’intérêts de fonds, il faut soigneusement distinguer ces deux parties dont ils se composent, sous peine d’en raisonner tout de travers, et souvent de faire, soit comme particulier, soit comme agent de l’autorité publique, des opérations inutiles ou fâcheuses.

C’est ainsi qu’on a constamment réveillé l’usure, quand on a voulu limiter le taux de l’intérêt ou l’abolir entièrement. Plus les menaces étaient [386] violentes, plus l’exécution en était rigoureuse, et plus l’intérêt de l’argent s’élevait : c’était le résultat de la marche ordinaire des choses. Plus on augmentait les risques du prêteur, et plus il avait besoin de s’en dédommager par une forte prime d’assurance. À Rome, pendant tout le temps de la république, l’intérêt de l’argent fut énorme ; on l’aurait deviné si l’on ne l’avait pas su : les débiteurs, qui étaient les plébéiens, menaçaient continuellement leurs créanciers, qui étaient les patriciens. Mahomet a proscrit le prêt à intérêt ; qu’arrive-t-il dans les états musulmans ? On prête à usure : il faut bien que le prêteur s’indemnise de l’usage de son capital qu’il cède, et de plus, du péril de la contravention. La même chose est arrivée chez les chrétiens aussi long-temps qu’ils ont prohibé le prêt à intérêt ; et quand le besoin d’emprunter le leur fesait tolérer chez les juifs, ceux-ci étaient exposés à tant d’humiliations, d’avanies, d’extorsions, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, qu’un intérêt considérable était seul capable de couvrir des dégoûts et des pertes si multipliés. Des lettres patentes du roi Jean, de l’an 1360, autorisent les juifs à prêter sur gages, en retirant pour chacune livre, ou vingt sous, quatre deniers d’intérêts par semaine, ce qui fait plus de 86 pour cent par an ; mais dès l’année suivante, ce prince, qui pourtant passe pour un des plus fidèles à leur parole que nous ayons eus, fit secrètement diminuer la quantité du métal fin contenue dans les monnaies ; de manière que les prêteurs ne reçurent plus en remboursement une valeur égale à celle qu’ils avaient prêtée.

Cela suffit pour expliquer et pour justifier le gros intérêt qu’ils exigeaient ; sans compter qu’à une époque où l’on empruntait, non pas tant pour former des entreprises industrielles, que pour soutenir des guerres et fournir à des dissipations et à des projets hasardeux, à une époque où les lois étaient sans force et les prêteurs hors d’état d’exercer avec succès une action contre leurs débiteurs, il leur fallait une grosse assurance pour couvrir l’incertitude du remboursement. La prime d’assurance formait la majeure partie de ce qui portait le nom d’intérêt ou d’usure ; et l’intérêt véritable, le loyer pour l’usage du capital, se réduisait à fort peu de chose. Je dis à fort peu de chose ; car, quoique les capitaux fussent rares, je soupçonne que les emplois productifs étaient plus rares encore. Sur les 86 pour cent d’intérêt payés sous le roi Jean, il n’y avait peut-être pas plus de 3 à 4 pour cent qui représentassent le service productif des capitaux prêtés ; tous les services productifs sont mieux payés de nos jours qu’ils ne l’étaient alors, et le service productif des capitaux ne peut guère [387] actuellement être évalué à plus de 5 pour cent ; ce qui excède ce taux représente la prime d’assurance réclamée par le prêteur.

Ainsi la baisse de l’assurance, qui forme souvent la plus forte partie de l’intérêt, dépend de la sûreté dont jouit le prêteur ; cette sûreté, à son tour, dépend principalement de trois circonstances, savoir : 1° de la sûreté de l’emploi ; 2° des facultés, du caractère personnel de l’emprunteur, et 3° de la bonne administration du pays où il réside.

Nous venons de voir que l’emploi hasardeux que l’on fesait de l’argent emprunté, dans le moyen âge, entrait pour beaucoup dans la forte prime d’assurance payée au prêteur. Il en est de même, quoiqu’à un moindre degré, pour tous les emplois hasardeux. Les athéniens distinguaient jadis l’intérêt maritime de l’intérêt terrestre ; le premier allait à 30 pour cent, plus ou moins, par voyage, soit au Pont-Euxin, soit dans un des ports de la Méditerranée [335]. On pouvait bien exécuter deux de ces voyages par an ; ce qui fesait revenir l’intérêt annuel à 60 pour cent environ, tandis que l’intérêt terrestre ordinaire était de 12 pour cent. Si l’on suppose que, dans les 12 pour cent de l’intérêt terrestre, il y en avait la moitié pour couvrir le risque du prêteur, on trouvera que le seul usage annuel de l’argent, à Athènes, valait 6 pour cent, estimation que je crois encore au-dessus de la vérité ; mais en la supposant bonne, il y avait donc dans l’intérêt maritime 54 pour cent payés pour l’assurance du prêteur ! Il faut attribuer cet énorme risque, d’une part, aux mœurs encore barbares des nations avec lesquelles on trafiquait ; les peuples étaient bien plus étrangers les uns aux autres qu’ils ne sont de nos jours, et les lois et usages commerciaux bien moins respectés ; il faut l’attribuer, d’une autre part, à l’imperfection de l’art de la navigation. On courait plus de risques pour aller du Pirée à Trébizonde, quoiqu’il n’y eût pas trois cents lieues à faire, qu’on n’en court à présent pour aller de Lorient à Canton, en parcourant une distance de sept mille lieues. Les progrès de la géographie et de la navigation ont ainsi contribué à faire baisser le taux de l’intérêt, et par suite les frais de production.

On emprunte quelquefois, non pour faire valoir la valeur empruntée, mais pour la dépenser stérilement. De tels emprunts doivent toujours être fort suspects au prêteur ; car une dépense stérile ne fournit à l’emprunteur ni de quoi rendre le principal, ni de quoi payer les intérêts. S’il a un revenu sur lequel il puisse assigner la restitution, c’est une manière d’ [388] anticiper sur ses revenus. Si ce qu’il emprunte ne peut être remboursé que sur un capital, un fonds, c’est une manière de dissiper son fonds. S’il n’a pour rembourser ni fonds ni revenus, c’est la propriété de son prêteur qu’il dissipe.

Dans l’influence que la nature de l’emploi exerce sur le taux de l’intérêt, il faut comprendre la durée du prêt : l’intérêt est moins élevé quand le prêteur peut faire rentrer ses fonds à volonté, ou du moins dans un terme très-court, soit à cause de l’avantage réel de disposer de son capital quand il veut, soit qu’on redoute moins un risque auquel on croit pouvoir se soustraire avant d’en être atteint. La faculté de pouvoir négocier sur la place les effets au porteur des gouvernemens modernes, entre pour beaucoup dans le bas intérêt auquel plusieurs d’entre eux parviennent à emprunter. Cet intérêt ne paie pas, selon moi, le risque des prêteurs ; mais ceux-ci espèrent toujours vendre leurs effets publics avant le moment de la catastrophe, s’ils venaient à la craindre sérieusement. Les effets non négociables portent un intérêt bien plus fort ; telles étaient en France les rentes viagères, que le gouvernement français payait en général sur le pied de dix pour cent, taux élevé pour de jeunes têtes ; aussi les génevois firent-ils une excellente spéculation en plaçant leurs rentes viagères sur trente têtes connues, et pour ainsi dire publiques. Ils en firent par là des effets négociables, et attachèrent à un effet négociable, l’intérêt qu’on avait été forcé de payer pour une avance qui ne l’était pas.

Quant à l’influence du caractère personnel et des facultés de l’emprunteur sur le montant de l’assurance, elle est incontestable : elle constitue ce qu’on appelle le crédit personnel, et l’on sait qu’une personne qui a du crédit, emprunte à meilleur marché qu’une personne qui n’en a pas. Ce qui, après la probité bien reconnue, assure le mieux le crédit d’un particulier comme d’un gouvernement, c’est l’expérience de l’exactitude qu’ils mettent à acquitter leurs engagemens ; c’est la première base du crédit, et, en général, elle n’est pas trompeuse.

Quoi ! Dira-t-on, un homme qui n’a jamais manqué d’acquitter ses dettes ne peut-il pas y manquer au premier jour ? — Non ; il est peu probable qu’il le fasse, surtout si l’on a de son exactitude une expérience un peu longue. En effet, pour qu’il ait acquitté exactement ses dettes, il faut qu’il ait toujours eu entre ses mains des valeurs suffisantes pour y faire face : c’est le cas d’un homme qui a plus de propriétés que de dettes, ce qui est un fort bon motif pour lui accorder de la confiance ; ou bien, il faut qu’il ait toujours si bien pris ses mesures et fait des spéculations tellement [389] sûres, que ses rentrées n’aient jamais manqué d’arriver avant ses échéances : or, cette habileté, cette prudence, sont encore de fort bons garans pour l’avenir. Voilà pourquoi un négociant à qui il est arrivé de manquer à un de ses engagemens, ou qui seulement a hésité à le remplir, perd tout crédit.

Enfin la bonne administration du pays où réside le débiteur, diminue les risques du créancier, et par conséquent la prime d’assurance qu’il est obligé de se ménager pour couvrir ses risques. Le taux de l’intérêt hausse toutes les fois que les lois et l’administration ne savent pas garantir l’exécution des engagemens. C’est bien pis lorsqu’elles excitent à les violer, comme dans le cas où elles autorisent à ne pas payer ; où elles ne reconnaissent pas la validité des obligations contractées de bonne foi.

Les contraintes établies contre les débiteurs insolvables, ont presque toujours été regardées comme contraires à ceux qui ont besoin d’emprunter : elles leur sont favorables. On prête plus volontiers, et à meilleur marché, là où les droits du prêteur sont plus solidement appuyés par les lois. C’est d’ailleurs un encouragement à la formation des capitaux : dans les lieux où l’on ne croit pas pouvoir disposer avec sûreté de son épargne, chacun est fort enclin à consommer la totalité de son revenu. Peut-être faut-il chercher dans cette considération l’explication d’un phénomène moral assez curieux ; c’est cette avidité de jouissances qui se développe ordinairement avec fureur dans les temps de troubles et de désordres [336].

En parlant de la nécessité des contraintes envers les débiteurs, je ne prétends pas cependant recommander les rigueurs de l’emprisonnement : emprisonner un débiteur, c’est lui ordonner de s’acquitter et lui en ravir les moyens. La loi des Indous me semble plus sage ; elle donne au créancier le droit de saisir son débiteur insolvable, de l’enfermer chez lui, et de le faire travailler à son profit [337]. Mais quels que soient les moyens dont l’autorité publique se serve pour contraindre les gens à payer leurs dettes, ils sont tous inefficaces partout où la faveur peut parler plus haut que la loi : du moment que le débiteur est ou peut espérer de se mettre au-dessus [390] des atteintes de son créancier, celui-ci court un risque, et ce risque a une valeur.

Après avoir dégagé du taux de l’intérêt ce qui tient à une prime d’assurance payée au prêteur comme un équivalent du risque de perdre, en tout ou en partie, son capital, il nous reste l’intérêt pur et simple, le véritable loyer qui paie l’utilité et l’usage d’un capital.

Or, cette portion de l’intérêt est d’autant plus élevée, que la quantité des capitaux à prêter est moindre, et que la quantité de capitaux demandée pour être empruntée, est plus forte ; et, de son côté, la quantité demandée est d’autant plus considérable, que les emplois de fonds sont plus nombreux et plus lucratifs. Ainsi, une hausse dans le taux de l’intérêt n’indique pas toujours que les capitaux deviennent plus rares ; elle peut aussi indiquer que les emplois deviennent plus faciles et plus productifs. C’est ce qu’observa Smith, après la guerre heureuse que les anglais terminèrent par la paix de 1763 [338]. Le taux de l’intérêt haussa : les acquisitions importantes que l’Angleterre venait de faire, ouvraient une nouvelle carrière au commerce et invitaient à de nouvelles spéculations ; les capitaux ne furent pas plus rares, mais la demande des capitaux devint plus forte, et la hausse des intérêts qui s’ensuivit, et qui est ordinairement un signe d’appauvrissement, fut, dans ce cas-ci, occasionnée par l’ouverture d’une nouvelle source de richesses.

La France a vu, en 1812, une cause contraire produire des effets opposés : une guerre longue, destructive, et qui fermait presque toute communication extérieure, des contributions énormes, des priviléges désastreux, des opérations de commerce faites par le gouvernement lui-même, des tarifs de douanes arbitrairement changés, des confiscations, des destructions, des vexations, et en général un système d’administration avide, hostile envers les citoyens, avaient rendu toutes les spéculations industrielles pénibles, hasardeuses, ruineuses ; quoique la masse des capitaux allât probablement en déclinant, les emplois utiles qu’on en pouvait faire, étaient devenus si rares et si dangereux, que jamais l’intérêt ne tomba, en France, aussi bas qu’à cette époque, et ce qui est ordinairement le signe d’une grande prospérité, devint alors l’effet d’une grande détresse.

Ces exceptions confirment la loi générale et permanente, qui veut que plus les capitaux disponibles sont abondans en proportion de l’étendue des emplois, et plus on voie baisser l’intérêt des capitaux prêtés. Quant à [391] la quantité des capitaux disponibles, elle tient aux épargnes précédemment faites. Je renvoie pour cela à ce que j’ai dit sur la formation des capitaux [339].

Quand on veut que tous les capitaux qui demandent des emprunteurs, et que toutes les industries qui réclament des capitaux trouvent de part et d’autre de quoi se satisfaire, on laisse la plus grande liberté de contracter dans tout ce qui tient au prêt à intérêt. Au moyen de cette liberté, il est difficile que des capitaux disponibles restent sans être employés, et il devient dès-lors présumable qu’il y a autant d’industrie mise en activité que le comporte l’état actuel de la société.

Mais il convient de donner une très-grande attention à ces mots : la quantité des capitaux disponibles ; car c’est cette quantité seulement qui influe sur le taux de l’intérêt ; c’est des seuls capitaux dont on peut et dont on veut disposer, qu’on peut dire qu’ils sont dans la circulation ; un capital dont l’emploi est trouvé et commencé, n’étant plus offert, ne fait plus partie de la masse des capitaux qui sont dans la circulation ; son prêteur n’est plus en concurrence avec les autres prêteurs, à moins que l’emploi ne soit tel que le capital puisse être facilement réalisé de nouveau pour être appliqué à un autre emploi.

Ainsi, un capital prêté à un négociant et qu’on peut retirer de ses mains en le prévenant peu de temps d’avance, et encore mieux un capital employé à escompter des lettres de change (ce qui est un moyen de prêter au commerce), sont des capitaux facilement disponibles, et qu’on peut consacrer à tout autre emploi qu’on jugerait préférable.

Il en est à peu près de même d’un capital que son maître emploierait par lui-même à un commerce facile à liquider, comme celui des épiceries. La vente des marchandises de ce genre, au cours, est une opération [392] facile et exécutable en tout temps. Une valeur ainsi employée peut être réalisée, rendue, si elle était empruntée, prêtée de nouveau, employée dans un autre commerce, ou appliquée à tout autre usage. Si elle n’est pas toujours actuellement dans la circulation, elle y est au moins très-prochainement ; et la plus prochainement disponible de toutes les valeurs, est celle qui est en monnaie. Mais un capital dont on a construit un moulin, une usine, et même des machines mobilière et de petites dimensions, est un capital engagé, et qui, ne pouvant désormais servir à aucun autre usage, est retiré de la masse des capitaux en circulation, et ne peut plus prétendre à aucun autre profit que celui de la production à laquelle il est voué. Et remarquez qu’un moulin, une machine, ont beau être vendus, leur valeur capitale n’est point par là restituée à la circulation ; si le vendeur en dispose, l’acheteur ne dispose plus du capital qu’il a consacré à cette acquisition. La somme des capitaux disponibles reste la même.

Cette remarque est importante pour apprécier justement les cause déterminantes, non-seulement du taux de l’intérêt des capitaux qu’on prête, mais aussi des profits qu’on fait sur les capitaux qu’on emploie, et dont il sera question tout à l’heure.

On s’imagine quelquefois que le crédit multiplie les capitaux. Cette erreur, qui se trouve fréquemment reproduite dans une foule d’ouvrages, dont quelques-uns sont même écrits ex professo sur l’économie politique, suppose une ignorance absolue de la nature et des fonctions des capitaux. Un capital est toujours une valeur très-réelle, et fixée dans une matière ; car les produits immatériels ne sont pas susceptibles d’accumulation. Or, un produit matériel ne saurait être en deux endroits à la fois, et servir à deux personnes en même temps. Les constructions, les machines, les provisions, les marchandises qui composent mon capital, peuvent en totalité être des valeurs que j’ai empruntées : dans ce cas, j’exerce une industrie avec un capital qui ne m’appartient pas, et que je loue ; mais, à coup sûr, ce capital que j’emploie n’est pas employé par un autre. Celui qui me le prête s’est interdit le pouvoir de le faire travailler ailleurs. Cent personnes peuvent mériter la même confiance que moi ; mais ce crédit, cette confiance méritée ne multiplie pas la somme des capitaux disponibles ; elle fait seulement qu’on garde moins de capitaux sans les faire valoir [340].

[393]

On n’exigera pas que j’essaie d’apprécier la force des motifs d’attachement, de parenté, de générosité, de reconnaissance, qui font quelquefois prêter un capital, ou influent sur l’intérêt qu’on en tire. Chaque lecteur doit évaluer lui-même l’influence des causes morales sur les faits économiques, les seuls qui puissent nous occuper ici.

Forcer les capitalistes à ne prêter qu’à un certain taux, c’est taxer la denrée dont ils sont marchands ; c’est la soumettre à un maximum ; c’est ôter de la masse des capitaux en circulation tous ceux qui ne sauraient s’accommoder de l’intérêt fixé. Les lois de ce genre sont si mauvaises, qu’il est heureux qu’elles soient violées. Elles le sont presque toujours ; le besoin d’emprunter et le besoin de prêter s’entendent pour les éluder, ce qui devient facile en stipulant des avantages qui ne portent pas le nom d’ intérêts, mais qui ne sont au fond qu’une portion des intérêts. Tout l’effet qui en résulte est d’élever le taux de l’intérêt par l’augmentation des risques auxquels on expose le prêteur.

Ce qu’il y a de piquant, c’est que les gouvernemens qui ont fixé le taux de l’intérêt, ont presque toujours donné l’exemple de violer leurs propres lois, et payé, dans leurs emprunts, un intérêt supérieur à l’intérêt légal.

Il convient que la loi fixe un intérêt, mais c’est pour les cas seulement où il est dû sans qu’il y ait eu de stipulation préalable, comme lorsqu’un jugement ordonne la restitution d’une somme avec les intérêts. Il me semble que ce taux doit être fixé par la loi au niveau des plus bas intérêts payés dans la société, parce que le taux le plus bas est celui des emplois les plus sûrs. Or, la justice peut bien vouloir que le détenteur d’un capital le rende, et même avec les intérêts ; mais pour qu’il le rende, il faut [394] qu’elle le suppose encore entre ses mains ; et elle ne peut le supposer entre ses mains qu’autant qu’il l’a fait valoir de la manière la moins hasardeuse, et par conséquent qu’il en a retiré le plus bas de tous les intérêts.

Mais ce taux ne devrait pas porter le nom d’intérêt légal, par la raison qu’il ne doit point y avoir d’intérêt illégal, pas plus qu’il n’y a un cours des changes illégal, un prix illégal pour le vin, la toile et les autres denrées.

C’est ici le lieu de combattre une erreur bien généralement répandue.

Comme les capitaux, au moment qu’on les prête, se prêtent ordinairement en monnaie, on s’est imaginé que l’abondance de l’argent était la même chose que l’abondance des capitaux, et que c’était l’abondance de l’argent qui fesait baisser le taux de l’intérêt ; de là ces expressions fautives, employées par les gens d’affaires : l’argent est rare, l’argent est abondant, très-analogues au surplus avec cette autre expression également fautive : intérêt de l’argent. Le fait est que l’abondance ou la rareté de l’argent, de la monnaie, ou de tout ce qui en tient lieu, n’influe pas du tout sur le taux de l’intérêt, pas plus que l’abondance ou la rareté de la cannelle, du froment, ou des étoffes de soie. La chose prêtée n’est point telle ou telle marchandise, ou de l’argent, qui n’est lui-même qu’une marchandise ; ce qu’on prête est une valeur accumulée et consacrée à un placement.

Celui qui veut prêter, réalise en monnaie la somme de valeur qu’il destine à cet usage, et à peine l’emprunteur l’a-t-il à sa disposition, qu’il échange cet argent contre autre chose ; l’argent qui a servi à cette opération s’en va servir à une autre opération pareille, ou à toute autre opération ; que sais-je, au paiement de l’impôt, à la solde de l’armée. La valeur prêtée n’a été que momentanément sous forme de monnaie, de même que nous avons vu un revenu, qu’on reçoit et qu’on dépense, se montrer passagèrement sous une forme semblable, et les mêmes pièces de monnaie servir cent fois dans une année à payer autant de portions de revenus.

De même, lorsqu’une somme d’argent a fait passer une valeur capitale (une valeur fesant office de capital) de la main d’un prêteur à celle d’un emprunteur, le même argent peut aller, après plusieurs échanges, servir à un autre prêteur pour un autre emprunteur, sans que le premier soit pour cela dessaisi de la valeur qu’il a empruntée. Celle-ci a déjà changé de forme ; il en a peut-être acheté des matières premières pour ses fabriques, et c’est alors de la valeur de ces matières premières qu’il paie [395] l’intérêt, et non de la somme d’argent qui n’appartient plus ni à son prêteur, ni à lui. Si la même somme d’argent doit servir à un nouveau prêt, il faut auparavant que le nouveau prêteur l’acquierre au prix de la valeur capitale qui est en sa possession, et c’est cette dernière valeur, fruit d’une autre accumulation, qui est la valeur prêtée. La même somme ne représente jamais deux capitaux à la fois.

On peut prêter ou emprunter en toute espèce de marchandise de même qu’en argent, et ce n’est pas cette circonstance qui fait varier le taux de l’intérêt. Rien même n’est plus commun dans le commerce que de prêter et emprunter autrement qu’en argent. Lorsqu’un manufacturier achète des matières premières à terme, il emprunte réellement en laine ou en coton ; il se sert dans son entreprise de la valeur de ces marchandises, et la nature de ces marchandises n’influe en rien sur l’intérêt qu’il bonifie à son vendeur [341]. L’abondance ou la rareté de la marchandise prêtée n’influe que sur son prix relativement aux autres marchandises, et n’influe en rien sur le taux de l’intérêt. Ainsi, quand l’argent est venu à baisser en [396] Europe au sixième de son ancienne valeur, il a fallu, pour prêter le même capital, donner six fois plus d’argent ; mais l’intérêt est resté le même. La quantité d’argent viendrait à décupler dans le monde, que les capitaux disponibles pourraient n’être pas plus abondans [342].

C’est donc bien à tort qu’on se sert du mot intérêt de l’argent, et c’est probablement à cette expression vicieuse qu’on doit d’avoir regardé l’abondance ou la rareté de l’argent comme pouvant influer sur le taux de l’intérêt [343]. Law, Montesquieu, et le judicieux Locke lui-même, dans un écrit dont le but était de chercher les moyens de faire baisser l’intérêt de l’argent, s’y sont trompés. Faut-il être surpris que d’autres s’y soient trompés après eux ? La théorie de l’intérêt est demeurée couverte d’un voile épais jusqu’à Hume et Smith [344] qui l’ont levé. Cette matière ne sera jamais claire que pour ceux qui se formeront une idée juste de ce qui est appelé capital dans tout le cours de cet ouvrage ; qui concevront que, lorsqu’on emprunte, ce n’est pas telle ou telle denrée ou marchandise qu’on emprunte, mais une valeur, portion de la valeur du capital [397] prêtable de la société, et que le tant pour cent qu’on paie pour l’usage de cette portion du capital dépend du rapport entre la quantité de capitaux qu’on offre de prêter et la quantité qu’on demande à emprunter, en chaque lieu, sans avoir aucun rapport à la nature de la marchandise, monnaie ou autre, dont on se sert pour transmettre la valeur prêtée.

§ II. — Des Profits des capitaux.

Soit qu’un entrepreneur ait emprunté le capital qui sert à son entreprise, soit qu’il le possède en toute propriété, il en tire, au moment où il vend ses produits, un profit indépendant du profit qui représente le salaire de son talent et de ses travaux. L’intérêt qu’un capitaliste obtient d’un capital prêté est pour nous la preuve qu’on retire un profit d’un capital qu’on fait valoir. Quel entrepreneur, en effet, pourrait, d’une manière suivie, consentir à payer un intérêt, s’il ne trouvait pas dans le prix auquel il vend ses produits, un profit qui l’indemnise tout au moins du loyer que son capital lui coûte ? Et lorsqu’il est propriétaire de son capital, si, en fesant valoir par lui-même ce capital, il n’en tirait rien au-delà du salaire de ses peines, n’est-il pas évident qu’il préférerait le prêter pour en tirer un intérêt, et qu’il louerait séparément ses talens et sa capacité pour en recevoir un salaire [345] ?

Lors donc qu’on veut analyser complétement les faits, il convient de distinguer les profits qu’un entrepreneur retire de son capital, de ce qu’il ne doit qu’à son industrie. Ils sont réels l’un et l’autre dans toute entreprise qui va bien et qui rembourse la totalité des avances qu’elle occasionne ; mais, quoique de nature différente, ils se confondent aisément, ainsi que j’en ai déjà fait la remarque. On rencontre bien des circonstances où il serait cependant utile de les apprécier séparément ; un entrepreneur apprendrait par là quel intérêt il peut, sans imprudence, consentir à payer pour accroître son capital actif ; deux associés, dont l’un fournit plus de capitaux et l’autre plus de travail, sauraient mieux comment régler leurs prétentions respectives.

Une méthode générale de parvenir à une appréciation de ce genre, serait peut-être de comparer la somme moyenne des bénéfices que l’on fait [398] dans les entreprises pareilles, avec leur différence moyenne. Ainsi, par exemple, lorsque deux maisons de commerce, situées dans les mêmes circonstances et exerçant la même industrie, avec un capital chacune de cent mille francs, gagnent, année commune, l’une 24,000 francs, l’autre 6,000, c’est-à-dire, en tout 30,000 francs, on peut supposer que le terme moyen de gains de ce genre de commerce, qui comprennent à la fois les profits résultans des talens industriels et ceux des capitaux, s’élève à 15,000 francs. Et si la plus habile industrie a rendu 18,000 francs de plus que la moindre, nous pouvons supposer qu’une habileté moyenne rend 9,000 francs. Or, 9,000 francs, produit d’une industrie ordinaire, déduits de 15,000 francs, produit des talens industriels et des services capitaux réunis, laissent 6,000 francs de profits attribuables au capital seulement, ou 6 pour cent.

Plusieurs économistes, sur ce fondement que les capitalistes donnent toujours la préférence, toutes choses d’ailleurs égales, aux emplois qui rapportent le plus, présument que les profits des capitaux s’égalisent par la concurrence, et que, si nous voyons des capitaux, engagés dans des entreprises périlleuses rapporter de plus gros profits que d’autres, cette supériorité ne provient que d’une prime d’assurance suffisante pour compenser les pertes auxquelles le capital est exposé. Ils affirment en conséquence que, les pertes déduites, un capital ne rapporte pas plus qu’un autre. Mais quand on observe les faits dans la nature, on s’aperçoit qu’ils ne suivent pas une marche si simple et si rigoureuse.

Bien que les capitaux disponibles se composent de valeurs transportables, et même facilement transportables, ils ne se rendent pas aussi facilement qu’on serait tenté de le croire, dans les lieux où ils obtiendraient de meilleurs profits. Le capitaliste qui en est propriétaire ou l’entrepreneur auquel on pourrait le confier, sont obligés d’entrer dans beaucoup de considérations, indépendamment de celle qui les porte à tirer de leur capital le plus gros profit. On répugne à le transporter chez l’étranger, ou dans un climat inhospitalier, ou même dans une province qui présente peu de ressources pour les plaisirs et la société. On s’est toujours plaint des propriétaires qui négligent de faire à leurs terres les améliorations les plus profitables, parce qu’il faudrait s’en occuper et les habiter constamment. Les gens riches préfèrent le séjour des grandes villes et les entreprises dont elles peuvent être le siége. Les villes sont le marché où les capitaux sont le plus abondans ; et cependant il est difficile de les y emprunter pour aller les faire valoir ailleurs, parce que les capitalistes [399] n’aiment pas à les perdre de vue et à se trouver hors de portée d’en surveiller l’emploi.

Ce n’est pas tout : un capital ne rapporte un profit que lorsqu’il est mis en œuvre par le talent ; et quoique le talent et la conduite aient la principale part au profit qui résulte de leur travail commun, on ne saurait nier que ce profit est fort augmenté par l’augmentation du capital dont le talent dispose [346]. Or, si un capital rapporte plus ou moins selon qu’on le fait valoir avec plus ou moins d’intelligence, les endroits où les affaires sont considérables et les capacités industrielles rares, offriront aux capitaux qui s’y présenteront soutenus par des talens, des profits supérieurs à ceux que gagneront les capitaux privés de cet avantage. Un outil conduit par une main habile, indépendamment de ce que gagne l’habileté qui le dirige, fait plus de profit qu’un outil que fatigue vainement une main incapable. Un instrument de musique produit peu d’effet s’il est mal touché, et ne rend aucun son quand on le laisse entièrement oisif. Des capitaux qui se trouvent dans le même cas, n’entrent point en concurrence avec ceux qui se trouvent en de meilleures mains. Avant l’émancipation de l’Amérique espagnole et portugaise, Cadix et Lisbonne avaient à peu près [400] le monopole du commerce de ces vastes colonies, et soit que les capitaux des portugais et des espagnols ne fussent pas suffisans pour un si grand commerce, soit que leur industrie ne fût pas assez active pour tirer parti de leurs capitaux, les négocians étrangers qui s’y transportaient avec des fonds, y fesaient, en peu d’années, des fortunes considérables. Il en est de même, je crois, de plusieurs établissemens anglais en Russie.

Concluons que les profits qu’on peut tirer de l’emploi des capitaux, varient selon les lieux et les circonstances ; et, malgré la difficulté qu’on éprouve à établir les lois générales qui déterminent ces profits divers, on peut présumer que toutes les circonstances qui contribuent à diminuer, pour chaque emploi, la quantité des capitaux qui se présentent, et à augmenter la quantité que réclament les besoins, tendent à élever les profits auxquels peut prétendre, pour sa quote-part, cet instrument de l’industrie. Dans les pays où l’on a plus généralement des habitudes économiques, comme en Angleterre, les capitaux étant plus communs, leurs profits, soumis à plus de concurrence, sont en général plus restreints. Quand l’ignorance, les préjugés, ou une timidité mal calculée, éloignent les capitaux des professions industrielles, ils s’y présentent en moins grande quantité et y font de plus gros profits. Avec des capacités industrielles égales, ils rendent bien plus en France qu’en Hollande, où non-seulement l’épargne les a rendus abondans, mais où nul préjugé ne les écarte des entreprises de commerce. On en peut juger par le taux de l’intérêt que l’on consent à payer dans l’un et l’autre pays [347].

Si les profits des capitaux baissent à mesure qu’ils deviennent plus abondans, on peut se demander si, dans un pays éminemment industrieux et économe, les capitaux pourraient se multiplier au point que leurs profits se réduisissent à rien. Il est difficile de croire ce cas possible ; car plus les profits capitaux diminuent, et plus diminuent aussi les motifs qui portent les hommes à l’épargne. Il est évident que l’homme qui pourrait épargner [401] une somme sur ses revenus, la dépensera, si cette somme devient incapable d’être employée avec profit ; car après tout elle renferme en elle une source de jouissances, et il y a des jouissances inépuisables, comme celles qui prennent leur source dans des actes de bienfesance et de munificence publique. C’est aussi dans les pays industrieux et économes que de tels actes sont les plus fréquens. En ce cas-ci, comme dans beaucoup d’autres, il n’y a point de causes absolues, mais des effets gradués et proportionnels à l’intensité des causes, et des causes dont l’intensité diminue graduellement à mesure que l’on approche des suppositions extrêmes.

La rétribution qui constitue le profit du capital, fait partie des frais de production des produits qui ne peuvent parvenir à l’existence sans le concours du capital. Pour que de tels produits soient créés, il faut que l’utilité qu’on leur donne élève leur prix assez haut pour rembourser à l’entrepreneur les profits du capital aussi bien que ceux de l’industrie dans tous ses grades, et ceux du fonds de terre. Il est impossible d’adopter l’opinion des écrivains qui pensent que ce prix ne représente que le travail de l’homme. — Les capitaux eux-mêmes, disent-ils, sont le fruit d’un travail antérieur ; il faut les considérer comme un travail accumulé. — En premier lieu, ils ne sont pas le fruit du travail uniquement, mais du concours des travaux, des capitaux et des fonds de terre ; et, en supposant qu’ils fussent le fruit du travail uniquement, il faudrait encore distinguer les produits qui composent le capital, des produits qui résultent de sa coopération. Entre eux se trouve toute la différence d’un fonds à un revenu, la même différence qu’on aperçoit entre une terre et les produits de la terre, entre la valeur d’un champ et la valeur de son loyer. Le fonds est le résultat d’un travail antérieur, j’y consens pour un moment ; mais le revenu est un nouveau produit, fruit d’une opération récente. Quand je prête ou plutôt quand je loue un capital de mille francs pour un an, je vends moyennant 50 francs, plus ou moins, sa coopération d’une année ; et, nonobstant les 50 francs reçus, je n’en retrouve pas moins mon capital de mille francs tout entier, dont je peux, l’année suivante, tirer le même parti que précédemment. Ce capital est un produit antérieur : le profit que j’en ai recueilli dans l’année, est un produit nouveau et tout-à-fait indépendant du travail qui a concouru à la formation du capital lui-même [348].

[402]

Sur ce point, l’analyse de la plupart des écrivains anglais est singulièrement incomplète.

Dans la partie de ce Traité où il est question des produits immatériels, nous avons vu que l’on peut consommer immédiatement l’utilité ou l’agrément que certains capitaux peuvent produire, et qui sont une espèce de revenu. L’utilité qu’on retire d’une maison d’habitation et de son mobilier, est un profit que l’on recueille et que l’on consomme chaque jour. Ce revenu étant nécessairement consommé à mesure qu’il est produit, peut être aussi bien apprécié quand il sera question des consommations ; mais j’ai dû le faire remarquer ici, où il est question des profits qu’on retire des valeurs capitales.

§ III. — Quels sont les emplois de capitaux les plus avantageux pour la société.

L’emploi de capital le plus avantageux pour le capitaliste est celui qui, à sûreté égale, lui rapporte le plus gros intérêt ; mais cet emploi peut ne pas être le plus avantageux pour la société : car le capital a cette propriété, non-seulement d’avoir des revenus qui lui sont propres, mais d’être un moyen pour les terres et pour l’industrie de s’en créer un. Cela restreint le principe que ce qui est le plus productif pour le particulier, l’est aussi pour la société. Un capital prêté dans l’étranger peut bien rapporter à son propriétaire et à la nation le plus gros intérêt possible ; mais il ne sert à étendre ni les revenus des terres, ni ceux de l’industrie de la nation, comme il ferait s’il était employé dans l’intérieur.

Le capital le plus avantageusement employé pour une nation, est celui qui féconde l’industrie agricole ; celui-là provoque le pouvoir productif des terres du pays et du travail du pays. Il augmente à la fois les profits industriels et les profits fonciers.

Un capital employé avec intelligence peut fertiliser jusqu’à des rochers. On voit, dans les Cévennes, dans les Pyrénées, au pays de Vaud, des montagnes entières qui n’étaient qu’un roc décharné, et qui se sont couvertes de cultures florissantes. On a brisé des parties de ce roc avec de la poudre à canon ; des éclats de la pierre, on a construit à différentes hauteurs de petits murs qui soutiennent un peu de terre qu’on y a portée à bras d’hommes. C’est de cette façon que le dos pelé d’une montagne déserte s’est transformé en gradins riches de verdure, de fruits et d’habitans. Les capitaux qui furent les premiers employés à ces industrieuses améliorations, auraient pu rapporter à leurs propriétaires de plus gros [403] profits dans le commerce extérieur ; mais probablement le revenu total du canton serait resté moindre.

Par une conséquence pareille, tous les capitaux employés à tirer parti des forces productives de la nature, sont les plus avantageusement employés. Une machine ingénieuse produit plus que l’intérêt de ce qu’elle a coûté, ou bien fait jouir la société de la diminution de prix qui résulte du travail de la machine ; car la société est autant enrichie par ce qu’elle paie de moins, que par ce qu’elle gagne de plus.

L’emploi le plus productif, après celui-là, pour le pays en général, est celui des manufactures et du commerce intérieur, parce qu’il met en activité une industrie dont les profits sont gagnés dans le pays, tandis que les capitaux employés dans le commerce extérieur font gagner l’industrie et les fonds de terre de toutes les nations indistinctement.

L’emploi le moins favorable à la nation est celui des capitaux occupés au commerce de transport de l’étranger à l’étranger.

Quand une nation a de vastes capitaux, il est bon qu’elle en applique à toutes ces branches d’industrie, puisque toutes sont profitables à peu près au même degré pour les capitalistes, quoiqu’à des degrés différens pour la nation. Qu’importe aux terres hollandaises qui sont dans un état brillant d’entretien et de réparation, qui ne manquent ni de clôtures ni de débouchés ; qu’importe aux nations qui n’ont presque point de territoire, comme naguère étaient Venise, Gênes et Hambourg, qu’un grand nombre de capitaux soient engagés dans le commerce de transport ? Ils ne se dirigent vers cet emploi que parce que d’autres ne les réclament plus. Mais le même commerce, et en général tout commerce extérieur, ne saurait convenir à une nation dont l’agriculture et les fabriques languissent faute de capitaux. Le gouvernement d’une telle nation ferait une haute sottise en encourageant ces branches extérieures d’industrie ; ce serait détourner les capitaux des emplois les plus propres à grossir le revenu national. Le plus grand empire du monde, celui dont le revenu est le plus considérable, puisqu’il nourrit le plus d’habitans, la Chine, laisse faire à peu près tout son commerce extérieur aux étrangers. Sans doute, au point où elle est parvenue, elle gagnerait à étendre ses relations au-dehors ; mais elle n’en est pas moins un exemple frappant de la prospérité où l’on peut parvenir sans cela.

Il est heureux que la pente naturelle des choses entraîne les capitaux préférablement, non là où ils feraient les plus gros profits, mais où leur action est le plus profitable à la société. Les emplois qu’on préfère sont [404] en général les plus proches, et d’abord l’amélioration de ses terres, qu’on regarde comme le plus solide de tous ; ensuite les manufactures et le commerce intérieur ; et, après tout le reste, le commerce extérieur, le commerce de transport, le commerce lointain. Le possesseur d’un capital préfère l’employer près de lui plutôt qu’au loin, et d’autant plus qu’il est riche. Il le regarde comme trop aventuré lorsqu’il faut le perdre de vue long-temps, le confier à des mains étrangères, attendre des retours tardifs, et s’exposer à actionner des débiteurs dont la marche errante ou la législation des autres pays protègent la mauvaise foi. Ce n’est que par l’appât des privilèges et d’un gain forcé, ou par le découragement où l’on jette l’industrie dans l’intérieur, qu’on engage une nation dont les capitaux ne sont pas très abondans, à faire le commerce des Indes ou celui des colonies.

CHAPITRE IX. Des Revenus territoriaux.

§ I. — Des Profits des Fonds de terre [349]

La terre a la faculté de transformer et de rendre propres à notre usage une foule de matières qui nous seraient inutiles sans elle ; par une action que l’art n’a pu imiter encore, elle extrait, combine les sucs nourriciers dont se composent les grains, les fruits, les légumes qui nous alimentent, les bois de construction ou de chauffage, etc. Son action dans la production de toutes ces choses, peut se nommer le service productif de la terre. C’est le premier fondement du profit qu’elle donne à son propriétaire.

Elle lui donne encore des profits en lui livrant les matières utiles que renferme son sein, comme les métaux, les différentes pierres, les charbons, la tourbe, etc.

La terre, ainsi que nous l’avons déjà vu, n’est pas le seul agent de la nature qui ait un pouvoir productif ; mais c’est le seul, ou à peu près, dont l’homme ait pu faire une propriété privée et exclusive, et dont, par [405] suite, le profit soit devenu le profit d’un particulier à l’exclusion d’un autre. L’eau des rivières et de la mer, par la faculté qu’elle a de mettre en mouvement nos machines, de porter nos bateaux, de nourrir des poissons, a bien aussi un pouvoir productif ; le vent qui fait aller nos moulins, et jusqu’à la chaleur du soleil, travaillent pour nous ; mais heureusement personne n’a pu dire : le vent et le soleil m’appartiennent, et le service qu’ils rendent doit m’être payé. Je ne prétends pas insinuer par là que la terre ne dût pas avoir de propriétaire, plus que le soleil et le vent. Il y a entre ces choses une différence essentielle : l’action des dernières est inépuisable ; le service qu’en tire une personne n’empêche pas qu’une autre personne n’en tire un service égal. La mer et le vent, qui transportent mon navire, transportent aussi ceux de mes voisins. Il n’en est pas de même de la terre. Les avances et les travaux que j’y consacre sont perdus si d’autres que moi ont droit de se servir du même terrain. Pour que j’ose risquer des avances, il faut que je sois assuré de jouir des résultats. Et ce qui peut surprendre au premier énoncé, sans en être moins vrai au fond, c’est que le non-propriétaire n’est pas moins intéressé que le propriétaire à l’appropriation du sol. C’est grâce à l’appropriation que le sol est cultivé et que l’on obtient ses produits avec une sorte d’abondance. C’est grâce à l’appropriation du sol et des capitaux, que l’homme qui n’a que ses bras trouve de l’occupation et se fait un revenu. Les sauvages de la Nouvelle-Zélande et de la côte nord-ouest d’Amérique, où la terre est commune à tous, s’arrachent à grande peine le poisson ou le gibier qu’ils peuvent atteindre ; ils sont souvent réduits à se nourrir des plus vils insectes, de vers, d’araignées [350] ; enfin ils se font perpétuellement la guerre par besoin, et se mangent les uns les autres à défaut d’autres alimens ; tandis que le plus mince de nos ouvriers, s’il est valide, s’il est laborieux, a un abri, un vêtement, et peut gagner, tout au moins, sa subsistance.

Le service que rendent les terres est acheté par l’entrepreneur, de même que tous les autres services productifs, et cette avance lui est remboursée par le prix qu’il tire de ses produits. Quand c’est le propriétaire même du terrain qui le fait valoir, il ne paie pas moins l’usage qu’il en fait. S’il ne le cultivait pas lui-même, ne pourrait-il pas louer le terrain ? En le fesant valoir, il fait donc le sacrifice du loyer, et ce sacrifice est une [406] avance dont il n’est remboursé qu’au moment de la vente des produits.

J’ai dit que le service productif de la terre est le premier fondement du profit qu’on en tire ; nous apprécierons tout à l’heure les objections qu’on a élevées contre cette proposition ; en attendant, on peut la regarder comme prouvée par les profits très-divers qu’on tire des différens terrains suivant leur fertilité et les qualités qui les distinguent. Chaque arpent d’un vignoble distingué rapporte dix fois, cent fois ce que rapporte l’arpent d’un terrain médiocre ; et une preuve que c’est la qualité du sol qui est la source de ce revenu, c’est que les capitaux et les travaux employés dans la même entreprise, ne donnent pas en général de plus gros profits que les capitaux et les travaux employés dans d’autres entreprises.

En comparant un bon terrain avec ce qu’il coûte, on pourrait croire qu’il ne rapporte pas plus qu’un mauvais ; et en effet un arpent dont on retire cent francs et qui coûte d’achat trois mille francs, ne rapporte pas plus qu’un arpent dont on retire seulement dix francs, et qui ne coûte que trois cents francs. Dans l’un et l’autre cas, la terre rend à son propriétaire, chaque année, le trentième de sa valeur. Mais qui ne voit que c’est le produit annuel qui a élevé la valeur du fonds ? La valeur du produit comparé avec le prix d’achat fait la rente de la terre, et la rente d’une bonne terre peut n’être pas supérieure à la rente d’une terre médiocre ; tandis que le profit foncier est la valeur du produit annuel comparé avec l’étendue du terrain ; et c’est sous ce rapport que le profit que rend un arpent de bon terrain, peut être cent fois supérieur à celui d’un mauvais.

Toutes les fois qu’on achète une terre avec un capital, ou un capital avec une terre, on est appelé à comparer la rente de l’une avec la rente de l’autre. Une terre qu’on achète avec un capital de cent mille francs pourra ne rapporter que trois à quatre mille francs, tandis que le capital en rapportait cinq ou six. Il faut attribuer la moindre rente dont on se contente en achetant une terre, d’abord à la plus grande solidité du placement, un capital ne pouvant guère contribuer à la production, sans subir plusieurs métamorphoses et plusieurs déplacemens, dont le risque effraie toujours plus ou moins les personnes qui ne sont pas accoutumées aux opérations industrielles, tandis qu’un fonds de terre produit sans changer de nature et sans déplacement. L’attrait et l’agrément qui accompagnent la propriété territoriale, la considération, l’aplomb et le crédit qu’elle procure, les titres même et les priviléges dont elle est accompagnée en certains pays, contribuent encore à cette préférence.

[407]

Une propriété en terre profite toujours des circonstances favorables qui l’entourent et jouit auprès de ses voisins, pour les services qu’elle est capable de rendre, d’une préférence marquée sur les terres plus éloignées ; car les produits de celles-ci sont grevés de plus de frais de transport. Si une grande route ou un canal vient à passer près d’un bien-fonds, s’il s’établit des manufactures dans son voisinage, si la population et la richesse du canton prennent de l’accroissement, le bien-fonds en profite. Des terrains dans le voisinage ou dans l’intérieur d’une grande ville, voient décupler leur produit annuel et par suite la valeur du fonds, par l’importance qu’acquiert la ville ou seulement le quartier où ils se trouvent situés. D’où l’on peut conclure qu’il convient d’acheter des biens-fonds ans les pays et dans les cantons qui prospèrent, et de vendre au contraire quand le pays ou le canton décline.

Par la raison qu’une terre ne peut ni se déguiser ni se transporter, elle est plus exposée à porter le faix des charges publiques, et à devenir l’objet des vexations du pouvoir. Les ravages de la grêle, des gelées, de la guerre, retombent presque toujours sur le propriétaire foncier, qui, dans ces cas-là, quand la terre est affermée, est obligé de faire des remises au fermier [351]. Un capital qui n’est pas engagé, se met sous toutes les formes, et s’emporte où l’on veut. Mieux encore que les hommes, il fuit la tyrannie et les guerres civiles. Son acquisition est plus solide ; car il est impossible d’exercer sur ce genre de biens des reprises et des droits de suite. Il y a bien moins de procès pour des biens mobiliers que pour des terres. Néanmoins il faut que le risque des placemens surpasse tous ces avantages, et qu’on préfère les fonds de terre aux capitaux, puisque les terres coûtent davantage en proportion de ce qu’elles rapportent.

Quel que soit le prix auquel s’échangent mutuellement les terres et les capitaux, il est bon de remarquer que ces échanges ne font varier en rien les quantités respectives de services fonciers et de services capitaux qui sont offertes et mises dans la circulation pour concourir à la production, et que ces prix n’influent en rien par conséquent sur les profits réels et absolus des terres et des capitaux. Après qu’Ariste a vendu une terre à Théodon, ce dernier offre les services provenant de sa terre, au lieu d’Ariste qui les offrait auparavant ; et Ariste offre l’emploi du capital [408] qu’il a reçu de cette vente, et qui était offert auparavant par Théodon.

Ce qui change véritablement la quantité de services fonciers offerts et mis dans la circulation, ce sont des défrichemens, des terres mises en valeur ou dont le produit est augmenté. Des épargnes, des capitaux sont, par le moyen des améliorations foncières, transformés en fonds de terre, et participent à tous les avantages et à tous les inconvéniens de ces derniers. On en peut dire autant des maisons et de tous les capitaux engagés d’une façon immobilière : ils perdent leur nature de capitaux et prennent la nature des fonds de terre ; ils détruisent une partie des capitaux de la nation, mais ils étendent son territoire [352].

Les circonstances qui environnent un fonds de terre, c’est-à-dire le besoin qu’on éprouve de ses produits, varient à l’infini. Les qualités des terrains sont aussi diverses que leurs positions ; il s’établit en conséquence une offre et une demande différente pour chaque qualité différente. Une fois que les circonstances établissent une certaine demande pour les vins, l’étendue de cette demande sert de base à la demande qu’on fait du service territorial nécessaire pour faire des vins, et l’étendue des terres propres à cette culture forme la quantité offerte de ce service foncier. Si les terres favorables à la production des bons vins sont très-bornées en étendue, et la demande de ces vins très-considérable, les profits fonciers de ces terres seront énormes [353].

[409]

Un terrain qui ne donne aucun profit peut encore être cultivé, pourvu qu’on y soit dédommagé du capital et de la main-d’œuvre qu’on y consacre. Comme on ne trouve point de fermier pour un semblable terrain, c’est ordinairement son propriétaire qui le cultive. Smith parle de certains mauvais terrains en Écosse qui sont cultivés par leurs propriétaires, et qui ne pourraient l’être par aucun autre. C’est ainsi encore que nous voyons dans les provinces reculées des États-Unis, des terres vastes et fertiles dont les produits ne trouvent point d’acheteurs parce qu’elles ne sont pas encore entourées d’habitans, et qui néanmoins sont cultivées ; mais il faut que le propriétaire les cultive lui-même, c’est-à-dire, qu’il porte le consommateur à l’endroit du produit, et qu’il ajoute au profit de son fonds de terre, qui est peu de chose ou rien, les profits de ses capitaux et de son industrie qui le font vivre avec aisance.

Depuis les premières éditions de ce Traité, M David Ricardo a cru trouver un nouveau fondement au profit des biens-fonds. Il pose en fait que dans les pays neufs et où les terres n’ont point encore de propriétaires, elles ne rapportent que les profits auxquels peuvent prétendre le travail et les capitaux qui les font produire. La concurrence des producteurs empêche en effet qu’ils se fassent rembourser le droit de cultiver la terre, droit qu’ils ne paient à personne. Mais du moment que les progrès de la société rendent nécessaire une quantité de produits plus considérable que celle que peuvent fournir les meilleures terres et les plus avantageusement situées, il faut avoir recours aux terres de moindre qualité ou plus éloignées, et, pour obtenir sur chaque arpent les mêmes produits, faire plus de frais que l’on n’en fait sur les terres premièrement cultivées. Si c’est du blé que l’on cultive, comme la société ne peut avoir la quantité de cette denrée dont elle a besoin, sans payer tous les frais occasionnés par les blés produits sur les moindres terrains, le prix du marché excède les frais de production qu’exigent les premiers terrains, et les [410] propriétaires de ces premiers terrains peuvent dès-lors faire leur profit de cet excédant.

Voilà, selon David Ricardo, la source du profit du propriétaire (rent). Il étend le même raisonnement aux différentes qualités des terres. Les unes excédent beaucoup plus que les autres en qualité les plus mauvais terrains mis en culture ; mais ce n’est jamais que la nécessité de cultiver ceux-ci pour satisfaire aux besoins de la société, qui procure un profit aux autres et permet d’en tirer un loyer. Il en déduit la conséquence que le profit foncier ne doit pas être compris dans les frais de production ; qu’il ne fait pas, qu’il ne peut pas faire, le moins du monde, partie du prix du blé [354].

Or, qui ne voit que si l’étendue des besoins de la société porte le prix du blé à un prix qui permet de cultiver les plus mauvais terrains, pourvu qu’on y trouve le salaire de ses peines et le profit de son capital, c’est l’étendue des besoins de la société et le prix qu’elle est en état de payer pour avoir du blé, qui permet qu’on trouve un profit foncier sur les terres meilleures ou mieux situées ? C’est aussi le principe établi dans tout le cours de cet ouvrage.

Dire que ce sont les mauvaises terres qui sont la cause du profit que l’on fait sur les bonnes, c’est présenter la même idée d’une façon qui me semble moins heureuse ; car le besoin qu’on éprouve d’une chose est une cause directe du prix que l’on consent à payer pour la posséder ; et si les besoins de la société n’étaient pas portés à ce point, ou si elle n’était pas en état de faire un si grand sacrifice, quelque énorme que fût la dépense nécessaire pour fertiliser un sol aride, on ne le cultiverait pas : ce qui nous ramène à ce principe déjà établi, que les frais de production ne sont pas la cause du prix des choses, mais que cette cause est dans les besoins que les produits peuvent satisfaire [355].

On voit que la controverse élevée par Ricardo sur ce point, n’est guère autre chose qu’une dispute de mots ; et je ne sais pas trop sur quel [411] fondement M Mac Culloch a pu dire que la publication de ces principes était la découverte la plus importante et la plus fondamentale dans la science de la distribution des richesses, et qu’elle formait une ère nouvelle et mémorable dans l’histoire de l’économie politique [356]. Les idées de David Ricardo m’ont servi à corriger plusieurs parties de ce traité, principalement dans ce qui à rapport aux monnaies ; mais il ne m’a fourni aucune amélioration à introduire dans ce qui a rapport aux profits fonciers.

Malthus, dans plusieurs brochures et dans ses Principes d’Économie politique, a voulu prouver, d’un autre côté, que le profit du propriétaire foncier et le fermage qui en est la conséquence, ne viennent point du monopole qui résulte de la propriété exclusive des terres, mais bien de ce que la terre fournit plus de subsistances qu’il n’en faut pour alimenter ceux qui la cultivent. Avec cet excédant, le propriétaire foncier a pu acheter les produits du manufacturier et de tous les autres producteurs.

Que la terre, comme tous les agens naturels, contribue à l’utilité qui se trouve dans les produits, ce n’est point un fait douteux ; mais le vent contribue aussi à la production commerciale en poussant nos navires ; cependant il ne peut pas faire payer au consommateur sa coopération. Comment le fonds de la terre fait-il payer la sienne, si ce n’est en vertu d’un privilége exclusif du propriétaire ? M. Buchanan, qui a fait sur la Richesse des Nations de Smith un commentaire où se trouvent beaucoup de sagacité et de raison, l’a bien senti. « Le profit foncier, dit-il, n’est point une addition aux produits de la société : ce n’est qu’un revenu transféré d’une classe à une autre… Le revenu qui paie les fruits de la terre, existe déjà aux mains de ceux qui achètent ces fruits ; et si le prix n’en était pas si élevé, si l’acheteur n’avait rien à payer pour le service que rend la terre, son revenu à lui, acheteur, se trouverait plus considérable ; et ce qu’il paierait de moins offrirait une matière imposable tout aussi réelle que lorsque, par l’effet du monopole, la même valeur a passé dans les mains du propriétaire foncier. »

Le même argument qui représente le propriétaire foncier comme usant d’un monopole qui ne fait entrer dans sa bourse qu’une valeur qui sort de la bourse d’autrui, et comme fesant payer des frais de production sert encore à quelques écrivains pour prouver que le travail seul est productif, et non la terre.

[412]

Ceux qui admettent cet argument ne font peut-être pas assez d’attention qu’on en peut dire autant de tous les services productifs et même du travail des mains. Si l’ouvrier pouvait ne pas se faire payer un salaire, le consommateur paierait le produit moins cher ; mais la production consiste à communiquer une utilité à une chose et à la communiquer au meilleur marché qu’il est possible. Or, la coopération du fonds de terre remplit cette double condition. Son action est une opération chimique, d’où résulte, pour la matière du blé, une modification telle qu’avant de l’avoir subie, cette matière n’était pas propre à la nourriture de l’homme. Le sol est donc producteur d’une utilité, et lorsqu’il la fait payer sous la forme d’un profit foncier pour son propriétaire, ce n’est pas sans rien donner en échange au consommateur ; ce que paie ce dernier n’est point une valeur qui passe gratuitement d’une main dans une autre ; le consommateur achète une utilité produite, et c’est parce que la terre produit cette utilité qu’elle est productive aussi bien que le travail.

Il est vrai qu’elle pourrait ainsi que le vent, fournir son action sans en exiger le salaire ; mais la terre diffère du vent en ceci, que son action ne peut se déployer que par des avances dont nul homme ne voudrait courir les risques, s’il n’était assuré d’en recueillir les fruits. Si les terres n’étaient pas des propriétés exclusives, aurions-nous leurs produits à meilleur marché ? Non, certes ; car nous ne les aurions pas du tout ; ce qui équivaut à un prix bien plus élevé. L’appropriation donne donc aux terres une qualité utile. Or, c’est l’usage de cette qualité que le propriétaire foncier se fait payer. Il en résulte une dépense de production que l’on peut nommer indispensable ; et les frais de production indispensables étant la limite la plus basse du prix des produits, les profits fonciers sont une partie nécessaire de ce prix et la source d’un légitime revenu pour les propriétaires.

Ces controverses, dont je n’ai pu me dispenser de parler, uniquement parce qu’on en a beaucoup parlé, et sur lesquelles on a écrit, surtout en Angleterre, des volumes, ont à mes yeux fort peu d’importance. Elles dégénèrent aisément en des disputes de mots qui les font ressembler un peu trop aux argumentations des écoles du moyen âge. Leur plus grave inconvénient est d’ennuyer le lecteur, et de lui faire croire que les vérités de l’économie politique ont pour fondement des abstractions sur lesquelles il est impossible de se mettre d’accord. Heureusement il n’en est point ainsi : elles reposent sur des faits qui sont ou ne sont pas. Or, on peut, dans la plupart des cas, parvenir à dévoiler entièrement un fait ; on peut [413] remonter à ses causes et déduire ses conséquences ; et si l’on se trompe, la nature est là qui s’offre à des observations plus exactes et à des déductions plus simples. Cette méthode porte en elle la rectification de toutes les erreurs ; mais les abstractions n’apprennent rien.

§ II. — Du Fermage.

Quand un fermier prend à bail une terre, il paie au propriétaire le profit résultant du service productif de la terre, et il se réserve, avec le salaire de son industrie, le profit du capital qu’il emploie à cette culture, capital qui consiste en outils, en charrettes, bestiaux, etc. C’est un entrepreneur d’industrie agricole, et parmi ses instrumens il en est un qui ne lui appartient pas, et dont il paie le loyer : c’est le terrain.

Le précédent paragraphe a montré sur quoi se fondent les profits du fonds de terre : le fermage se règle, en général, au niveau du taux le plus élevé de ces profits. En voici la raison.

Les entreprises agricoles sont celles qui exigent, toutes proportions gardées, les moins gros capitaux (en ne considérant pas la terre, ni ses améliorations, comme fesant partie du capital du fermier) ; il doit donc y avoir plus de personnes en état, par leurs facultés pécuniaires, de s’appliquer à cette industrie qu’à toute autre ; de là, plus de concurrence pour prendre des terres à loyer. D’un autre côté, la quantité des terres cultivables, en tout pays, a des bornes, tandis que la masse des capitaux et le nombre des cultivateurs n’en a point qu’on puisse assigner. Les propriétaires terriens, du moins dans les pays anciennement peuplés et cultivés, exercent donc une espèce de monopole envers les fermiers. La demande de leur denrée, qui est le terrain, peut s’étendre sans cesse ; mais la quantité de leur denrée ne s’étend que jusqu’à un certain point.

Ce que je dis d’une nation prise en totalité est également vrai d’un canton en particulier. Ainsi, dans chaque canton, la quantité des biens à louer ne peut aller au-delà de ceux qui s’y trouvent ; tandis que le nombre de gens disposés à prendre une terre à bail n’est point nécessairement borné.

Dès-lors le marché qui se conclut entre le propriétaire et le fermier, est toujours aussi avantageux qu’il peut l’être pour le premier ; et s’il y avait un terrain dont le fermier, après son fermage payé, tirât plus que l’intérêt de son capital et le salaire de ses peines, ce terrain trouverait un enchérisseur. Si la libéralité de certains propriétaires, ou l’éloignement de leur domicile, ou leur ignorance en agriculture, ou bien celle des [414] fermiers, ou leur imprudence, fixent quelquefois autrement les conditions d’un bail, on sent que l’influence de ces circonstances accidentelles n’existe que pendant qu’elles durent, et qu’elle n’empêche point que la nature des choses n’agisse d’une manière permanente, et ne tende sans cesse à reprendre son empire.

Outre cet avantage que le propriétaire tient de la nature des choses, il en tire un autre de sa position, qui d’ordinaire lui donne sur le fermier l’ascendant d’une fortune plus grande, et quelquefois celui du crédit et des places ; mais le premier de ces avantages suffit pour qu’il soit toujours à même de profiter seul des circonstances favorables aux profits de la terre. L’ouverture d’un canal, d’un chemin, les progrès de la population et de l’aisance d’un canton, élèvent toujours le prix des fermages. Il s’élève aussi à mesure que l’agriculture se perfectionne ; celui qui connaît un moyen de tirer plus de parti du terrain, consent à payer plus cher le loyer de l’instrument.

La raison qui fait que le propriétaire profite seul des occurrences favorables à un bien-fonds, fait aussi qu’il est victime des occurrences contraires. Quand le profit que rend la terre ne suffit pas pour payer le fermage, le fermier doit y sacrifier une partie des profits de son industrie et de ses capitaux ; il cherche dès-lors à les employer différemment ; et quand le bail n’est point à son terme, le propriétaire est presque toujours obligé de lui faire des remises.

Si c’est le propriétaire qui jouit de toutes les circonstances qui deviennent favorables à ses terres et qui en définitive est victime des circonstances contraires, il est plus que le fermier intéressé aux améliorations, quelles qu’elles soient, qui surviennent dans le pays en général ou dans son canton en particulier : elles tendent toutes à l’augmentation des baux. Ainsi les propriétaires qui passent mollement leur vie dans une ville ou dans une maison de plaisance, touchant avec nonchalance à chaque terme l’argent que leur apportent leurs fermiers, sans s’occuper jamais des sources de la prospérité publique et sans y contribuer en rien ; ceux qui ne s’inquiètent en aucune façon des progrès de l’art agricole ; qui ne provoquent, qui ne secondent aucune de ces grandes entreprises d’irrigations et de canaux, de ponts, de routes et de manufactures, qui doivent accroître la production et la population des cantons où ils ont des terres, suivent une routine plus honteuse encore et plus contraire à leurs vrais intérêts, que celles auxquelles ils reprochent aux gens de la campagne d’être si attachés.

[415]

Lorsque le propriétaire répand un capital en améliorations sur sa terre, en fesant des saignées de desséchement, des canaux d’arrosement, des clôtures, des constructions, des murs, des maisons, alors le fermage se compose non-seulement du profit du fonds, mais aussi de l’intérêt de ce capital [357].

Le fermier lui-même peut améliorer le fonds à ses frais ; mais c’est un capital dont il ne tire les intérêts que pendant la durée de son bail, et qui, à l’expiration de ce bail, ne pouvant être emporté, demeure au propriétaire ; dès ce moment, celui-ci en retire les intérêts sans en avoir fait les avances ; car le loyer s’élève en proportion. Il ne convient donc au fermier de faire que les améliorations dont l’effet ne doit durer qu’autant que son bail, à moins que la longueur du bail ne laisse aux profits résultant de l’amélioration, le temps de rembourser les avances qu’elle a occasionnées, avec l’intérêt de ces avances.

De là l’avantage des longs baux pour l’amélioration du produit des terres, et l’avantage encore plus grand de la culture des terres par la main de leurs propriétaires ; car le propriétaire a, moins encore que le fermier, la crainte de perdre le fruit de ses avances ; toute amélioration bien entendue lui procure un profit durable, dont le fonds est fort bien remboursé quand la terre se vend. La certitude que le fermier a de jouir jusqu’à la fin de son bail, n’est pas moins utile que les longs baux à l’amélioration des fonds de terre. Les lois et les coutumes qui admettent la résiliation des baux dans certains cas, comme dans celui de la vente, sont au contraire préjudiciables à l’agriculture. Le fermier n’ose tenter aucune amélioration importante lorsqu’il risque perpétuellement de voir un successeur profiter de son imagination, de ses travaux et de ses frais ; ses améliorations mêmes augmentent ce risque, car une terre en bon état de réparation se vend toujours plus facilement qu’une autre. Nulle part les baux ne sont plus respectés qu’en Angleterre. Ce n’est que là qu’on voit des fermiers assez sûrs de n’être pas dépossédés, pour bâtir sur le terrain qu’ils tiennent à loyer. Ces gens-là améliorent les terres comme si elles étaient à eux, et leurs propriétaires sont exactement payés ; ce qui n’arrive pas toujours ailleurs.

Il y a des cultivateurs qui n’ont rien, et auxquels le propriétaire fournit le capital avec la terre. On les appelle des métayers. Ils rendent [416] communément au propriétaire la moitié du produit brut. Ce genre de culture appartient à un état peu avancé de l’agriculture, et il est le plus défavorable de tous aux améliorations des terres ; car celui des deux, du propriétaire ou du fermier, qui fait l’amélioration à ses frais, ne retire que la moitié du fruit de sa dépense, puisqu’il est obligé d’en partager le produit. Cette manière d’affermer était plus usitée dans les temps féodaux que de nos jours. Les seigneurs n’auraient pas voulu faire valoir par eux-mêmes, et leurs vassaux n’en avaient pas les moyens. On avait de gros revenus parce qu’on avait de gros domaines, mais les revenus n’étaient pas proportionnés à l’étendue du terrain. Ce n’était pas la faute de l’art agricole, c’était le défaut de capitaux placés en amendemens. Le seigneur, peu jaloux d’améliorer son fonds, dépensait, d’une manière très-noble et très-improductive, un revenu qu’il aurait pu tripler : on fesait la guerre, on donnait des fêtes, on entretenait une suite nombreuse. Le peu d’importance du commerce et des manufactures, joint à l’état précaire des agriculteurs, explique pourquoi le gros de la nation était misérable, et pourquoi la nation en corps était peu puissante, indépendamment de toute cause politique. Cinq de nos départemens seraient maintenant en état de soutenir des entreprises qui écrasaient la France entière à cette époque ; mais les autres états d’Europe n’étaient pas dans une meilleure position.

CHAPITRE X. Quels sont les effets des Revenus perçus d’une nation dans l’autre.

Une nation ne saurait percevoir chez une autre ses revenus industriels. Le tailleur allemand qui vient travailler en France, y fait ses profits, et l’Allemagne n’y a point de part. Mais si ce tailleur a le talent d’amasser un capital quelconque, et si, au bout de plusieurs années, il retourne chez lui en l’emportant, il fait à la France le même tort que si un capitaliste français, ayant la même fortune, s’expatriait [358]. Il fait le même tort par rapport à la richesse nationale, mais non pas moralement ; car je [417] suppose qu’un français qui sort de sa patrie lui ravit une affection et un concours de forces qu’elle n’était pas en droit d’attendre d’un étranger.

Quant à la nation au sein de laquelle rentre un de ses enfans, elle fait la meilleure de toutes les acquisitions ; c’est pour elle une acquisition de population, une acquisition de profits industriels, et une acquisition de capitaux. Cet homme ramène un citoyen et en même temps de quoi faire vivre un citoyen.

À l’égard des capitaux prêtés d’un pays à un autre, il n’en résulte d’autre effet, relativement à leur richesse respective, que l’effet qui résulte pour deux particuliers d’un prêt et d’un emprunt qu’ils se font. Si la France emprunte à la Hollande des fonds et qu’elle les consacre à des usages productifs, elle gagne les profits industriels et territoriaux qu’elle fait au moyen de ces fonds ; elle gagne même en payant des intérêts, tout comme un négociant, un manufacturier, qui emprunte pour faire aller son entreprise, et à qui il reste des bénéfices, même après avoir payé l’intérêt de son emprunt.

Mais si un état emprunte à un autre, non pour des usages productifs, mais pour dépenser ; alors le capital qu’il a emprunté ne lui rapporte rien, et son revenu demeure grevé des intérêts qu’il paie à l’étranger. C’est la situation où s’est trouvée la France quand elle a emprunté aux Gênois, aux Hollandais, aux Génevois, pour soutenir des guerres ou subvenir aux profusions de la cour. Toutefois il valait mieux, même pour dissiper, emprunter aux étrangers qu’aux nationaux, parce qu’au moins cette partie des emprunts ne diminuait pas les capitaux productifs de la France. De toute manière, le peuple français payait les intérêts [359] ; mais quand il avait prêté les capitaux, il payait les intérêts tout de même, et de plus il perdait les profits que son industrie et ses terres auraient pu faire par le moyen de ces mêmes capitaux.

Pour ce qui est des fonds de terres possédés par des étrangers résidant à l’étranger, le revenu que donnent ces fonds de terre est un revenu de l’étranger, et cesse de faire partie du revenu national ; sauf toutefois pour la portion de l’impôt qu’il supporte. Mais qu’on y prenne garde : les étrangers n’ont pas pu acquérir sans envoyer un capital égal en valeur à la terre acquise ; ce capital est un fonds non moins précieux qu’un fonds de terre ; et il l’est plus pour nous, si nous avons des terres à mettre en [418] valeur et peu de capitaux pour faire valoir notre industrie. L’étranger, en fesant un achat de terres, a changé avec nous un revenu capital dont nous profitons, contre un revenu foncier qu’il perçoit ; un intérêt d’argent contre un fermage ; et si notre industrie est active, éclairée, nous retirons plus par cet intérêt que nous ne retirions par le fermage ; mais il a donné un capital mobile et susceptible de dissipation, contre un capital fixe et durable. La valeur qu’il a cédée a pu s’évanouir par défaut de conduite de notre part ; la terre qu’il a acquise est restée, et, quand il voudra, il vendra la terre et en retirera chez lui la valeur.

On ne doit donc nullement craindre les acquisitions de biens-fonds faites par les étrangers, quand le prix de l’acquisition doit être employé reproductivement. Quant à la forme sous laquelle un revenu perçu chez un peuple passe chez un autre, soit qu’on fasse venir ce revenu en espèces monnayées, en lingots ou en toute autre marchandise, cette considération n’est d’aucune importance ni pour un pays ni pour l’autre, ou plutôt il leur est important de laisser les particuliers retirer ces valeurs sous la forme qui leur convient le mieux, parce que c’est indubitablement celle qui convient le mieux aux deux nations ; de même que dans leur commerce réciproque, la marchandise que les particuliers préfèrent exporter ou importer, est aussi celle qui convient le mieux à leurs nations respectives.

Les agens de la compagnie anglaise dans l’Inde retirent de ce vaste pays, soit des revenus annuels, soit une fortune faite, dont ils reviennent jouir en Angleterre : ils se gardent bien de retirer cette fortune en or ou en argent, car les métaux précieux valent bien plus en Asie qu’en Europe ; ils la convertissent en marchandises de l’Inde, sur lesquelles ils font encore un profit lorsqu’elles sont arrivées en Europe ; ce qui fait qu’une somme d’un million, qu’ils emportent, leur vaut peut-être douze cent mille francs et plus, lorsqu’ils sont rendus à leur destination. L’Europe acquiert, par cette opération, douze cent mille francs, et l’Inde ne perd qu’un million. Si les déprédateurs de l’Inde voulaient que ces douze cent mille francs fussent apportés en espèces, ils seraient obligés d’emporter hors de l’Indoustan quinze cent mille francs, peut-être, qui, rendus en Angleterre, n’en vaudraient plus que douze cent mille. On a beau percevoir une somme en espèces, on ne la transporte que changée en la marchandise qui convient le mieux pour la transporter [360]. Tant [419] qu’il est permis de tirer d’un pays une marchandise quelconque (et cette exportation y est toujours vue avec faveur), on tire de ce pays, sans difficulté, tous les revenus et tous les capitaux qu’on y perçoit. Pour qu’un gouvernement pût l’empêcher, il faudrait qu’il pût interdire tout commerce avec l’étranger ; et encore, il resterait la fraude. Aussi est-ce une chose vraiment risible, aux yeux de l’économie politique, que de voir des gouvernemens enfermer dans leurs possessions le numéraire dans la vue d’y retenir les richesses.

S’ils parvenaient à clore leurs frontières de façon à intercepter la sortie de toutes les choses qui ont une valeur, ils n’en seraient pas plus avancés ; car les libres communications procurent bien plus de valeurs qu’elles n’en laissent échapper. Les valeurs ou les richesses sont fugitives et indépendantes par leur nature. On ne saurait les enfermer ; elles s’évanouissent au milieu des liens, et grandissent en pleine liberté.

CHAPITRE XI. De la Population dans ses rapports avec l’économie politique.

§ I. — Comment la quantité des produits influe sur la population des états.

Après avoir observé, dans le premier Livre, comment se forment les produits qui satisfont aux besoins de la société, et, dans celui-ci, comment ils se répandent parmi ses différens membres, observons de plus quelle influence ils exercent sur le nombre des personnes dont la société se compose, c’est-à-dire sur la population.

Dans ce qui concerne les corps organisés, la nature semble mépriser [420] les individus, et n’accorder sa protection qu’à l’espèce. L’histoire naturelle présente des exemples très-curieux des soins qu’elle prend pour la conversation des espèces ; mais le moyen le plus puissant qu’elle emploie pour y parvenir consiste à multiplier les germes avec une profusion telle, que, quelque nombreux que soient les accidens qui les empêchent d’éclore, ou qui les détruisent étant éclos, il en subsiste toujours un nombre plus que suffisant pour que l’espèce se perpétue. Et si les accidens, les destructions, le défaut des moyens de développement, n’arrêtaient pas la multiplication des êtres organisés, il n’est pas un animal, pas une plante qui ne parvînt en peu d’années à couvrir la face du globe.

L’homme partage avec tous les autres êtres organisés cette faculté ; et, quoique son intelligence supérieure multiplie pour lui les moyens d’exister, il finit toujours, comme les autres, par en atteindre la limite.

Les moyens d’exister pour les animaux sont presque uniquement les subsistances ; pour l’homme la faculté qu’il a d’échanger les produits les uns contre les autres, lui permet d’en considérer, non pas tant la nature que la valeur. Le producteur d’un meuble de cent francs est possesseur de tous les alimens qu’on peut avoir pour ce prix-là. Et quant aux prix des deux produits (c’est-à-dire à la quantité de l’un et de l’autre qu’on donne en échange), il dépend de l’utilité du produit dans l’état actuel de la société. On ne peut pas supposer que les hommes en général consentent à donner, troc pour troc, ce qui leur est plus nécessaire pour avoir ce qui l’est moins. Dans la disette, on donnera une moins grande quantité de subsistances pour le même meuble ; mais toujours restera-t-il vrai que le meuble vaut la denrée, et qu’avec l’un on pourra obtenir l’autre.

Cette faculté de pouvoir faire des échanges n’est pas bornée aux hommes du même lieu, ni même d’un seul pays. La Hollande se procure du blé avec ses épiceries et ses toiles. L’Amérique septentrionale obtient du sucre et du café en échange des maisons de bois qu’elle envoie toutes faites aux Antilles. Il n’y a pas jusqu’aux produits immatériels, qui, bien qu’ils ne soient pas transportables, procurent à une nation des denrées alimentaires. L’argent payé par un étranger pour voir un artiste éminent, ou pour consulter un praticien célèbre, peut être renvoyé à l’étranger pour y acheter des denrées plus substantielles [361].

[421]

Les échanges et le commerce approprient, comme on voit, les produits à la nature des besoins généraux. Les denrées, quelles qu’elles soient, pour la nourriture, ou pour le vêtement, ou pour le logement, dont le besoin se fait plus sentir, sont le plus demandées, donnent de plus gros profits et sont produites de préférence. Chaque famille satisfait d’autant plus de besoins, qu’elle peut acheter davantage. Elle peut acheter d’autant plus, que sa propre production est plus grande, ou, en termes vulgaires, ses revenus plus considérables. Ainsi, en résultat définitif, les familles, et la nation qui se compose de toutes les familles, ne subsistent que de leurs produits, et l’étendue des produits borne nécessairement le nombre de ceux qui peuvent subsister.

Chez les animaux qui sont incapables de mettre aucune prévoyance dans la satisfaction de leurs appétits, les individus qui naissent, lorsqu’ils ne deviennent pas la proie de l’homme ou des autres animaux, périssent du moment qu’ils éprouvent un besoin indispensable qu’ils ne peuvent satisfaire. Chez l’homme, la difficulté de pourvoir à des besoins futurs, fait entrer la prévoyance pour quelque chose dans l’accomplissement du vœu de la nature ; et cette prévoyance préserve seule l’humanité d’une partie des maux qu’elle aurait à supporter, si le nombre des hommes devait perpétuellement être réduit par des destructions violentes [362].

Encore, malgré la prévoyance attribuée à l’homme, et la contrainte que la raison, les lois et les mœurs lui imposent, il est évident que la multiplication des hommes va toujours non-seulement aussi loin que leurs moyens d’exister le permettent, mais encore un peu au-delà. Il est affligeant de penser, mais il est vrai de dire que, même chez les nations les plus prospères, une partie de la population périt tous les ans de besoin. Ce n’est pas que tous ceux qui périssent de besoin meurent positivement du défaut de nourriture, quoique ce malheur soit beaucoup plus fréquent qu’on [422] ne le suppose [363] ; je veux dire seulement qu’ils n’ont pas à leur disposition tout ce qui est nécessaire pour vivre, et que c’est parce qu’ils manquent de quelque chose qui leur serait nécessaire, qu’ils périssent.

Tantôt c’est un malade ou un homme affaibli, qu’un peu de repos remettrait, ou bien à qui il ne faudrait que la consultation d’un médecin et un remède fort simple, mais qui ne peut ni prendre du repos, ni consulter le médecin, ni faire le remède.

Tantôt c’est un petit enfant qui réclame les soins de sa mère ; mais sa mère est forcée au travail par l’indigence ; l’enfant périt ou par accident ou par malpropreté, ou par maladie. C’est un fait constaté par tous ceux qui s’occupent d’arithmétique politique, que, sur un égal nombre d’enfans, pris dans la classe aisée et dans la classe indigente, il en meurt dans la seconde incomparablement plus que dans la première.

Enfin, une nourriture trop peu abondante ou malsaine, l’impossibilité de changer souvent de linge, de se vêtir plus chaudement, de se sécher, de se chauffer, affaiblissent la santé, altèrent la constitution, exposent beaucoup d’êtres humains à un dépérissement tantôt lent, tantôt rapide ; [423] et l’on peut dire que tous ceux qui périssent à la suite d’un besoin que leur fortune ne leur a pas permis de satisfaire, meurent de besoin.

On voit que des produits très-variés, parmi lesquels se trouvent même des produits que nous avons nommés immatériels, sont nécessaires à l’existence de l’homme, surtout dans les grandes sociétés ; que les produits dont la société a le plus besoin, dans l’état où elle se trouve, sont aussi ceux que les producteurs multiplient de préférence, parce que ce sont ceux-là même qui sont payés le plus cher relativement à leurs frais de production ; on voit enfin que, quelle que soit la cause qui borne la quantité des produits, cette quantité est la limite nécessaire de la population ; car les hommes n’existent qu’autant qu’ils ont à leur portée les moyens d’exister.

Ces propositions générales reçoivent bien des modifications des circonstances particulières. Si les produits sont très-inégalement distribués, si un homme en a plus qu’il ne lui en faut pour exister dans sa situation, la population sera moins grande que si le surplus de cet homme en fesait vivre un autre. Si les besoins d’une nation sont grands, la même quantité de produits n’y fera pas subsister autant de monde que dans une supposition contraire. Toujours est-il vrai que, toutes choses étant d’ailleurs égales, le nombre des hommes se proportionnera à la quantité des produits. C’est une vérité reconnue par la plupart des auteurs qui ont écrit sur l’économie politique, quelque variées que soient leurs opinions sur presque tout le reste [364].

[424]

Il me semble qu’on a pas tiré de là une conséquence qui était pourtant bien naturelle ; c’est que rien ne peut accroître la population que ce qui favorise la production, et que rien ne la peut diminuer, au moins d’une manière permanente, que ce qui attaque les sources de la production.

Les juifs honorèrent la fécondité. Les romains firent des réglemens sans fin pour réparer les pertes d’hommes que leurs guerres continuelles et lointaines occasionnaient. Les censeurs recommandaient les mariages ; on était considéré en proportion du nombre de ses enfans. Tout cela ne servait à rien. La difficulté n’est pas de faire des enfans, mais de les entretenir. Il fallait créer des produits au lieu de causer des dévastations. Tant de beaux réglemens n’empêchèrent point, même avant l’invasion des barbares, la dépopulation de l’Italie et de la Grèce [365].

Ce fut tout aussi vainement que Louis XIV, par son édit de 1666 en faveur du mariage, donna des pensions à ceux qui auraient dix enfans, et de plus fortes à ceux qui en auraient douze. Les primes que, sous mille formes diverses, il donnait au désœuvrement et à l’inutilité, causaient bien plus de tort à la population que ces faibles encouragemens ne pouvaient lui faire de bien.

On répète tous les jours que le nouveau monde a dépeuplé l’Espagne : ce sont ses mauvaises institutions qui l’ont dépeuplée, et le peu de productions que fournit le pays relativement à son étendue [366].

Ce qui encourage véritablement la population, c’est une industrie active qui donne beaucoup de produits. Elle pullule dans tous les cantons industrieux ; et quand un sol vierge conspire avec l’activité d’une nation entière qui n’admet point de désœuvrés, ses progrès sont étonnans, comme aux États-Unis, où elle double tous les vingt ans.

[425]

Par la même raison, les fléaux passagers qui détruisent beaucoup d’hommes sans attaquer les sources de la reproduction, sont plus affligeans pour l’humanité que funestes à la population. Elle remonte en très-peu de temps au point où la retient la quotité des productions annuelles. Des calculs très-curieux de Messance prouvent qu’après les ravages causés par la fameuse peste de Marseille, en 1720, les mariages furent en Provence plus féconds qu’auparavant. L’abbé d’Expilly a trouvé les mêmes résultats. Le même effet avait eu lieu en Prusse après la peste de 1710. Quoique ce fléau eût moissonné le tiers de la population, on voit par les tables de Sussmilch [367] que le nombre des naissances, qui était avant la peste à peu près de 26,000 par année, alla, en 1771 (année qui suivit celle de la peste), à 32,000. Qui n’aurait pensé qu’après un si terrible ravage, le nombre des mariages du moins ne dût considérablement diminuer ? Il doubla, tant est grande la tendance de la population à s’élever au niveau des ressources d’un pays !

Ce que les fléaux passagers ont de funeste, ce n’est pas la dépopulation : ce sont d’abord, et au premier rang, les maux qu’ils causent à l’humanité. Il ne peut pas y avoir de grandes quantités d’individus retranchés du nombre des vivans, soit par les contagions, les famines ou les guerres, sans que beaucoup d’êtres doués de sentiment aient souffert, quelquefois même cruellement souffert, et laissé dans la souffrance une multitude de survivans, veuves, orphelins, frères, sœurs et vieillards. On doit déplorer encore dans ces calamités la perte de ces hommes supérieurs, et tels que les lumières, les talens, les vertus d’un seul, influent sur le bonheur des nations, plus que les bras de cent mille autres.

Enfin une grande perte d’hommes faits est une grande perte de richesse acquise ; car tout homme adulte est un capital accumulé qui représente toutes les avances qu’il a fallu faire pendant plusieurs années pour le mettre au point où il est. Un marmot d’un jour ne remplace pas un homme de vingt ans ; et le mot du prince de Condé, sur le champ de bataille de Senef, est aussi absurde qu’il est barbare [368].

[426]

On peut donc dire que les fléaux qui retranchent des hommes, s’ils ne nuisent pas à la population, nuisent à l’humanité ; et c’est seulement sous ce dernier rapport que ceux qui causent de tels fléaux sont hautement coupables [369].

Si les fléaux passagers sont plus affligeans pour l’humanité que funestes à la population des états, il n’en est pas ainsi d’une administration vicieuse et qui suit un mauvais système en économie politique. Celle-ci attaque la population dans son principe, en desséchant les sources de la production ; et comme le nombre des hommes, ainsi que nous l’avons vu, s’élève toujours pour le moins autant que le permettent les revenus annuels d’une nation, un gouvernement qui diminue les revenus en imposant de [427] nouveaux tributs, qui force les citoyens à faire le sacrifice d’une partie de leurs capitaux, et qui par conséquent diminue les moyens généraux de subsistance et de reproduction répandus dans la société, un tel gouvernement, non-seulement empêche de naître, mais on peut dire qu’il massacre ; car rien ne retranche plus efficacement les hommes, que ce qui les prive de leurs moyens d’exister.

On s’est beaucoup plaint du tort que les couvens font à la population, et l’on a eu raison ; mais on s’est mépris sur les causes : ce n’est pas à cause du célibat des religieux, c’est à cause de leur oisiveté : ils font travailler à leurs terres, dit-on ; voilà une belle avance ! Les terres resteraient-elles en friche si les moines venaient à disparaître ? Bien au contraire ; partout où les moines ont été remplacés par des ateliers d’industrie, comme nous en avons vu plusieurs exemples dans la révolution française, le pays a gagné tous les mêmes produits agricoles, et de plus ceux de son industrie manufacturière ; et le total des valeurs produites étant par là plus considérable, la population de ces cantons s’est accrue.

Si la population dépend de la quantité des produits, c’est une estimation très-imparfaite pour en juger, que le nombre des naissances. Là où l’industrie et les produits augmentent, les naissances, plus multipliées à proportion des habitans déjà existans, donnent une évaluation trop forte. Dans les pays qui déclinent, au contraire, la population excède le nombre indiqué par les naissances.

Une autre conséquence de ce qui précède, c’est que les habitans d’un pays ne sont pas plus mal pourvus des choses nécessaires à la vie quand leur nombre s’augmente, ni mieux pourvus quand leur nombre diminue. Leur sort dépend de la quantité des produits dont ils disposent, et ces produits peuvent être abondans pour une nombreuse population, tout comme ils peuvent être rares pour une population clair-semée. La disette ravageait l’Europe au moyen âge plus souvent que dans ce temps-ci, où l’Europe est évidemment plus populeuse. L’Angleterre, sous le règne d’Élisabeth, n’était pas si bien pourvue qu’elle l’est, quoi qu’elle eût moitié moins d’habitans ; et l’Espagne nourrit mal sept à huit millions d’habitans, après avoir entretenu une immense population au temps des Romains [370] et des Maures.

Quelques auteurs [371] ont dit qu’une grande population était le signe [428] assuré d’une haute prospérité. Elle est le signe assuré d’une grande production ; mais pour qu’il y ait une haute prospérité, il faut que la population, quelle qu’elle soit, se trouve abondamment pourvue de toutes les nécessités de la vie et de quelques-unes de ses superfluités. Il y a des parties de l’Inde et de la Chine prodigieusement populeuses, qui sont en même temps prodigieusement misérables ; mais ce n’est pas en diminuant le nombre des individus qu’on les rendrait mieux pourvues, car on ne pourrait le faire sans diminuer aussi leurs productions. Dans ces cas-là il faut souhaiter, non pas la diminution du nombre des hommes, mais l’augmentation de la quantité des produits, qui a toujours lieu quand la population est active, industrieuse, économe, et bien gouvernée, c’est-à-dire, peu gouvernée.

Si les habitans d’un pays s’élèvent naturellement au nombre que le pays peut entretenir, que deviennent-ils dans les années de disette ?

Steuart répond [372] :

Qu’il n’y a pas tant de différence qu’on l’imagine entre deux récoltes ; qu’une année mauvaise pour un canton est bonne pour un autre ; que la mauvaise récolte d’une denrée est balancée par la bonne récolte d’une autre. Il ajoute que le même peuple ne consomme pas autant dans les années de disette, que dans les années d’abondance : dans celle-ci tout le monde est mieux nourri ; on emploie une partie des produits à engraisser des animaux de basse-cour ; les denrées étant moins chères, il y a un peu plus de gaspillage. Quand la disette survient, la classe indigente est mal nourrie ; elle fait de petites parts à ses enfans ; loin de mettre en réserve, elle consomme ce qu’elle avait amassé : enfin il n’est malheureusement que trop avéré qu’une portion de cette classe souffre et meurt.

Ce malheur arrive surtout dans les pays très-populeux, comme l’Indoustan, la Chine, où il se fait peu de commerce extérieur et maritime, et où la classe indigente s’est accoutumée de longue main à se contenter du strict nécessaire pour vivre. Le pays, dans les années ordinaires, produisant tout juste de quoi fournir cette chétive subsistance, pour peu que la récolte soit mauvaise, ou seulement médiocre, une multitude de gens n’ont plus même le strict nécessaire : ils meurent par milliers. Tous les rapports attestent que les famines, par cette raison, sont très-fréquentes et très-meurtrières à la Chine et dans plusieurs contrées de l’Inde.

Le commerce, et surtout le commerce maritime, facilitant les échanges, [429] et même les échanges lointains, permet de se procurer des denrées alimentaires en retour de beaucoup d’autres produits ; on a même remarqué que ce sont les pays qui ont le moins de territoire et qui ne subsistent qu’au moyen de leur commerce, comme la Hollande, Venise, Gênes, qui sont le moins exposés aux disettes. Non-seulement ils vont chercher les blés où l’on peut en trouver, mais où l’on peut les acheter au meilleur marché [373].

Si la population, en thèse générale, se proportionne à la production, c’est la quantité d’industrie, mère des produits, qui exerce une influence fondamentale sur la population des états. Cette seule observation décide les longues discussions qui se sont élevées dans le dernier siècle, pour savoir si le monde était plus peuplé autrefois qu’aujourd’hui. Était-il plus industrieux, plus généralement cultivé, avait-il plus de manufactures, un commerce plus étendu, à des époques où la moitié de la terre habitable était encore inconnue, où la partie connue était plus d’à moitié couverte de forêts, où la boussole n’était pas découverte, et où les sciences, fondement de tous les arts, étaient dans l’enfance ? Si l’on convient que non, il est impossible de soutenir que le monde fût, à beaucoup près, aussi peuplé que nous le voyons. Si l’on n’a le flambeau de l’économie politique à la main, on ne peut mettre aucune critique dans l’étude de l’histoire.

De ce que l’industrie est le fondement de la population, on peut conclure que la démarcation des états et des provinces, les lois et les mœurs des nations, ne sont que des circonstances accidentelles qui n’influent sur la population qu’indirectement, et par leur influence sur les développemens de l’industrie.

Pour cultiver la terre, il faut que les hommes soient répandus sur toute la surface du sol ; pour cultiver les arts industriels et le commerce, il leur convient de se réunir aux lieux où l’on peut les exercer avec plus d’avantage, c’est-à-dire, aux lieux qui admettent une plus grande subdivision [430] dans les occupations. Le teinturier s’établira auprès du marchand d’étoffes, le droguiste auprès du teinturier ; le commissionnaire ou l’armateur qui font venir les drogues se rapprochera du droguiste ; et il en sera de même des autres producteurs. De cette agglomération d’individus se forment les villes.

En même temps ceux qui, sans travailler, vivent de leurs capitaux ou de leurs terres, sont attirés dans les villes, où ils trouvent réuni tout ce qui flatte leurs goûts, plus de choix dans la société, plus de variété dans les plaisirs. Les agrémens de la vie des villes y arrêtent les étrangers, et y fixent toutes les personnes qui, vivant de leur travail, sont libres néanmoins de l’exercer indifféremment partout. C’est ainsi qu’elles deviennent non-seulement le séjour des gens de lettres, des artistes, mais aussi le siége des administrations, des tribunaux, des établissemens publics, et s’accroissent encore de toutes les personnes qui tiennent à ces établissemens, et de toutes celles que leurs affaires en rapprochent accidentellement.

Ce n’est pas qu’il n’y ait toujours un certain nombre de gens qui exercent l’industrie manufacturière dans les campagnes, sans parler de ceux qui y sont retenus par leurs goûts : une convenance locale, un ruisseau, une forêt, une mine, fixent beaucoup d’usines et un grand nombre de travailleurs manufacturiers hors de l’enceinte des villes. Il y a même quelques travaux manufacturiers qui ne peuvent être exercés que près des consommateurs, comme ceux du tailleur, du cordonnier, du maréchal ; mais ces travaux n’approchent pas, pour l’importance et la perfection, des travaux manufacturiers de tout genre qui s’exécutent dans les villes.

Les écrivains économiques estiment qu’un pays florissant peut nourrir dans ses villes un nombre d’habitans égal à celui que nourrissent les campagnes. Quelques exemples portent à croire que des travaux mieux entendus, un meilleur choix de cultures et moins de terrains perdus, permettraient, même sur un sol médiocrement fertile, d’en nourrir un bien plus grand nombre [374]. Du moins est-il certain que, lorsque les villes [431] fournissent quelques produits à la consommation des contrées étrangères, étant dès-lors en état de recevoir des subsistances en échange, elles peuvent contenir une population proportionnellement bien plus forte. C’est ce qu’on voit dans plusieurs petits états dont le territoire seul ne suffirait pas à nourrir un des faubourgs de leur capitale.

La culture des prairies exigeant moins de façons que celle des champs, dans les pays d’herbages, un plus grand nombre d’habitans peuvent se consacrer aux arts industriels, ils seront donc plus multipliés dans ces pays-là que dans les pays à blé. C’est ce qui se voit dans certaines parties de la ci-devant Normandie, dans la Flandre, en Hollande.

Depuis l’invasion des barbares dans l’empire romain jusqu’au dix-septième siècle, c’est-à-dire, jusqu’à des temps où nous touchons encore, les villes ont eu un faible éclat dans tous les grands états de l’Europe. La portion de la population qu’on estime être nourrie par les cultivateurs, ne se composait pas alors principalement de manufacturiers et de négocians, mais de nobles entourés d’une suite nombreuse, de gens d’église et d’autres oisifs qui habitaient les châteaux avec leurs dépendances, les abbayes, les couvens, et fort peu dans des villes. Les produits des manufactures et du commerce se bornaient à très-peu de chose ; les manufacturiers étaient des artisans de chaumière, les négocians des porte-balles ; quelques outils fort simples, des meubles et des ustensiles imparfaits, suffisaient aux besoins de la culture et de la vie ordinaire. Trois ou quatre foires par année fournissaient des produits un peu plus recherchés, qui nous paraîtraient bien misérables ; et si l’on tirait, de loin en loin, des [432] villes commerçantes d’Italie ou de chez les Grecs de Constantinople, quelques meubles, quelques étoffes, quelques bijoux de prix, c’était une magnificence grande et rare, réservée seulement aux plus riches seigneurs et aux princes.

Dans cet ordre de choses, les villes devaient faire une pauvre figure. Aussi tout ce qu’on voit de magnifique dans les nôtres est-il très-moderne ; parmi toutes les villes de France, il serait impossible de trouver un beau quartier, une seule belle rue qui eût deux cents ans d’ancienneté. Tout ce qui date d’une époque antérieure n’y présente, sauf quelques églises gothiques, que des bicoques entassées dans des rues tortueuses, étranglées, qui ne suffisent nullement à la circulation des voitures, des animaux et de la foule qui attestent leur population et leur opulence actuelles.

L’agriculture d’un pays ne produit tout ce qu’elle doit produire que lorsque des villes multipliées sont répandues sur toute l’étendue de son territoire. Elles sont nécessaires au déploiement de la plupart des manufactures, et les manufactures sont nécessaires pour procurer des objets d’échange à l’agriculteur. Un canton où l’agriculture n’a point de débouchés, ne nourrit que la moindre partie des habitans qu’il pourrait nourrir ; et encore ces habitans ne jouissent-ils que d’une existence grossière, dépourvue de tout agrément, de toute recherche ; ils ne sont qu’à moitié civilisés. Qu’une colonie industrieuse vienne s’établir dans ce canton, et y forme peu à peu une ville dont les habitans égaleront bientôt en nombre les cultivateurs qui en exploitent les terres, cette ville pourra subsister des produits agricoles du canton, et les cultivateurs s’enrichiront des produits industriels de la ville.

La ville même est un excellent moyen de répandre au loin les valeurs agricoles de sa province. Les produits bruts de l’agriculture sont d’un transport difficile, les frais excédant promptement le prix de la marchandise transportée. Les produits des manufactures sont d’un transport beaucoup moins dispendieux ; leur travail fixe une valeur souvent très-considérable dans une matière de peu de volume et d’un poids léger. Par le moyen des manufactures, les produits bruts d’une province se transforment donc en produits manufacturés d’une bien plus haute valeur, qui voyagent au loin, et envoient en retour les produits que réclament les besoins de la province. Il ne manque à plusieurs de nos provinces de France, maintenant très-misérables, que des villes pour être bien cultivées.

Ces provinces resteraient éternellement misérables et dépeuplées, si [433] l’on suivait le système des économistes de Quesnay, qui voulaient qu’on fît faire au dehors les objets de fabrique, et qu’on payât les marchandises manufacturées avec les produits bruts de l’agriculture.

Mais si les villes se fondent principalement par des manufactures de toutes les sortes, petites et grandes, les manufactures ne se fondent qu’avec des capitaux productifs ; et des capitaux productifs ne se forment que de ce qu’on épargne sur les consommations stériles. Il ne suffit pas de tracer le plan d’une ville et de lui donner un nom ; il faut, pour qu’elle existe véritablement, la fournir par degrés de talens industriels, d’ustensiles, de matières premières, de tout ce qui est nécessaire pour entretenir les industrieux jusqu’à la parfaite confection et à la vente de leurs produits : autrement, au lieu de fonder une ville, on n’élève qu’une décoration de théâtre, qui ne tarde pas à tomber, parce que rien ne la soutient. C’est ce qui est arrivé d’Écatherinoslaw, dans la Tauride, et ce que fesait pressentir l’empereur Joseph II, lorsque, après avoir été invité à poser en cérémonie la seconde pierre de cette ville, il dit à ceux qui l’entouraient : J’ai fini une grande affaire en un jour avec l’impératrice de Russie : elle a posé la première pierre d’une ville, et moi la dernière.

Des capitaux ne suffisent même pas pour établir une grande industrie et l’active production qui sont nécessaires pour former et agrandir une ville ; il faut encore une localité et des institutions nationales qui favorisent cet accroissement. Les circonstances locales sont peut-être ce qui manque à la cité de Washington pour devenir une grande capitale, car ses progrès sont bien lents en comparaison de ceux que font les États-Unis en général ; tandis que la seule situation de Palmyre, autrefois, l’avait rendue populeuse et riche, malgré les déserts de sable dont elle est entourée, et seulement parce qu’elle était devenue l’entrepôt du commerce de l’orient avec l’Europe. La même raison avait fait la prospérité d’Alexandrie, et plus anciennement encore de la Thèbes d’Égypte. La seule volonté de ses princes n’aurait pas suffi pour en faire une ville à cent portes, et aussi populeuse que nous la représente Hérodote. Il faut chercher dans sa position entre la mer Rouge et le Nil, entre l’Inde et l’Europe, l’explication de son importance.

Si la seule volonté ne suffit pas pour créer une ville, il semble qu’elle ne suffise pas non plus pour en borner les accroissemens. Paris s’est constamment accru, malgré les réglemens faits par l’ancien gouvernement de France pour y mettre des bornes. Les seules bornes respectées sont celles que la nature des choses met à l’agrandissement des villes, et [434] il est difficile de les assigner. On rencontre plutôt des inconvéniens que des obstacles positifs. Les intérêts communaux sont moins bien surveillés dans les cités trop vastes. Les habitans de l’est sont obligés de perdre plusieurs heures d’un temps précieux, pour communiquer avec ceux de l’ouest ; ils sont obligés de se croiser dans le cœur de la ville, à travers des rues et des passages encombrés et bâtis à une époque où la population et la richesse étaient beaucoup moindres ; où les approvisionnemens, les chevaux, les voitures, n’étaient pas si multipliés. C’est l’inconvénient qui se fait sentir à Paris, où les accidens qui naissent de l’encombrement des rues, sont de plus en plus fréquens ; ce qui n’empêche pas qu’on n’y bâtisse tous les jours de nouvelles rues où le même inconvénient se fera sentir au bout de quelques années.

fin du livre second.

 


 

 

LIVRE TROISIÈME. DE LA CONSOMMATION DES RICHESSES.

[435]

CHAPITRE PREMIER. Des différentes sortes de Consommations.

J’ai souvent été forcé de toucher, par anticipation, dans le cours de cet ouvrage, des idées dont le développement devait, suivant l’ordre naturel, se présenter plus tard. La production ne pouvait s’opérer sans consommation, j’ai dû, dès le premier livre, dire le sens qu’il fallait attacher au mot consommer.

Le lecteur a dû comprendre, dès-lors, que, de même que la production n’est pas une création de matière, mais une création d’utilité, la consommation n’est pas une destruction de matière, mais une destruction d’utilité. L’utilité d’une chose une fois détruite, le premier fondement de sa valeur, ce qui la fait rechercher, ce qui en établit la demande, est détruit. Dès-lors elle ne renferme plus de valeur ; ce n’est plus une portion de richesse.

Ainsi, consommer, détruire l’utilité des choses, anéantir leur valeur, sont des expressions dont le sens est absolument le même, et correspond à celui des mots, produire, donner de l’utilité, créer de la valeur, dont la signification est également pareille.

Toute consommation, étant une destruction de valeur, ne se mesure pas selon le volume, le nombre ou le poids des produits consommés, mais selon leur valeur. Une grande consommation est celle qui détruit une grande valeur, sous quelque forme que cette valeur se manifeste.

Tout produit est susceptible d’être consommé ; car si une valeur a pu être ajoutée à une chose, elle peut en être retranchée. Elle y a été ajoutée par l’industrie ; elle en est retranchée par l’usage qu’on en fait, ou par tout autre accident ; mais elle ne peut être consommée deux fois : une valeur une fois détruite ne peut être détruite de nouveau [375]. Telle [436] consommation est rapide ; telle autre est lente. On consomme une maison, un navire, du fer, comme on consomme de la viande, du pain, un habit. On peut même ne consommer un produit qu’en partie. Un cheval, un meuble, une maison qu’on revend, ne sont pas consommés en totalité, puisqu’il leur reste un débris de valeur qu’on retrouve dans le nouvel échange qu’on en fait. Quelquefois la consommation est involontaire : tels sont l’incendie d’un édifice, le naufrage d’un navire ; ou bien elle ne répond pas au but qu’on s’était proposé en créant le produit, comme dans le cas où l’on jette des marchandises à la mer, où l’on brûle des provisions qu’on ne veut pas laisser à l’ennemi.

On peut consommer une valeur anciennement produite ; on peut la consommer à l’instant même qu’elle est produite, ainsi que le font les spectateurs d’un concert, d’une représentation théâtrale. On consomme du temps, du travail, puisqu’un travail utile a une valeur appréciable, et ne peut plus se consommer de nouveau lorsqu’il a déjà été consommé une fois.

Ce qui ne peut perdre sa valeur n’est pas susceptible d’être consommé. On ne consomme pas un f