Charles Comte, [CR] “De la monarchie française depuis le retour de la maison de Bourbon jusqu'au 1er.avril 1815” Sept. 1815)

Charles Comte (1782-1837)  

 

This is part of an Anthology of writings by Charles Comte (1782-1837), Charles Dunoyer (1786-1862), and others from their journal Le Censeur (1814-15) and Le Censeur européen (1817-1819).

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[G.F. = CC] [CR] “De la monarchie française depuis le retour de la maison de Bourbon jusqu'au 1er.avril 1815” (C T.7, Sept. 6 1815), pp. 184-214.

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Text

[184]

DE LA MONARCHIE FRANÇAISE DEPUIS LE RETOUR DE LA MAISON DE BOURBON

Jusqu'au 1er. Avril 18155.

Considérations sur l'état de la France à cette époque; examen de la Charte constitutionnelle, de ses défectuosités et des principes sur lesquels l'ordre social doit être recomposé y par M. De Montlosier. Avec cette épigraphe:

Multa dies variusque labor mutabilis œvi

Retulit in melius , multos alterna revisens,

Lusit … fortuna …

Les livres ont aussi leur destinée; celui-ci en est bien la preuve; les premières parties , composées pour le gouvernement de Napoléon, ont été publiées sous LouisXVIII; la dernière que nous annonçons aujourd'hui, composée pour le gouvernement des Bourbons, [185] a été, à son tour, publiée récemment sous le règne de Napoléon.

Ce volume aurait produit sans doute une assez grande sensation dans le public , si les Bourbons eussent continué de régner ; il eût peut-être fait faire quelques réflexions sérieuses aux incurables esprits qui les dirigeaient, parce que c'est le seul ouvrage où les torts de cette cour soient exprimés avec autant de franchise que de netteté, sans être relevés avec ce ton d'aigreur et d'inimitié naturel aux autres défenseurs d'une nation humiliée, et si bien justifié jusqu'au dernier moment par un ministère insolent et hypocrite. M. le comte de Montlosier , attaché autant par sa doctrine et sa condition personnelle que par son amour pour la patrie à la plus grande gloire du gouvernement royal, s'annonce moins comme un accusateur indigné que comme un ami ardent à prévenu' des maux qu'il a su prévoir. « Certes, dit-il, après la révolution du mois dé mars dernier, ce n'est pas moi qui ai pu m'étonner d'un changement de scène. Je l'ai assez annoncé. J'admirais l'inconcevable sécurité de [186] ces princes qui se croyaient établis bien paisiblement sur un sol qui, par beaucoup de fautes, s'abîmait chaque jour et s'écroulait , etc. »

Il y a six semaines , la première partie de ce volume présentait bien moins d'intérêt que la seconde. L'une contient l'examen du gouvernement des Bourbons en 1814; l'autre, l'exposé de la doctrine politique de M. de Montlosier. A cette époque , nous avions commencé l'article destiné à cette intéressante production par l'analyse de la seconde partie , attendu qu'elle aurait dû être la première , puisque l'autre n'est qu'une application plus ou moins directe des principes qui y sont contenus, et que d'ailleurs elle donne la solution de cette longue énigme que nous avions cherché à débrouiller en rendant compte, il y a deux mois, des trois volumes précédens. Aujourd'hui les événemens , par un retour subit, reportent toute notre attention sur la première partie , dont ils font en quelque sorte un ouvrage de circonstance , et nous laissent peu de loisir pour songer à de pures théories. S'il en est ainsi , nous [187] n’avons point à critiquer un auteur, nous n'avons guère qu'à écouter en silence la voix d'un citoyen plein de bon sens, de prudence, je dirai même d'impartialité , malgré toute sa doctrine patricienne.

Et vous aussi, funestes conseillers d'un monarque malheureux pour avoir suivi vos conseils, malheureux pour les suivre encore, écoutez d'abord ces réflexions d'un véritable gentilhomme français sur les couleurs nationales.

Ce passage et tous ceux que nous citerons sont d'autant plus frappans , qu'ils ont été écrits avant l'événement qui les a si cruellement justifiés.

« La première, la plus grande difficulté de la maison de Bourbon , en rentrant en France , consistant, je l'ai dit , dans le double danger de s'abaisser en rentrant dans la révolution, de se perdre en restant en dehors , il n'y avait qu'une manière de se sauver de cette difficulté; d'abord de séparer la révolution de ce qu'elle a eu de misérable ; cela fait, de se jeter tout entier dans ce qu'elle a eu d'honorable, de glorieux , [188] d’éclatant ; d'y entrer tout-à-fait; d'en prendre, dès le premier moment, les nuances , les couleurs.

» A cet égard, dés paroles ne sont jamais suffisantes. Henri IV est encore sur ce point d'un grand exemple. Protestant, il n'eût jamais rien pu faire de favorable aux protestans sans aigrir les catholiques prépondérans et leur donner de la méfiance et des soupçons. Henri IV, catholique , put faire l'édit de Nantes; si Henri IV , protestant, l'eût tenté, il eût ramené là ligue. …

» Avec un peu d'habileté, mais sur-tout avec beaucoup de franchise, un roi de l'ancien régime pourrait donc absolument , s'il le voulait, gouverner la France révolutionnaire. Je crains qu'on ait une autre pensée. On voudrait convertir la France et la changer. Ce patti me paraît fort dangereux. Il me paraît de plus qu'en l'adoptant, on ne fait pas ce qu'il faut pour y parvenir. Tout me paraît arrangé en ce genre pour exciter non la corifiance , mais la crainte.

» Je ne puis dire si les membres du gouvernement provisoire qui ont délibéré longuement et sérieusement sur la convenance [189] de quitter le drapeau tricolore et de prendra la cocarde blanche , ont senti toute l'importance de cette mesure , s'ils en ont prévu tous les résultats ultérieurs. Dans tous les cas, au moins, il était à desirer que le roi, avec les lumières et la bonté qui le caractérisent, appréciât, dans ses conséquences à venir, cet acte, non de réflexion , mais tout de respect pour lui et de courtoisie.

» Lorsqu'à la suite des scènes du t4 juillet, on nous[1] apporta à Versailles le drapeau tricolore , nous pûmes frémir à la vue de ce travestissement de l'ancien drapeau des lys ; mais , avec le temps , lorsque ce drapeau est devenu l'emblème d'un grand changement dans l'Etat; lorsque , se mesurant avec l'ancien drapeau blanc , ainsi qu'avec tous les drapeaux de l'Europe , il est sorti triomphant de ces luttes; lorsque, porté dans les combats , il s'est empreint de toutes les couleurs de la gloire; lorsqu'il a flotté avec honneur sur toutes les mers, dans toutes les contrées de l'Europe; qu'il a été salué par le monde entier, et respecté par tous [190] les potentats; il faut dire plus, lorsqu'il est arrivé à signifier la révolution même , le bouleversemens qu'elle a causés et les avantages qui en sont sortis en faveur de la partie la plus nombreuse et la plus considérable des la nation ; un gouvernement nouveau , qui s'est annoncé pour entrer sur ce sol tout révolutionnaire , à l'effet seulement, de maintenir et de réparer, a dû traiter avec plus d'importance une mesure qu'un certain parti sera naturellement porté à regarder comme un triomphe. Il a dû prévoir que , par suite de cet acte , une partie de la nation effrayée croirait qu'elle a perdu le gage de ses avantages révolutionnaires, tandis que l'autre imaginerait en avoir un de sa restauration entière; il a dû prévoir qu'une partie de la France verrait dans le nouveau drapeau, un démenti donné à la charte constitutionnelle, et peut-être aussi une charte opposée de contre-révolution; il a dû prévoir enfin que par-là toute réparation deviendrait désormais difficile , en ce qu'elle inspirerait des craintes; le moindre retour à quelque chose de l'ancien régime , impraticable , en ce [191] qu'il paraîtrait le commencement d'un retour entier.

» Frappé de ces considérations , j'avoue, avec tout mon goût et tout mon respect pour le drapeau blanc, que si j'avais été interrogé sur la convenance de son rétablissement , j'aurais regardé comme une fortune pour le service de Sa Majesté , si, en approchant des personnes qui ont plus particulièrement sa confiance, j'avais pu leur persuader l'avantage du parti que je sais énoncer.

» C'eût été , après avoir accepté , à Londres , la cocarde blanche , qui avait été envoyée d'enthousiasme, de ne l'accepter que pour la rendre immédiatement après l’entrée à Paris; le roi serait venu alors à l’hôtel-de-ville; et là , en présence des généraux et des maréchaux, il aurait déposé son cordon bleu et sa croix de Saint-Louis , pour prendre tout simplement la cocarde tricolore et le grand cordon de la légion d'honneur; si ensuite nos plus jeunes princes , se contentant du rang de colonel, étaient venus se mettre avec ce simple grade dans les rangs de l'armée, rechercher de cette manière les [192] leçons et les conseils de nos vieux généraux, s'instruire des détails de leur gloire et de leurs faits d'armes , quelque tristesse eût pu saisir sans doute ça et là un reste d'espérance; mais je puis croire que la nation entière aurait eu pour ce procédé une grande reconnaissance.

» Lorsque Henri IV , aux portes de Paris , vient faire au peuple français, l'abandon de la religion dans laquelle il était né , est-ce parce qu'il a été terrassé tout-à-coup comme Saint-Paul par la foudre de la grâce ? Il est probable que c'est plutôt par un sentiment de raison et de bonté. La politique a pu dire ensuite : Le royaume de France vaut bien une messe. Louis XVIII, prenant les couleurs de la révolution et lui sacrifiant les siennes, eût fait dire de même: Le royaume de France vaut bien un ruban.

» La vérité , c'est qu'avec la cocarde blanche Louis XVIII ne peut presque rien faire aujourd'hui sans danger pour ses compagnons d'infortune et pour ses amis. Avec la cocarde tricolore, il eût fait tout ce qu'il aurait voulu.

[193]

» Dès ce moment, on a été obligé de lout faire à double ; on a mis aux prises la cocarde blanche et la charte , la croix de Saint-Louis et la croix d'honneur, la révolution et l'ancien régime , le roi et la patrie. En prenant la cocarde tricolore, le roi n'avait pas à craindre qu'un parti arborât contre lui la cocarde opposée. Aujourd'hui, Dieu nous préserve de nouveaux mouvemens , car il semble qu'on ait voulu laisser tout exprès un étendard à la révolte. »

Voilà bien les oracles du bon sens. M. de Montlosier doit bien gémir ainsi que nous de s'être si peu trompé. Mais quoi, ses leçons subsistent encore ; elles sont devenues plus importantes que jamais!

Parte maliquam , venti, divam referatis ad aures!

Vain espoir! n'a-t-on pas eu déjà l'adresse merveilleuse de déclarer à l'armée et au peuple mécontent, que des considérations impérieuses ont empêché la cour d'adopter les trois couleurs? Ceci nous rappelle un des plus mémorables exemples du délire le plus insensé et de l'orgueil le plus [194] tenace, lorsqu'au milieu de toutes les forces européennes, Bonaparte, sans doute aussi par des considérations supérieures , refusait la paix qui lui était proposée; tandis que notre malheureuse France s'écroulait de toutes part autour de lui.

Comme il nous est impossible maintenant d'envisager cet ouvrage autrement que dans ses rapports avec les misères de la patrie , nous prévenons le lecteur que nous lui donnons plutôt des extraits qu'une analyse de cette première partie, et que nous changeons l'ordre des matières selon le degré de leur importance actuelle. La question des couleurs nationales nous conduit naturellement à celle de la souveraineté nationale , représentée par notre cocarde tricolore. On peut nous objecter que Louis XVlII ne pouvait accepter le signe sans admettre la chose signifiée ; que par conséquent il eût fallu sacrifier dix-neuf ans d'un règne mémorable sans doute , plus le royaume de Navarre , et la grâce de Dieu , qui aurait perdu toute son efficacité en se trouvant accolée avec la Constitution de l'Etat. Il eût fallu accepter [195] une constitution, la meilleure , il est vrai , de toutes celles qui ont été jusqu'ici , mais l'accepter , au lieu de l'octrover ! et l'accepter des mains d'un Lanjuinais, d'un Flauvgergues , d'un Lafayette ... ! on n'y saurait songer : ce sont des jacobins ! Il est bien vrai que NOUS VOULONS TOUT CE QUI SAUVERA LA FRANCE , excepté cependant … tout ce qui pourrait la sauver. Dans un temps de factions , ne nous parlez pas de ce qui pourrait appaiser les factions; dans ces temps où la division de l'armée et du gouvernement peut anéantir la France , ne nous parlez pas de ce lambeau à trois couleurs qui pourrait rappeler à nous nos soldats et nos frères. Du reste , demandez-nous tous les sacrifices; nous ferons, le plus mesquinement possible, des améliorations à notre charte … ; les candidats des colléges d'arrondissement , les présidens des collèges électoraux nommés par nous, et la loi des mille francs d'impositions directes, nous rassurent contre nos propres largesses. … Colonel, demandez-moi tout ce que vous voudrez ; mais , pour la vie , cala n'est pas possible.

[196]

Français de tous les partis, de toutes les opinions , de toutes les classes , je vous le demande: avons-nous d'autres souverains que le salut de la patrie ? Ce qui peut faire le salut de la nation, est tout ce qui constitue la souveraineté de la nation, et rien autre chose ne doit être entendu sous ce mot fatal qui nous a été si funeste par l'importance que l'on a mise tour-à-tour à le célébrer et à le proscrire. Non, le peuple n'a point de volonté , et il n'en a jamais eu. Dans les révolutions , il n'a que des passions et des fureurs; dans l'état ordinaire , il n'a que les volontés de son gouvernement, bon ou mauvais. Non , pareillement, un monarque n'est pas le souverain absolu d'une nation ; un monarque ne dispose pas des droits politiques de ses sujets , non plus que de leurs droits civils: les bestiaux n'ont de fourrage qu'autant que le berger leur en octroie : les peuples n'auront-ils de liberté qu'à la même condition? Quelle est donc la véritable origine des gouvernemens? C'est le hasard , la force des choses; c'est Dieu qui fait naître les gouvernemens d'une manière plus ou moins bizarre, [197] plus ou moins irrégulière , et envoie les despotes sur la terre de même que les brigands et les voleurs de grand chemin. Où donc est la loi suprême ? Dans le salut de la patrie; quel est le juge? La raison, la conscience des bons citoyens et des bons rois. Tenons promptement aux applications.

Un bon prince , comme celui de tel état de l'Europe que vous voudrez , régnant d'une manière égale et pacifique , par suite d'héritage , sur des sujets qui l'aiment tous de même, à l'aide des anciennes mœurs , des coutumes respectables et constamment respectées de son royaume , soutenu et entouré d'une vieille noblesse puissante et considérée dans tout le pays, peut bien , au milieu du calme non interrompu de la monarchie, donner, accorder , octroyer , comme il lui plaira, une charte ou une ordonnance de réformation , qui introduit la représentation nationale dans le système du gouvernement ; il n'a que faire de songer à la souveraineté de la nation , ou plutôt il obéit à la volonté du peuple, en ce qu'il consulte sa conscience et sa raison sur 1e [198] plus grand bien public, qui est la loi suprême, et le souverain des rois. Toutefois, il s'abstient de tous ces mots équivoques et dangereux, qui, s'ils ne signifient pas ce que nous venons de dire , ne signifient que des. horreurs ou des sottises, comme les souverains de 95 , ou les registres de Napoléon. Tous les sujets de ce bon prince bénissent les intentions paternelles et la générosité de leur monarque , sans qu'aucun d'eux s'avise de vouloir se couvrir de ridicule en invoquant la souveraineté nationale.

Mais , au contraire, un prince qui, deux fois exilé de son pays, y rentre deux fois à l'aide des armées étrangères et d'un parti fanatique, haineux et intéressé comme tous les partis , depuis qu'il en existe au monde; un prince qui, ramené au sein de sa patrie abîmée, n'a plus d'autre moyen d'en sauver les derniers restes qu'en y rétablissant l'union par de légers sacrifices qu'exigent l'honneur et l'opinion, le fanatisme , si l'on veut, du parti contraire; quand une armée brave et malheureuse ne veut céder qu'avec les honneurs militaires; quand , après une révolution [199] honteuse , un peuple fier et délicat , se retranchant sur ce qu'elle peut avoir d'honorable et de spécieux , du moins dans les expressions , rattache tout son amour propre à soutenir de vains mots , de vaines formules , afin de n'avoir pas tant à rougir , et de se reposer avec les honneurs de cette même révolution , que fera ce prince , inconnu à l'armée, à la noblesse, à la génération nouvelle , opposant des souvenirs déplaisans à la génération précédente, calomnié sur-tout par les prétentions et les animosités de ses propres partisans? Il consultera, avant tout, sa raison et sa conscience sur le salut de la patrie ; et il reconnaîtra , en souriant de pitié , que tous ces pauvres gens ne veulent pas qu'il dise , j'octroie , mais bien, j’accepte, et que les autres se feront tous égorger héroïquement plutôt que de recevoir de lui un ruban blanc. Après s'être bien assuré qu'il ne s'agit que des mots et non des choses, il acceptera, le plus solennellement possible, une cocarde et une constitution. aussi sage , aussi monarchique qu'il l'aurait pu faire lui-même. Hé! messieurs, le peuple [200]  souverain ne vaut pas la peine qu'on en fasse tant de bruit ; le peuple souverain signera , pourvu qu'il sache écrire , sur des registres qui seront ouverts dans toutes les municipalités , et le dépouillement de ces registres se fera dans la chambre des représentais, le plus sérieusement qu'il se pourra. Tout cela est fort ridicule, mais la patrie est sauvée ; la dix-neuvième année de notre règne ne l'est guère moins, et la pairie est perdue; .Revenons à M. de Montlosier ; nous l'avons moins perdu de vue que l'on pourrait le croire.

« Nous devons rendre grâce à LouisXVIII d'avoir voulu attacher la royauté actuelle à la royauté ancienne , et compter , dès le premier moment de son retour, les années passées de son règne. Je dis cela, non en simple serviteur du roi, mais comme citoyen. Je le dis dans les intérêts de tous les partisans d'une monarchie héréditaire. Je n'examine à ce sujet aucune doctrine. Je laisse de côté celle de la souveraineté du peuple que je ne partage point; mais même en parlant dans le sens de cette doctrine, s'il était vrai que [201] comme peuple, ou peuple Français, nous eussions eu le droit de détrôner Louis XVI et de mettre Louis XVIII sur le trône, la chose une fois faite, il faudrait se hâter, selon moi, de désavouer ce droit ou de le mettre dans l'ombre.

» En effet, une seule fois constaté qu'il y a eu, pour le droit du peuple, un roi dépossédé et un autre roi élevé , vous aurez beau proclamer ensuite une monarchie héréditaire , vous ne pourrez plus l'avoir avec sécurité. Je viens de relire, avec beaucoup d'attention , les débats sur le procès de Louis XVI; il m'est démontré qu'il a été mis à mort par le décret même qui a proclamé , comme une concession, sa personne sacrée et inviolable. Vous vous prétendez aujourd'hui peuple souverain. Eh bien! peuple souverain d'aujourd'hui, vous aurez beau faire ? vous ne pourrez jamais dépouiller le peuple de demain, celui d'après demain et des années subséquentes, de la souveraineté que vous venez de vous arroger. Proclamée par un grand exemple , cette souveraineté se poursuivra sans cesse et se détruira sans cesse. »

[202]

Nous avons la présomption de croire que nous pouvons sans peine anéantir tout ce raisonnement.

Légitime ou illégitime, que faut-il pour qu'un gouvernement se soutienne? Il faut qu'il ait en main une force suffisante pour se conserver ; il faut qu'il soit assez vigoureusement constitué pour n'avoir point d'attaque à redouter. Qu'importe l'origine d'un pouvoir, pourvu que ce pouvoir existe et qu'il se suffise à lui-même ? S'il est trop faible , il faudra bien qu'il tombe tôt ou tard ; et ce n'est pas en vertu de la souveraineté nationale qu'il tombera, mais en vertu de sa propre faiblesse. Si, dans son origine , son pouvoir n'a pas reconnu la souveraineté du peuple, les séditieux se prévaudront de ce qu'il ne l’a pas reconnue , et ce sera un prétexte , entre mille autres, dont ils pourraient fort bien se passer. Si, au contraire, il l'a reconnue, les séditieux ne manqueront pas de dire qu'elle a été frauduleusement reconnue , irrégulièrement consultée , surprise , circonvenue et trahie , etc., etc.; mais il est bien évident que la souveraineté du peuple est, [203] par elle-même, aussi incapable de renverser les trônes que de les élever. Si Louis XVI ai péri, c'est qu'il n'avait aucune garantie réelle du pouvoir, trop faible encore , que ses maîtres lui laissaient sur le papier. La nation souveraine n'est et ne peut être qu'une abstraction qui ne peut faire de mal à personne. Ce n'est pas elle , quoi qu'en ait dit Napoléon , qui l'avait élevé à l'empire , et qui naguère avait proscrit les Bourbons. Quoi qu'en dise M. de Montlosier , Napoléon ne craignait pas plus le peuple souverain de demain que celui d'hier. Depuis plus de cent ans que cet innocent souverain est reconnu en Angleterre par la maison de Brunswick , il ne lui a pas causé un seul moment d'inquiétude; et la raison n'en est pas bien difficile à concevoir. Il n'en eût probablement pas été de même si cette famille, obstinée à ne faire valoir que ses droits héréditaires, eût refusé d'accepter la grande charte et le bill des droits. En un mot, la souveraineté nationale n'est rien sans les clubs , sans les séditions, sans les armées. Fermez les clubs, assurez-vous des séditieux, [204] attachez-vous l'armée , et sachez caresser cette chimère de peuple souverain , quand cette chimère peut sauver la patrie sans rien retrancher à votre véritable pouvoir.

Concluons que nous ne saurions reconnaître la sagesse ordinaire de M. de Montlosier, dans cette déclamation , qui , d'ailleurs, est en contradiction avec le passage que nous avons cité antérieurement, et avec un grand nombre d'autres que nous allons citer, et qui sont bien moins dans l'esprit de caste et de doctrine que dans l'esprit du bien public.

Passons au jugement de M. de Montlosier sur l'armée française. Telle est la sottise des partis, qu'ils sont toujours disposés à voir dans le parti contraire des légions de monstres et de démons. Il est bien peu de gens assez raisonnables pour ne s'étonner de rien de la part d'une multitude, pour remonter aux causes naturelles qui la font agir, et pour réserver leur haine et leur indignation au très-petit nombre d'hommes coupables qui travaillent à la séduire, ou qui négligent tous les moyens légitimes de la satisfaire , [205] ou qui enfin l'irritent et la soulèvent par des injustices et des affronts journaliers.

« Je ne sais, dit M. de Montlosier, si quelqu'un a pris la peine d'observer convenablement les dispositions de l'armée française. Sous Bonaparte, cette armée n'est pas seulement fatiguée , tourmentée ; elle est en apparence négligée de mille manières. Point de magasins , dit-on , point de vivres , point d'ambulance régulière , point d'hôpitaux. Cette année ne laisse pas de lui appartenir et de lui être dévouée.

» Ce n'est pas assez : après l'avoir abandonnée une fois dans les plaines d'Egypte, il revient à l'abandonner encore dans les déserts de la Russie ; ce qui échappe de cette armée lui appartient toujours.

» A Leipsick , elle succombe; les restes mutilés s'attachent tout de même à sa destinée. Enfin , la population du monde entier se jette sur ces débris, qui sont de nouveau mis en pièces; ces pièces lui sont encore dévouées. On se croit encore au temps des prodiges: ces prodiges sont-ils l'effet des circonstances ou de quelques procédés [206] particuliers , ou est-ce simplement l'ascendant singulier d'une ancienne grande fortune et d'une ancienne gloire ? Ce qu'il y a de sûr , c'est que, dès le premier moment de la renonciation , l'armée française a été généralement un objet d'attention. On s'est étonné que, peu ardente pour les nouvelles choses , cette armée ait marqué des regrets pour un autre gouvernement et un autre temps.

» Ah ! on ne comprend pas ce que c'est qu'une armée. Ceux-ci se tourmentent pour connaître sa pensée; ceux-là n'y voient que des canons et des baïonnettes; pour les uns, les soldats sont des citoyens ; pour les autres, ce sont des automates; ceux-ci ne rêvent qu'à leur obéissance passive, qu'ils prennent sans cesse pour une impulsion mécanique et matérielle; la moindre reflexion dans un soldat leur paraît un désordre, la moindre observation une révolte : ceux-là voudraient porter dans l'armée des raisonnemens politiques et des idées libérales.

» Tout cela , selon moi , est pris sous un faux point de vue. Examinons franchement [207] ce que c'est qu'un soldat et qu'une armée.

» Quand un citoyen se trouve placé à côté d'un homme mis comme lui, il doit être naturellement disposé à reconnaître dans cet homme l'égalité ou la supériorité des lumières. Il n'en sera pas de même quand il se trouvera auprès d'un soldat en uniforme. Celui qui doit se battre pour nous , a pour premier devoir de penser comme nous. Qu'il ne se plaigne pas d'un partage où nous lui laissons la première des supériorités, celle du courage ; car la France est ainsi faite : les sentimens y sont par-tout au-dessus des idées. Les forces de l'esprit ont beau avoir de l'importance , il faut qu'elles s'abaissent auprès des forces du cœur.

» L'armée française a, plus qu'aucune autre armée au monde , marqué ces dispositions. Jamais elle n'a su ce que c'était qu'un principe , qu'un système de gouvernement. Jamais elle n'a été vouée à une faction ou à un parti. Toute en action, peu en pensée, peuple particulier dans le peuple , elle en suit toujours les couleurs et les nuances. Aristocrate sous le maréchal de Broglie; [208] constiiutionnclle sous M. de la Fayette ; girondine sous Dumourier; jacobine sous Robespierre; elle a toujours été ce qu'a été l'Etat; elle le sera toujours.

» Faute de connaître ce caractère , j'entends tous les jours s'informer de l'opinion de l'armée. L'armée a des sentimens; elle a des impressions; elle n'a pas d'opinion. La nation , l'Etat , le gouvernement, voilà ce qui est chargé de penser pour elle. La pensée publique se maintient-elle sur un point , la sienne se maintiendra de même; change-t-elle , elle changera aussitôt.

» Au premier moment du retour de la maison de Bourbon , lorsque je traversai à Orléans, les rangs de cette armée , il me sembla voir des lions hérissés; je n'eus pas de peine à entendre très-distinctement, et à plusieurs reprises, prononcer le nom du souverain de l'île d'Elbe. Mauvaise armée , me disait-on. Excellente ; ces lions sont devenus des agneaux. On leur demande leurs drapeaux , ils se laissent arracher leurs drapeaux; on leur demande leurs cocardes , ils les donnent. Ce n'est pas tout : on leur [209] envoie , de toutes parts, des hommes nouveaux , et pour eux , en quelque sorte, d’une autre espèce ; ils reçoivent ces hommes nouveaux, ils leur portent obéissance et respect. Si ce ne sont pas là de bons soldats et de bonnes gens , je ne m'y connais pas[2]. »

» Cependant, sur ce point même, il faut [210] se garder de passer «ne certaine mesure; Absence de raisonnement et vivacité d'impression , ce double caractère que je viens d'indiquer , manifeste l'espèce de service qu'elle peut faire , et l'espèce de ménagement qu'elle nécessite. Lorsque Brennus mène ses Gaulois dans la Grèce, il ne s'occupe pas à leur faire de longues harangues , il leur montre le rocher des Delphes. Voilà, leur dit-il, où sont les richesses du monde. Il ne faut pas oublier que, pendant plus de vingt ans, l'Europe a été montrée de même aux soldats français. J'espère , comme tout le monde , que cette voie d'ambition est fermée pour toujours. Mais si, en même temps, dans l'intérieur de l'armée, dans sa composition, dans son régime , dans ses modes [211] habituels de récompense et d'avancement, on croyait devoir fermer absolument toutes les voies , si on voulait revenir sans précaution, trop vite ou trop tôt, à d'anciens modes décrédité ou à un régime détesté, on établirait dans l'armée un germe de tristesse , d'ennui et de découragement qui pourrait s'y développer d'une terrible manière, surtout s'il était échauffé par un levain semblable dans les autres parties de l'Etat.

» Dans tous les cas, il faut bien comprendre l'espèce de service intérieur qu'on peut espérer de cette armée. Je suis convaincu qu'avec les lumières et la sagesse de notre monarque, nous ne sommes plus destinés à avoir de troubles intérieurs. Mais si (à ce que Dieu ne plaise) il survenait parmi nous des divisions, il faut déterminer d'avance de quel service l'armée pourra être dans ces divisions.

» Au premier abord , si on sait manier comme il faut cette troupe de jeunes officiers, amoureux de dangers, d'avancement et d'aventures , je ne doute pas que tout cela n'aille à l'aveugle et à corps perdu pu on [212] les conduira. Toutefois , prenez garde de n'avoir à combattre ainsi que des intérêts partiels et momentanés; car si tout n'est pas comprimé au moment; s'il faut entrer en campagne dans sa propre patrie; s'il faut contester, hésiter , temporiser, qui que vous soyez, sachez que cette armée ne demeurera pas dans vos mains. Elle cherchera aussitôt l'Etat, la nation , la patrie; dès qu'elle croira l'avoir trouvée , elle vous abandonnera. Il arrivera ainsi, à votre grand étonnement, qu'une armée qui, au premier abord, s'était jetée franchement contre le gros de la nation , huit jours après se rangera avec elle et pour elle. Cette défection , qui aura lieu dans tous les cas , se prononcera avec tant de rapidité, si, par la manière dont on aura traité un certain nombre de prétentions , de vanités et d'espérances , il s'est établi des germes de mécontentement correspondans, par leur affinité, avec ceux qui se trouvent déjà dans l'Etat. »

Voilà encore des prophéties que l'on serait tenté de regarder comme faites après l'événement, si M. de Montlosier, dans sa [213] préface, ne déclarait qu'il s'est abstenu de faire aucun changement à son livre après la révolution du mois de mars.

Je voudrais pouvoir transcrire ici toutes les réflexions solides et d'une utilité pratique que fait M. de Montlosier sur l'esprit public des diverses classes en France, et, en particulier, de la noblesse ancienne; sur l'esprit et la conduite du clergé, et les dispositions de la nation à son égard; sur le caractère du meurtre de Louis XVI, et la manière dont il convenait d'en rappeler le souvenir au 21 janvier; mais je ne puis que recommander à l'attention des lecteurs cette première partie de l'ouvrage où les vues les plus saines et les plus simples sont exposées avec cette vigueur et cette originalité qui caractérisent le talent de l'auteur. L'objet de la seconde partie est trop peu lié à celui de la première pour que l'analyse de l'une et de l'autre puisse être fondue dans un même article. Nous nous contenterons d'observer ici que M. de Montlosier s'attache particulièrement à reconnaître dans les mœurs , dans l'organisation de la maison , de la famille et de l'administration [214] inférieure, les véritables bases de l'édifice social ; et qu'il se distingue entre la plupart des politiques français, en ce qu'il veut nous, faire enfin comprendre combien se trompent ceux qui font consister tout l'Etat dans des constitutions, et se reposent sur tout le reste quand ils ont réglé les rapports de deux ou trois grandes puissances placées au faîte de l'Etat.

Le style de ce dernier volume mérite les mêmes éloges et les mêmes reproches que celui des précédens. On y trouve de la rapidité , du nerf, de l'imagination. On y regrette un peu plus d'étude[3] et de soin: des incorrections et des négligences s'y présentent en grand nombre. Il est bien fâcheux que nos plus forts écrivains négligent chaque jour davantage de parler purement leur langue.

G. F.

 


 

Endnotes

[1] M. de Montlosier était député aux états-généraux.

[2] Les derniers événemens n'affaiblissent point la vérité de ce jugement de M. de Montlosier. Napoléon seul , après une absence de moins d'une année, pouvait séparer de l'Etat ses anciens compagnons d'armes. Quoi que l'on ait pu faire pour vexer cette brave armée dans son honneur et dans ses intérêts , nous sommes persuadés que lui seul pouvait la réduire. Et si l'on n'eût point compromis cet honneur et cet intérêt, qui sont aussi en partie ceux de la nation , Napoléon n'aurait.jamais.eu l'audace de débarquer en France. Après nous être élevés , comme nous l'avons fait sous Napoléon , contre la force militaire, nous ne serons point suspects en déclarant que nous ne croyons pas à la possibilité d'un gouvernement militaire chez tes nations modernes qui sont civilisées. Il suffit de jeter un coup d'œil sur l'état des choses qui favorisent un tel gouvernement chez les Turcs et dans t'ancien empire Romain , pour s'assurer qu'il est de tout point in compatible avec nos institutions, nos mœurs , nos lumières et nos besoins de toute espèce.

Mais aujourd'hui sur-tout nous nous garderons bien de répandre un pareil soupçon sur une armée en deuil de la moitié de ses braves , et qui vient enfin de sauver la France , en dépit de tout le monde , par sa contenance noble et ferme, par des sacrifices sublimes qu'on n'aurait pas dû lui imposer.

[3] Et non pas d'étendue , comme it a plu à l'imprimeur de me le faire dire dans le tome précédent.