LÉon Faucher, "PropriÉtÉ" (1852)

Léon Faucher (1803-54)  

 

Source

Léon Faucher, "Propriété," Dictionnaire de l'Économie Politique, ed. Charles Coquelin and Charles Guillaumin (Paris: Guillaumin, 1852), 2 vols. Vol. 2, pp. 460-473. See also the facs. PDF.

It was partially translated and was published in the Cyclopedia of Political Science, Political Economy, and of the Political History of the United States by the best American and European Authors, ed. John J. lalor (Chicago: M.B. Carey, 1883-84). Vol. III Oath to Zollverein, pp. 383-391, with an accompanying "Note" by Wolowski (with Levasseur), pp. 391-395. See this translation in HTML and facs. PDF.

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Biography

Léon Faucher (1803-54) was a journalist, writer, and deputy for the Marne (1847-1851). He became an journalist during the July Monarchy writing for Le Constitutionnel, and Le Courrier français, for which Molinari and Bastiat wrote, and was one of the editors of the Revue des deux mondes and the Journal des économistes. Faucher was appointed to the Académie des sciences morales et politiques in 1849 and was active in L’Association pour la liberté des échanges. During the Second Republic he was Minister of Public Works (1848) and Minister of the Interior (1848-49). Under President Louis Napoléon he was de facto head of the government (April-October 1851) but resigned rather than serve under him after his coup d’état of 2 December 1851. He wrote on prison reform, gold and silver currency, socialism, and taxation. One of his better-known works was Études sur l’Angleterre (1856).

 


 

Propriété

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PROPRIÉTÉ. — I. Droit de propriété. — L'Économie politique recherche les principes qui président à la formation et à la distribution de la richesse. Elle suppose l'existence de la propriété, dont elle a fait son point de départ; c'est pour elle une de ces vérités premières qui se manifestent dès l'origine des sociétés, que l'on trouve partout marquées du sceau du consentement universel, et que l'on accepte comme des nécessités de l'ordre civil et de la nature humaine, sans songer à les discuter.

Lisez les pères de la doctrine économique: ils gardent un silence a peu près uniforme sur cette grande question. Le chef et l'oracle des physiocrates, le docteur Quesnay, qui comprenait cependant et qui fait ressortir l'importance sociale de la propriété, ne s'occupe de la définir que dans un traité de droit naturel. Turgot, homme d'État, philosophe et économiste, Turgot qui, dans son écrit sur la distribution des richesses, a éclairé d'une vive lumière les origines de la propriété, n'en examine nulle part le principe, le droit ni les formes. Le maître des maîtres, l'auteur de la Richesse des nations, Adam Smith, en fait à peine mention, ne soupçonnant pas sans doute qu'il y eût là matière à controverse. Cette dispute, Jean-Baptiste Say la juge vaine et sans objet pour la science. « Le philosophe spéculatif, dit-il au chapitre XIV de son livre, peut s'occuper à chercher les vrais fondements du droit de propriété; le jurisconsulte peut établir les règles qui président à la transmission des choses possédées; la science politique peut montrer quelles sont les plus sûres garanties de ce droit; quant à l'Économie politique, elle ne considère la propriété que comme le plus puissant encouragement à la production des richesses; elle s'occupera peu de ce qui la fonde et la garantit. » Et ailleurs (livre second, chap. IV): « Il n'est pas nécessaire, pour étudier la nature et la marche des richesses sociales, de connaître l'origine des propriétés ou leur légitimité. Que le possesseur actuel d'un fonds de terre ou celui qui le lui a transmis l'aient eu à titre de premier occupant, ou par une violence, ou par une fraude, l'effet est le même par rapport au revenu qui sort de ce fonds. »

A l'époque à laquelle écrivait Jean-Baptiste Say, le problème qui absorbait et qui agitait les esprits, c'était la production de la richesse. Le monde européen se sentait pauvre, commençait à comprendre la fécondité du travail et aspirait à l'opulence. Le crédit prenait son essor, le commerce s'étendait malgré la guerre; la puissance manufacturière, se développant rapidement, annonçait déjà les merveilles qui l'ont signalée depuis. La production sous ses diverses formes était la grande affaire du temps. Cette marée montante entraînait tout avec elle, la population, le travail, la fortune. Chacun marchait dans un espace ouvert, ayant le but devant les yeux, et ne s'arrêtant pas pour faire un retour sur sa propre situation ou sur celle des autres. La propriété des choses semblait alors une sorte de fonds commun auquel tout le monde, avec un peu d'effort, pouvait abondamment puiser, et qui se reproduisait sans cesse. Qui aurait eu la pensée de mettre le droit en question? Le silence des Économistes ne faisait que traduire l'indifférence raisonnée de l'opinion publique.

Plus tard, la population s'étant accrue dans tous les États de l'Europe, la valeur des terres et le taux des salaires ayant généralement augmenté, la fortune mobilière, grâce aux progrès du commerce et de l'industrie, égalant, ou peu s'en faut, le capital foncier, et la concurrence, qui embrassait tous les genres de travail et de placement, réduisant pour chacun les profits ainsi que les débouchés de l'activité humaine, le problème de la distribution de la richesse a repris le premier rang. Le nombre des pauvres a paru se multiplier avec celui des riches. On a pu croire un moment que la civilisation industrielle tendait à exagérer l'inégalité qui existe naturellement entre les hommes. Dans cette période de transition qui dure encore, il s'est formé des sectes pour prêcher aux mécontents de l'ordre social on ne sait quel avenir, dont l'abolition ou la transformation de la propriété était le premier degré.

A la faveur des révolutions politiques, ces doctrines funestes, qui dominaient d'abord souterrainement en quelque sorte jusqu'à ce qu'elles [461] eussent endurci les cœurs et corrompu les esprits, ont fini par faire irruption dans les rues de nos cités; les arguments déployés contre la société ont servi à bourrer les fusils et à aiguiser les baïonnettes de la révolte. Il a fallu d'abord défendre l'ordre social par les armes. Et maintenant, économistes, philosophes ou jurisconsultes, nous comprenons tous que notre devoir est de démontrer, de manière à convaincre les plus incrédules, qu'ayant pour nous la force, nous avons aussi la raison et le droit.

C'est donc à la lumière des événements que le programme de l'Économie politique s'est agrandi.; Sa place est marquée aujourd'hui dans la discussion des origines et des litres de la propriété. Il faut qu'elle intervienne en s'appuyant sur l'observation des faits, tout comme la philosophie en exposant et en commentant les principes. Le socialisme, en attaquant les bases de l'ordre social, met toutes les sciences en demeure de contribuer, chacune pour sa part, à le défendre!

II. Opinions des philosophes et des jurisconsultes sur la propriété. — Jusqu'à nos jours, la question avait été abandonnée aux philosophes et aux jurisconsultes. Il ne faut pas méconnaître l'utilité de leurs travaux; ils ont préparé le terrain et frayé les voies à l'Économie politique. Quand ils n'ont pas complètement observé et exposé la nature des choses, ils l'ont du moins entrevue. C'est Cicéron qui, en indiquant que la terre devenait le patrimoine de chacun par l'occupation, a constaté que celui qui portait atteinte à ce droit d'appropriation violait la loi de la société humaine. Plus tard Sénèque, tout en exagérant, selon les idées de son temps, le domaine de la souveraineté, a reconnu que la propriété était un droit individuel. Ad reges potestas omnium pertinet, ad singulos proprietas.

Cependant on ferait fausse roule si l'on allait chercher dans les écrits des philosophes et des jurisconsultes, soit une théorie complète de la propriété, soit même une définition exacte. Grotius, qui figure au premier rang parmi les docteurs du droit naturel et du droit des gens, a donné en quelques lignes une histoire de la propriété dans laquelle le communisme pourrait puiser des arguments. Selon cet auteur, après la création, Dieu conféra au genre humain un droit général sur toutes choses. « Cela faisait, dit-il, que chacun pouvait prendre pour son usage ce qu'il voulait et consommer ce qu'il était possible de consommer... Les choses durèrent ainsi jusqu'à ce que le nombre des hommes, aussi bien que celui des animaux, s'étant augmenté, les terres, qui étaient auparavant divisées en nations, commencèrent à se partager par familles; et parce que les puits sont d'une très-grande nécessité dans les pays secs et qu'ils ne peuvent suffire à un très-grand nombre, chacun s'appropria ce dont il put se saisir... »

Ch. Comte fait remarquer que les publicistes de celle école, Wolf, Puffendorf et Burlamaqui se sont bornés à paraphraser les idées de Grotius. Tous ont supposé que, dans l'origine des sociétés, les hommes, pour satisfaire leurs besoins, n'avaient qu'à prendre ce qui se trouvait sous leurs mains, que la terre produisait sans travail, et que l'appropriation n'était autre chose que l'occupation ou la conquête.

Montesquieu n'a pas mieux compris le rôle que joue le travail dans la formation de la propriété individuelle: « Comme les hommes, dit-il au livre XXVI de l'Esprit des Lois, ont renoncé à leur indépendance naturelle pour vivre sous des lois politiques, ils ont renoncé à la communauté naturelle des biens pour vivre sous des lois civiles. Les premières lois leur acquirent la liberté; les secondes, la propriété. » Montesquieu, le seul publiciste depuis Aristote qui ait entrepris de fonder sur l'observation les lois de l'ordre social, n'avait pourtant constaté chez aucun peuple, si primitif qu'il fût, celte prétendue communauté des biens qui dérive, suivant lui, de la nature. Les tribus les plus sauvages, dans l'antiquité comme dans les temps modernes, avaient la notion très-distincte du tien et du mien. Partout la propriété et la famille ont servi de base à l'ordre, et la loi n'a fait que consacrer en les exprimant des rapports déjà établis.

Blackstone ne va pas plus loin que Montesquieu, dont l'opinion se rattache du reste au système de J.-J. Rousseau sur l'état de nature, et se trouve continuée jusqu'à nos jours par un des plus illustres commentateurs du code civil, M. Toullier. Bentham lui-même, cet écrivain qui avait rompu plus que tout autre avec les opinions reçues de son temps, déclare que la propriété n'existe pas naturellement et qu'elle est conséquemment l'ouvrage de la loi. « La propriété, dit-il dans son Traité de législation, n'est qu'une base d'attente: l'attente de retirer certains avantages de la chose qu'on dit posséder, en conséquence des rapports où l'on est déjà placé vis-à-vis d'elle; il n'est point d'image, point de peinture, point de trait visible qui puisse exprimer ce rapport qui constitue la propriété. C'est qu'il n'est pas matériel, mais métaphysique; il appartient tout entier à la conception de l'esprit. L'idée de la propriété consiste dans une attente établie, dans la persuasion de pouvoir retirer tel ou tel avantage, selon la nature du cas. Or cette persuasion, cette attente ne peuvent être que l'ouvrage de la loi. Je ne puis compter sur la jouissance de ce que je regarde comme mien que sur la promesse de la loi qui me le garantit. La propriété et la loi sont nées ensemble et mourront ensemble. Avant les lois, point de propriété; ôtez les lois, toute propriété cesse. »

C'est quelque chose pour les propriétaires que cette assurance que leur donne Bentham, que la propriété ne périra qu'avec la loi. Comme les sociétés humaines ne peuvent pas se passer de lois et que la fin de la loi serait la fin de la société, on voit que la propriété peut compter sur une longue existence. Au reste, Bentham, à l'exemple de Montesquieu, a confondu la notion de la propriété avec celles des garanties que la propriété reçoit des lois civiles et politiques, garanties justement représentées par l'impôt. La meilleure réfutation de la théorie de Bentham se trouve dans quelques passages de Ch Comte,[1] qu'il n'est pas inutile de reproduire.

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« Si les nations ne peuvent exister qu'au moyen de leurs propriétés, il est impossible d'admettre qu'il n'y a point de propriété naturelle, à moins de reconnaître qu'il n'est pas naturel pour les hommes de vivre et de se perpétuer.

« Il est très vrai qu'il n'est point d'image, point de peinture, point de trait visible qui puisse représenter la propriété en général; mais on ne peut pas conclure de là que la propriété n'est pas matérielle, mais métaphysique, et qu'elle appartient tout entière à la conception de l'esprit. Il n'y a pas non plus de trait visible à l'aide duquel on puisse représenter un homme en général, parce que, dans la nature, il n'y a que des individus, et ce qui est vrai pour les hommes, l'est aussi pour les choses.

« Les individus, les familles, les peuples existent au moyen de leurs propriétés; ils ne sauraient vivre de rapports métaphysiques ou de conceptions de l'esprit. Il y a dans une propriété quelque chose de plus réel, de plus substantiel qu'une base d'attente. On en donne une idée fausse, ou du moins très incomplète, quand on les définit comme un billet de loterie, qui est aussi une base d'attente.

« Suivant Montesquieu et Bentham, c'est la loi civile qui donne naissance à la propriété, et il est évident que l'un et l'autre entendent par la loi civile les déclarations de la puissance publique, qui déterminent les biens dont chacun peut jouir et disposer. Il serait peut-être plus exact de dire que ce sont les propriétés qui ont donné naissance aux lois civiles; car on ne voit pas quel besoin pourrait avoir de lois et de gouvernement une peuplade de sauvages chez laquelle il n'existerait aucun genre de propriété. La garantie des propriétés est sans doute un des éléments essentiels dont elles se composent; elle en accroît la valeur, elle en assure la durée. On commettrait cependant une grave erreur si l'on s'imaginait que la garantie seule compose toute la propriété; c'est la loi civile qui donne la garantie, mais c'est l'industrie humaine qui donne naissance aux propriétés. L'autorité publique n'a besoin de se montrer que pour les protéger, pour assurer à chacun la faculté d'en jouir et d'en disposer.

« S'il était vrai que la propriété n'existe ou n'a été créée que par les déclarations et par la protection de l'autorité publique, il s'ensuivrait que les hommes qui, dans chaque pays, sont investis de la puissance législative, seraient investis de la faculté de faire des propriétés par leurs décrets, et qu'ils pourraient, sans y porter atteinte, dépouiller les uns au profit des autres: ils n'auraient pas d'autres règles à suivre que leurs désirs ou leurs caprices. »

L'école écossaise, à partir de Locke jusqu'à Reid et à Dugald-Stewart, est la première qui ait donné une définition à peu près exacte du droit de propriété; de même que l'école physiocratique était la seule, avant 1789, qui en eût compris l'importance et qui en eût fait ressortir l'influence bienfaisante sur l'économie des sociétés. Mais, à l'époque de la révolution française, ces leçons n'avaient pas encore rectifié les idées de tout le monde; car Mirabeau disait à la tribune de l'assemblée constituante: « Une propriété particulière est un bien acquis en vertu des lois. La loi seule constitue la propriété, parce qu'il n'y a que la volonté politique qui puisse opérer la renonciation de tous et donner un titre commun, un garant à la jouissance d'un seul. » Un des jurisconsultes qui ont le plus contribué à la rédaction du code civil, Tronchet, partageait alors cette opinion, et déclarait que « c'est l'établissement seul de la société, ce sont les lois conventionnelles qui sont la véritable source du droit de propriété. »

Il n'y a pas loin de Mirabeau à Robespierre écrivant dans sa déclaration des droits: « La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir de la portion de biens qui lui est garantie par la loi. » Et il n'y a pas loin de Robespierre à Babœuf, qui veut que la terre soit la propriété commune de tous, c'est-à-dire qu'elle n'appartienne à personne. Mirabeau, qui prétend que le législateur confère la propriété, admet par cela même qu'il peut la retirer; et Robespierre, qui réserve expressément la part de l'État dans la propriété, et qui réduit le propriétaire au rôle d'usufruitier en lui refusant la faculté de disposer, de tester, est le précurseur direct et immédiat du communisme.

Je sais bien que la Convention a donné, dans la déclaration des droits qui sert de préambule à la constitution de 1793, une définition très rassurante et très saine du droit de propriété. L'article 16 porte: « Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie; » et l'article 19 y ajoute une garantie que toutes les constitutions postérieures ont reproduite: « Nul ne peut être privé de la moindre portion de sa propriété sans son consentement, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. »

Mais la Convention réservait sans doute l'application de ces belles maximes, comme l'abolition de la peine de mort, pour les temps de paix; car aucun gouvernement ne porta de plus graves atteintes au droit de propriété. La confiscation et les décrets sur le maximum, sans compter la multiplication des assignats et la banqueroute, signalèrent sa domination sauvage, et si elle rendit la France victorieuse et terrible au dehors, au dedans elle la ravagea et l'épuisa. La Convention pensait évidemment, avec Saint-Just, que « celui qui s'est montré l'ennemi de son pays n'y peut être propriétaire. » Elle traitait les nobles et les prêtres comme Louis XIV avait traité les protestants fugitifs à la suite de la révocation de l'édit de Nantes. Elle reprenait, au profit de l'Étal républicain, cette théorie d'origine féodale, d'après laquelle le souverain, le roi, avait le domaine direct et suprême des biens de ses sujets.

C'est M. Troplong qui a fait remarquer[2] la concordance des doctrines démagogiques sur la propriété avec les maximes du despotisme: « Tout ce qui se trouve dans l'étendue de nos États,dit Louis XIV dans ses instructions au Dauphin, de [463] quelque nature qu'il soit, nous appartient au même titre; vous devez être bien persuadé que les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition pleine et libre de tous les biens qui sont possédés, aussi bien par les gens d'Église que par les séculiers, pour en user en tout comme de sages économes. » Mettez cette souveraineté absolue dans les mains d'une république socialiste, et elle conduira certainement aux mesures que réclamait dans les lignes suivantes Gracchus Babœuf: « Le sol d'un État doit assurer l'existence à tous les membres de cet État. Quand, dans un État, la minorité des sociétaires est parvenue à accaparer dans ses mains les richesses foncières et industrielles, et que par ce moyen elle tient sous sa verge et use du pouvoir qu'elle a de faire languir dans le besoin la majorité, on doit reconnaître que cet envahissement n'a pu se faire qu'à l'abri des mauvaises institutions du gouvernement; et alors ce que l'administration ancienne n'a pas fait dans le temps pour prévenir l'abus ou pour le réprimer à sa naissance, l'administration actuelle doit le faire pour rétablir l'équilibre qui n'eût jamais dû se perdre, et l'autorité des lois doit opérer un revirement qui tourne vers la dernière raison du gouvernement perfectionné du contrat social: Que tous aient assez, et qu'aucun n'ait trop. »

Enfin l'ère du code civil se lève sur la France et sur l'Europe. Alors pour la première fois, la puissance publique expose et consacre les vrais principes en matière de propriété. Voici dans quels termes l'orateur du conseil d'État, M. Portalis, s'exprimait devant le Corps législatif: « Le principe du droit de propriété est en nous: il n'est point le résultat d'une convention humaine ou d'une loi positive. Il est dans la constitution même de notre être et dans nos différentes relations avec les objets qui nous environnent. Quelques philosophes paraissent étonnés que l'homme puisse devenir propriétaire d'une portion du sol, qui n'est pas son ouvrage, qui doit durer plus que lui et qui n'est soumise qu'à des lois qu'il n'a pas faites. Mais cet étonnement ne cesse-t-il pas si l'on considère tous les prodiges de la main-d'œuvre, c'est-à-dire tout ce que l'industrie de l'homme peut ajouter à l'ouvrage de la matière?

« Oui, législateurs, c'est par notre industrie que nous avons conquis le sol sur lequel nous existons; c'est par elle que nous avons rendu la terre plus habitable, plus propre à devenir notre demeure. La tâche de l'homme était pour ainsi dire d'achever le grand art de la création.... Méfions-nous des systèmes dans lesquels on ne semble faire de la terre la propriété de tous, que pour se ménager le prétexte de ne respecter le droit de personne. »

Le Code civil (articles 544 et 545), recueillant et résumant les principes déposés dans les constitutions antérieures, définit la propriété « le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu que l'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois et par les règlements. » Charles Comte a fait observer avec raison que cette définition s'appliquait à l'usufruit presque aussi bien qu'à la propriété. La définition du Code civil pèche par un autre côté; elle ne limite pas le pouvoir, qui est abandonné au législateur et même à l'administration, de réglementer l'usage de la propriété. Par cela même la propriété manque de garanties; elle n'est pas défendue contre l'arbitraire. La loi peut interdire au propriétaire de semer toute espèce de graines, d'y planter des vignes ou des arbres, d'y élever aucune construction, de la vendre, de l'échanger, de la donner. En un mot, le monopole égyptien y trouverait place aussi bien que la liberté française. Par bonheur, la pratique législative et les mœurs corrigent les témérités du texte légal.

Le Code civil déclare la propriété inviolable. A l'exemple des Constitutions de 1791,4793 et 1795, il décide que nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité. Mais est-il bien vrai, comme le pense M. Troplong, que l'État, en promulguant ces dispositions, ne se soit réservé que les droits attachés au commandement politique? A-t-on mis ainsi la propriété à l'abri des atteintes du pouvoir public, aussi bien que des usurpations des individus? Voilà justement le côté faible du Code civil. Ses auteurs ont posé des principes dont ils n'ont pas déduit toutes les conséquences. En déclarant la propriété inviolable, ils ne l'ont pourtant mise à l'abri ni du séquestre administratif ni de la confiscation.

L'empereur Napoléon disait au conseil d'Étal, le 18 septembre 1809: « La propriété est inviolable. Napoléon lui-même, avec les nombreuses armées qui sont à sa disposition, ne pourrait s'emparer d'un champ. Car violer le droit de propriété dans un seul, c'est le violer dans tous... » Voilà d'admirables paroles, mais les actes n'y répondaient pas. Les garanties politiques manquaient sous l'Empire à la propriété, réduite aux garanties de la loi civile. Le gouvernement impérial avait conservé la confiscation comme une arme de guerre contre les ennemis de l'intérieur. L'honneur de la supprimer était réservé à la charte de 1814. Mais les puissances du Nord n'ont pas suivi l'exemple de la France. La confiscation défigure encore aujourd'hui le droit européen. En Autriche et en Russie, le gouvernement se réserve la faculté de dépouiller de leurs biens, pour cause d'opinion, les propriétaires qui ont encouru sa disgrâce. La propriété n'est pas mieux garantie que la liberté. Elle se voit en butte aux atteintes des socialistes d'en haut, comme aux attaques des socialistes d'en bas.

III. Origine, caractère et progrès de la propriété. — Pourquoi la plupart des philosophes et des jurisconsultes ont-ils mal connu et mal défini la propriété? D'où vient que l'origine et la nature d'une institution qui tient une aussi grande place dans l'ordre social ne se révèlent à nous avec quelque clarté que depuis la fin du dernier siècle? Comment se fait-il que les plus beaux génies, s'attachant à cette étude, n'aient trop souvent inventé que des théories dont le plus humble propriétaire ne pourrait pas s'accommoder dans la pratique de chaque jour? C'est que le phénomène qu'ils observaient et qu'ils décrivaient a plus d'une fois changé de face. La propriété a participé au progrès général de la civilisation: en même temps, elle a suivi une loi de développement [464] qui lui était propre. Elle a marché comme la liberté, comme l'industrie et comme les arts dans le monde; elle a passé par des âges divers et successifs, à chacun desquels a dû correspondre une différente théorie.

La distinction du tien et du mien est aussi vieille que l'espèce humaine. Dès que l'homme a eu le sentiment de sa personnalité, il a dû chercher à l'étendre aux choses qui tombaient sous sa main. Il s'est approprié le sol et les produits du sol, les animaux et leur croît, le fruit de son activité et les œuvres de ses semblables. La propriété existe chez les peuples pasteurs aussi bien que parmi les nations parvenues au plus haut point de la richesse agricole et de l'industrie; mais elle existe à d'autres conditions. L'occupation du sol a commencé par être annuelle avant d'être viagère, et elle a été viagère dans la personne du tenancier avant de devenir héréditaire et en quelque sorte perpétuelle. Elle a appartenu à la tribu avant d'appartenir à la famille, et elle a été le domaine commun de la famille avant de prendre le caractère individuel. Les poëtes, qui sont les premiers historiens, attestent cette transformation graduelle des héritages.

Ce qui distingue profondément le monde ancien du monde moderne, c'est que la propriété s'acquérait trop souvent autrefois par la conquête, tandis qu'aujourd'hui elle a pour base essentielle le travail. Non-seulement, dans l'antiquité et dans le moyen âge, les individus comme les peuples s'enrichissaient par l'usurpation, mais les hommes libres dédaignaient l'industrie, et le sol était cultivé par des esclaves. La force des armes, qui était le titre le plus sur à la possession des domaines, procurait aussi les instruments de la production. Comment aurait-on sondé la nature et embrassé l'horizon de la propriété, à une époque où le conquérant s'arrogeait tantôt le droit de vendre les vaincus comme des bêtes de somme, tantôt celui de les attacher à la glèbe; où les hommes étaient traités comme des choses; où le travail passait d'abord par l'épreuve de l'esclavage, ensuite par celle du servage, avant de devenir l'honneur des hommes libres et la richesse des nations?

Ce n'est pas tout. La propriété, en subissant des évolutions analogues à celles de la liberté, s'est étendue et multipliée, et a, pour ainsi parler, envahi l'espace. Au début de la civilisation, ce que l'homme possède est bien peu de chose, des troupeaux, quelques ustensiles grossiers, â peine un coin de terre qui produise des grains, au milieu d'un steppe désert; il ne s'est approprié encore presque aucun des agents naturels. Les peuples agriculteurs, qui succèdent aux tribus de pasteurs, ont bientôt décuplé et centuplé la propriété, qui s'attache alors peu à peu à la surface du globe. Mais il n'appartient qu'aux nations habiles dans l'industrie et dans le commerce de la porter à son plus haut développement. A mesure que la terre s'individualise en quelque sorte, et que chaque parcelle tombe dans le domaine d'un propriétaire qui la féconde de ses capitaux et de ses sueurs, ceux qui se trouvent en dehors de ce partage du sol ne sont pas pour cela exclus de la propriété. En effet, les capitaux naissent de l'accumulation. La propriété mobilière se greffe sur la propriété foncière. Il se forme des trésors accessibles à tout le monde, dont chacun peut avoir sa part et qu'il peut augmenter à l'aide du travail. Un hectare de terre, qui vaut peut-être 10 francs en Algérie et 25 francs dans l'ouest des Étals-Unis, se vend couramment de 500 francs à 5 mille francs dans l'Europe occidentale. Malgré le prix élevé qu'une agriculture perfectionnée ne tarde pas à donner aux propriétés rurales, ou n'exagérerait pas en affirmant qu'aujourd'hui la richesse mobilière en Angleterre et en France surpasse de beaucoup la valeur incorporée au sol.

Ajoutons qu'à mesure que la civilisation avance, chaque citoyen voit s'accroitre et s'étendre la propriété commune dont il jouit au même titre que tous les autres membres de l'État. Les routes, les canaux, les chemins de fer, les écoles, les hospices et autres établissements publics sont incomparablement plus nombreux et mieux administrés qu'ils ne l'étaient il y a un quart de siècle. Que serait-ce si, remontant le cours de l'histoire, nous comparions la somme de jouissances et de facultés que la société mettait à la disposition de ses membres dans les républiques de la Grèce et de Rome, et celle qui leur est réservée de nos jours? Assurément le plus modeste de nos ouvriers ne voudrait pas se trouver exposé aux misères ni aux humiliations qui attendaient les prolétaires de l'antiquité dans l'agora ou dans le forum. C'est donc avec raison que M. Thiers, en rappelant que la propriété est un fait universel, affirme en même temps qu'elle est un fait croissant.

Écoutons cet auteur exposant l'origine et la marche de la propriété dans les temps historiques:

« Chez tous les peuples, quelque grossiers qu'ils soient, on trouve la propriété comme un fait d'abord, et puis comme une idée, idée plus ou moins claire suivant le degré de civilisation auquel ils sont parvenus, mais toujours invariablement arrêtée. Ainsi le sauvage chasseur a du moins la propriété de son arc, de ses flèches et du gibier qu'il a tué. Le nomade, qui est pasteur, a du moins la propriété de ses tentes, de ses troupeaux. Il n'a pas encore admis celle de la terre, parce qu'il n'a pas jugé à propos d'y appliquer ses efforts. Mais l'Arabe, qui a élevé de nombreux troupeaux, entend bien en être le propriétaire et vient en échanger les produits contre le blé qu'un autre Arabe, déjà fixé sur le sol, a fait naître ailleurs. Il mesure exactement la valeur de l'objet qu'il donne contre la valeur de celui qu'on lui cède, il entend bien être propriétaire de l'un avant le marché, propriétaire du second après. La propriété immobilière n'existe pas encore chez lui. Quelquefois seulement, on le voit pendant deux ou trois mois de l'année se fixer sur des terres qui ne sont à personne, y donner un labour, y jeter du grain, le recueillir, puis s'en aller en d'autres lieux... Sa propriété dure en proportion de son travail. Peu à peu cependant le nomade se fixe et devient agriculteur, car il est dans le cœur de l'homme d'aimer à avoir son chez lui... Il finit par choisir un territoire, par le distribuer en patrimoines où chaque famille s'établit, travaille, cultive pour elle et pour sa postérité. De même que l'homme ne peut laisser errer son cœur sur tous les membres de la tribu et qu'il a besoin d'avoir à lui sa [465] femme, ses enfants qu'il aime, soigne, protège, sur lesquels se concentrent ses craintes, ses espérances, sa vie enfin, il a besoin d'avoir son champ qu'il cultive, plante, embellit à son goût, enclôt de limites, qu'il espère livrer à ses descendants couvert d'arbres qui n'auront pas grandi pour lui, mais pour eux. Alors à la propriété mobilière du nomade succède la propriété immobilière du peuple agriculteur; la seconde propriété croit, et avec elle des lois compliquées, il est vrai, que le temps rend plus justes, plus prévoyantes, mais sans en changer le principe. La propriété, résultant d'un premier effet de l'instinct, devient une convention sociale, car je protège votre propriété pour que vous protégiez la mienne.

« A mesure que l'homme se développe, il devient plus attaché à ce qu'il possède, plus propriétaire en un mot. A l'état barbare, il l'est à peine; à l'état civilisé, il l'est avec passion. On a dit que l'idée de la propriété s'affaiblissait dans le monde. C'est une erreur de fait. Elle se règle, se précise et s'affermit, loin de s'affaiblir. Elle cesse par exemple de s'appliquer à ce qui n'est pas susceptible d'être une chose possédée, c'est-à-dire à l'homme; et dès ce moment l'esclavage cesse. C'est un progrès dans les idées de justice, ce n'est pas un affaiblissement de la propriété... Chez les anciens, la terre était la propriété de la république; en Asie, elle est celle du despote; dans le moyen âge, elle était celle des seigneurs suzerains. Avec le progrès des idées de liberté, en arrivant à affranchir l'homme, on affranchit sa chose; il est déclaré, lui, propriétaire de sa terre, indépendamment de la république, du despote ou suzerain. Dès ce moment, la confiscation se trouve abolie. Le jour où on lui a rendu l'usage de ses facultés, la propriété s'est individualisée davantage; elle est devenue plus propre à l'individu lui-même, plus propriété qu'elle n'était. »[3]

Il y a une autre observation, et celle-là rentre plus directement dans le domaine de l'Économie politique. C'est que plus la propriété s'accroit, se fortifie, se trouve respectée, plus les sociétés prospèrent. « Tous les voyageurs, dit encore M. Thiers, ont été frappés de l'état de langueur, de misère et d'usure dévorante des pays où la propriété n'était pas suffisamment garantie. Allez en Orient, où le despotisme se prétend propriétaire unique, ou, ce qui revient au même, remontez au moyen âge, et vous verrez partout les mêmes traits: la terre négligée, parce qu'elle est la proie la plus exposée à l'avidité de la tyrannie et réservée aux mains esclaves qui n'ont pas le choix de leur profession; le commerce préféré comme pouvant échapper plus facilement aux exactions; dans le commerce, l'or, l'argent, les joyaux recherchés comme les valeurs les plus faciles à cacher; tout capital prompt à se convertir en ces valeurs, et quand il se résout à se donner, se concentrant dans les mains d'une classe proscrite, laquelle, affichant la misère, vivant dans des maisons hideuses au dehors, somptueuses au dedans, opposant une constance invincible au maître barbare qui veut lui arracher le secret de ses trésors, se dédommage en lui faisant payer l'argent plus cher et se venge ainsi de la tyrannie par l'usure. »[4]

Voilà donc les racines de la propriété dans l'histoire. Et quant au droit, on pourrait dire que l'universalité du fait suffit pour l'établir. Si la propriété était quelque chose d'accidentel pour la société humaine, si l'institution était née chez un peuple insulaire et formait une exception à la coutume générale, je concevrais qu'on lui demandât de produire ses titres; mais il tombe sous le sens que les hommes ont dû avoir le droit de faire ce qu'ils ont fait de tout temps et dans tous les lieux habités. Le consentement universel est un signe infaillible de la nécessité, et par conséquent de la légitimité d'une institution.

Mais le droit peut se prouver indépendamment de là raison historique. « L'homme, dit M. Thiers, a une première propriété dans sa personne et ses facultés; il en a une seconde moins adhérente à son être, mais non moins sacrée, dans le produit de ces facultés, qui embrasse tout ce qu'on appelle les biens de ce monde, et que la société est intéressée au plus haut point à lui garantir, car, sans cette garantie, point de travail; sans travail, pas de civilisation, pas même le nécessaire, mais la misère, le brigandage et la barbarie.»[5] Cette définition n'est ni assez absolue ni complète. M. Thiers semble placer uniquement dans le travail les fondements de la propriété. Sans doute il en est la source la plus légitime, mais il n'est pas la seule, ni surtout la première en date. Dans les commencements de l'état social, l'homme s'appropria le sol par l'occupation avant de se l'assimiler par le labeur de ses bras. Partout la conquête de la terre sur l'homme ou sur les animaux, la prise de possession, en un mot, a précédé la culture. Un territoire appartient à une peuplade, à une tribu collectivement, avant de se répartir entre ses divers membres. C'est là ce que l'école appelle le droit du premier occupant, droit qui s'explique par le fait même d'une prise de possession opérée sans obstacle et par le pouvoir de défendre, de protéger et par conséquent d'approprier le sol occupé.

A côté des hommes qui acquièrent leurs biens par l'occupation ou par le travail, il est des nations, il est des individus qui ont usurpé ce qu'ils possèdent par la fraude ou par la violence. Les lois et la force publique mise au service des lois font justice de l'usurpation là où leur pouvoir s'étend et obtient à la fois l'obéissance et le respect. Mais il arrive, et l'histoire en fournit des exemples fréquents, que la propriété, qui procède de cette source impure, se transmet ensuite paisiblement de génération en génération, donne lieu à un nombre infini de contrats et devient la base des fortunes. Doit-on, après tous ces faits accomplis, rechercher, en vue d'une condamnation, l'origine des patrimoines? ou plutôt l'intérêt social ne commande-l-il pas de légitimer les transactions subséquentes en passant l'éponge sur le point de départ? Cet état [466] de choses a donné naissance au système de la prescription, qui est la véritable sauvegarde de la propriété. « Aucune transaction ne serait possible, dit encore M. Thiers, aucun échange ne pourrait avoir lieu, s'il n'était acquis qu'après un certain temps celui qui détient un objet le détient justement et peut le transmettre. Figurez-vous quel serait l'état de la société, quelle acquisition serait sûre, dès lors faisable, si on pouvait remonter au douzième et au treizième siècle, et vous disputer une terre, en prouvant qu'un seigneur l'enleva à son vassal, la donna à un favori ou à un de ses hommes d'armes, lequel la vendit à un membre de la confrérie des marchands, qui la transmit lui-même, de mains en mains, à je ne sais quelle lignée de possesseurs plus ou moins respectables! Il faut bien qu'il y ait un terme fixe où ce qui est, par cela seul qu'il est, soit déclaré légitime et tenu pour bon, sans quoi voyez quel procès s'élèverait sur toute la surface du globe! »

Il convient d'ajouter cependant que la conquête et l'usurpation ne sont pas un fait constant ni exclusif, quoique l'on puisse le supposer en voyant dominer par les armes, sur la scène du monde, tantôt les Assyriens, tantôt les Perses, tantôt les Grecs, tantôt les Romains et tantôt les Barbares du Nord, qui se dépossédaient successivement les uns les autres. Non, la violence n'a pas marqué l'origine de toutes les propriétés. M.Thiers, après avoir avancé, contre le témoignage de l'histoire bien comprise et bien interprétée, que toute société présentait au début ce phénomène de l'occupation plus ou moins violente, explique à merveille, dans les lignes qui suivent, comment il se fait que la plus grande partie des propriétés foncières dérivent du travail:

« Le monde civilisé n'est pas une vaste usurpation, et, malgré les barbaries du régime féodal, malgré les bouleversements de là révolution de 1789, la propriété foncière remonte en France, et pour la plus grande partie, à l'origine la plus pure. Les champs que les Romains enlevèrent aux Gaulois étaient peu considérables, car le sol était à peine cultivé, et il ressemblait aux forêts que les Américains concèdent aujourd'hui aux Européens. Les Barbares le trouvèrent dans un état peu différent. Mais c'est surtout pendant les siècles qui ont suivi, et sous le régime féodal, que le défrichement a commencé et s'est continué sans interruption; ce qu'indique le nom de roture, venant de ruptura, donné à toute propriété qui avait le défrichement pour origine. Toute terre roturière venait par conséquent du travail le plus respectable, et c'était le plus grand nombre; car beaucoup de terres anoblies avec le temps, à cause, de celui qui les possédait, avaient commencé par être des terres roturières. Depuis, sous une longue suite de rois, d'excellentes lois avaient rendu la transmission régulière, et le commerce, lorsqu'il voulait acquérir des domaines fonciers, les achetait à beaux deniers comptants des possesseurs roturiers ou nobles. Nous pouvons donc, nous autres Français, posséder nos terres en pleine tranquillité de conscience, fussions-nous même acquéreurs de biens nationaux; car, en définitive, on paya ces biens avec la monnaie que l'Étal lui-même donnait à tout le monde, que tout le monde était obligé d'accepter de ses débiteurs, et enfin, quelques scrupules restant à la restauration, elle a consacré 800 millions à les dissiper. »[6]

La propriété entraine l'inégalité des conditions dans l'étal social, et l'inégalité des conditions n'est elle-même que le reflet des différences que la nature a mises entre les hommes. Tous les hommes n'ont pas la même force musculaire, ni le même degré d'intelligence, une égale aptitude, ni une égale application au travail. Par cela seul qu'il en existe de plus forts, de plus habiles, et, s'il faut le dire aussi, de plus heureux que d'autres, il y en a qui marchent d'un pas plus rapide et plus sûr dans les voies de la richesse. La propriété n'aggrave pas ces irrégularités naturelles, mais elle les traduit en caractères durables et leur donne un corps. Dans l'origine, celui qui cultive mieux possède davantage. Quel intérêt la société aurait-elle à l'empêcher? Le plus habile et le plus robuste cultivateur, en enrichissant sa famille, augmente la somme générale des produits et enrichit par conséquent la société. L'égalité des conditions, le partage égal des propriétés et l'égalité des salaires sont trois formes d'une même idée, qui revient à dire que le plus fort ne doit pas produire plus que le plus faible, et que la pensée de l'homme éclairé doit s'abaisser au niveau de celle de l'homme ignorant; ce serait limiter la production, comprimer l'intelligence, étouffer dans leurs germes les lettres, les sciences et les arts.

Le droit de posséder a pour conséquence nécessaire le droit de disposer des biens que l'on possède, et de les transmettre soit à titre onéreux, soit à titre gratuit, de les échanger, de les vendre, de les donner entre-vifs ou par testament, et finalement de les laisser en héritage. La propriété implique l'hérédité. L'homme est ainsi fait qu'il veut se survivre à lui-même. Le soin de sa propre conservation s'étend à celle de la famille; il travaillerait beaucoup moins pour lui s'il ne travaillait en même temps pour les siens. La propriété, réduite à l'usufruit, n'aurait que la moitié de sa valeur pour les individus et de son utilité sociale.

Cette pensée est exprimée dans de très-belles pages, que j'aime mieux emprunter ici que chercher à refaire: « L'homme n'ayant que lui-même pour but s'arrêterait au milieu de sa carrière; dès qu'il aurait acquis le pain de sa vieillesse, et, de peur de produire l'oisiveté du fils, vous auriez commencé par ordonner l'oisiveté du père! Mais est-il vrai d'ailleurs qu'en permettant la transmission héréditaire des biens, le fils soit forcément un oisif dévorant dans la paresse et dans la débauche la fortune que son père lui léguera? Premièrement le bien, dont vivra l'oisiveté supposée de ce fils, que représente-t-il après tout? un travail antérieur, qui aura été celui du père; et, en empêchant le père de travailler pour obliger le fils a travailler lui-même, tout ce que vous gagnerez, c'est que le fils devra faire ce que n'aura pas fait le père. Il n'y aura pas eu un travail de plus. Dans le système de l'hérédité, au contraire, [467] au travail illimité du père se joint le travail illimité du fils, car il n'est pas vrai que le fils s'arrête parce que le père lui a légué une portion plus ou moins considérable de biens. D'abord il est rare qu'un père lègue à son fils le moyen de ne rien faire. Ce n'est que dans le cas de l'extrême richesse qu'il en est ainsi. Mais ordinairement, dans la plupart des professions, ce n'est qu'un point de départ plus avancé dans la carrière que le père ménage à son fils en lui léguant son héritage. Il l'a poussé plus loin, plus haut; il lui a donné de quoi travailler avec de plus grands moyens, d'être fermier quand lui n'a été que valet de ferme, ou d'équiper dix vaisseaux quand lui ne pouvait en équiper qu'un, d'être banquier quand il ne fut que petit escompteur, ou bien de changer de carrière, de s'élever de l'une à l'autre, de devenir notaire, médecin, avocat, d'être Cicéron ou Pitt, quand il ne fut lui-même que simple chevalier comme le père de Cicéron, ou cornette de régiment comme le père de M. Pitt.

« De même qu'il songeait à ses enfants et à cette idée devenait infatigable, son fils songe aussi à ses propres enfants, et à cette idée devient infatigable à son tour. Dans le système de l'interdiction de l'hérédité, le père se serait arrêté, et le fils également. Chaque génération bornée dans sa fécondité, comme une rivière dont on retient les eaux par un barrage, n'aurait donné qu'une partie de ce qu'elle avait en elle, et se serait interrompue au quart, à la moitié du travail dont elle était capable. Dans le système de l'hérédité des biens, au contraire, le père travaille tant qu'il peut, jusqu'au dernier jour de sa vie; le fils qui était sa perspective en trouve une pareille dans ses enfants, et travaille pour eux comme on a travaillé pour lui, ne s'arrête pas plus que ne s'est arrêté son père, et tous, penchés vers l'avenir comme un ouvrier sur une meule, font tourner, tourner sans cesse cette meule d'où s'échappent le bien-être de leurs petits-enfants, et non-seulement la prospérité des familles, mais celle du genre humain. »[7]

En dépit des progrès de la civilisation, le vieux monde présente encore, sur quelques points, des types des phases diverses que la propriété a parcourues. En comparant les peuples entre eux, tout observateur peut reconnaître que leur prospérité est en raison directe de l'extension et des garanties qu'ils donnent au droit de propriété. L'Orient est immobile et semble frappé de stérilité; l'Occident, qui se prête à toutes les combinaisons du génie humain, accumule et multiplie les richesses. Voyez les tribus arabes: elles vivent, comme au temps de Moïse et de Mahomet, campées sur le sol qu'elles partagent annuellement entre leurs membres, n'étendant pas la propriété au delà des fruits d'une récolte, faisant métier du pillage et toujours en danger d'être dépouillées. Ont-elles conquis un pouce de terre sur le désert? n'ont-elles pas, au contraire, en devenant de plus en plus misérables, dévasté ou laissé dévaster presque sans ressource une grande partie de l'Asie et de l'Afrique, là où germèrent des moissons abondantes, où s'établirent de puissants royaumes, et où brillèrent de superbes cités? Prenez ensuite les contrées dans lesquelles la propriété se trouve de fait ou de droit limitée à l'usufruit: la Turquie, la Perse et l'Inde; le sol est fécond, le climat invite à la production, et pourtant les produits sont misérables. Les populations vivent dans la pauvreté et dans l'ignorance. Le défaut de moralité égale l'absence de sécurité. La société parait constamment chanceler sur sa base; elle n'a pas en elle la force de résistance, et elle manque de point d'appui. En Europe enfin, où la propriété est héréditaire, la richesse et les lumières semblent être échues à chaque peuple, dans la proportion des garanties plus ou moins complètes dont il entoure la transmission des héritages. La Russie, avec d'immenses étendues de pays et avec une population de soixante millions d'hommes, ne pourrait pas payer la moitié du budget que supporte aisément la Grande-Bretagne; et dans les contrées soumises encore au régime de la confiscation, telles que la Gallicie autrichienne et le royaume de Pologne, les terres, à qualité égale, ne valent pas la moitié de ce qu'elles valent en France, en Belgique ou en Hollande.

Ainsi, l'hérédité est nécessaire à la propriété, comme la propriété elle-même à l'ordre social; c'est l'hérédité qui, en permettant l'accumulation des richesses, crée le capital et féconde par là le travail des hommes. Les lois de tous les peuples libres et industrieux la consacrent; mais elle est tellement indispensable au développement de la famille et à la marche des sociétés, que si elle n'était pas la conséquence invincible de la nature humaine et de l'étal social, si elle n'existait pas en un mol, il faudrait l'inventer.

IV. Des objections que l'on élève contre le principe de la propriété. — Les objections que l'on élève contre le principe de la propriété s'adressent soit au droit, soit au fait même. L'adversaire en titre de la propriété, M. Proudhon, est obligé de reconnaître qu'en s'étendant elle se rapproche de l'idéal de la justice: « Autrefois la noblesse et le clergé ne contribuaient aux charges de l'État qu'à titre de secours volontaires et de dons gratuits; leurs biens étaient insaisissables même pour dettes, tandis que le roturier, accablé de tailles et de corvées, était harcelé sans relâche tantôt par les percepteurs du roi, tantôt par ceux des seigneurs et du clergé. Le mainmortable, placé au rang des choses, ne pouvait ni tester, ni devenir héritier; il en était de lui comme des animaux, dont les services et le croît appartiennent au maître par droit d'accession. Le peuple voulut que la condition de propriétaire fût la même pour tous; que chacun put jouir et disposer librement de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie... Le peuple n'inventa pas la propriété, mais comme elle n'existait pas pour lui, au même titre que pour les nobles et les tonsurés, il décréta l'uniformité de ce droit. Les formes acerbes de la propriété, la corvée, la mainmorte, la maîtrise, l'exclusion des emplois ont disparu: le mode de jouissance a été modifié: le fond de la chose est demeuré le même. »[8]

Mais ces progrès, qui sont liés à ceux de la [468] civilisation, ne fléchissent pas l'hostilité de M. Proudhon, il en conteste le principe. La propriété, suivant lui, n'est pas de droit naturel: elle ne se fonde ni sur l'occupation ni sur le travail.

«Puisque tout homme, dit cet auteur, a droit d'occuper par cela seul qu'il existe, et qu'il ne peut se passer pour vivre d'une matière d'exploitation et de travail; et puisque, d'autre part, le nombre des occupants varie continuellement par les naissances et les décès, il s'ensuit que la quotité de matière à laquelle chaque travailleur peut prétendre est variable comme le nombre des occupants; par conséquent, que l'occupation est toujours subordonnée à la population; enfin que la possession, en droit, ne pouvant jamais demeurer fixe, il est impossible en fait qu'elle devienne propriété. »[9]

Pour faire tomber ce paradoxe, il suffit d'en contester le point de départ. Les prérogatives du l'individu et de l'espèce ne renferment pas plus de droit naturel à l'occupation que de droit naturel au travail. Sans doute, au milieu des espaces vacants, celui qui occupe le premier un champ ou une prairie, qui l'enclôt de limites, qui se l'approprie, en devient le possesseur légitime; mais ce n'est pas en vertu d'un titre de possession inhérent à chaque homme, c'est parce que le sol n'appartenait auparavant à personne, et parce que, en marquant cette terre de son empreinte, il ne lèse aucun droit antérieur.

« Un homme, dit M. Proudhon, à qui il serait interdit de passer sur les grands chemins, de s'arrêter dans les champs, de se mettre à l'abri dans les cavernes, d'allumer du feu, de ramasser des baies sauvages, de cueillir des herbes et de les faire bouillir dans un morceau de terre cuite, cet homme-là ne pourrait vivre. Ainsi, la terre, comme l'eau, l'air et la lumière, est un objet de première nécessité dont chacun doit user librement, sans nuire à la jouissance d'autrui; pourquoi donc la terre est-elle appropriée? » Voilà une thèse qui pourrait avoir son bon côté dans l'état sauvage. La théorie de M. Proudhon ferait fortune auprès d'une peuplade de chasseurs. Mais, dans une société industrieuse et policée, elle n'est plus qu'un écho tardif et décoloré des déclamations de Jean-Jacques. Les hommes aujourd'hui ne vivent plus de baies sauvages ni d'herbes ramassées dans les champs; ils ne sont plus réduits à demeurer dans les cavernes ni à préparer des aliments grossiers dans des vases de terre cuite. La civilisation leur a procuré des biens qui compensent et au delà les prétendus droits naturels de cueillette, de chasse et de pêche; et le plus modeste ouvrier, au dix-neuvième siècle, est mieux logé, mieux vêtu et mieux nourri que ne pourrait certainement l'être, avec son droit à la communauté de la terre, l'homme-type de M. Proudhon.

Après avoir soutenu que l'occupation ne pouvait pas servir de base à la propriété, M. Proudhon récuse également les titres du travail. Charles Comte avait dit: « Un espace de terre déterminé ne peut produire des aliments que pour la consommation d'un homme pendant une journée: si le possesseur, par son travail, trouve moyen de lui en faire produire pour deux jours, il en double la valeur. Cette valeur nouvelle est son ouvrage, sa création; elle n'est ravie à personne; c'est sa propriété. » M. Proudhon répond: « Je soutiens que le possesseur est payé de sa peine et de son industrie par la double récolte, mais qu'il n'acquiert aucun droit sur le fonds. Que le travailleur fasse les fruits siens, je l'accorde; mais je ne comprends pas que la propriété des produits emporte celle de la matière. Le pêcheur qui, sur la même côte, sait prendre plus de poisson que ses confrères, devient-il par cette habileté propriétaire des parages où il pêche? L'adresse d'un chasseur fut-elle jamais regardée comme un titre de propriété sur le gibier d'un canton? La parité est parfaite: le cultivateur diligent trouve dans une récolte abondante et de meilleure qualité la récompense de son industrie; s'il a fait sur le sol des améliorations, il a droit à une préférence comme possesseur; jamais, en aucune façon, il ne peut être admis à présenter son habileté de cultivateur comme un litre à la propriété du sol qu'il cultive. Pour transformer la possession en propriété, il faut autre chose que le travail, sans quoi l'homme cesserait d'être propriétaire, dès qu'il cesse d'être travailleur: or, ce qui fait la propriété, d'après la loi, c'est la possession immémoriale, incontestée, en un mot, la prescription: le travail n'est que le signe sensible, l'acte matériel par lequel l'occupation se manifeste. »

Comme sources de la propriété, l'occupation et le travail se complètent l'un par l'autre. La possession n'aurait assurément rien de bien durable, si la culture ne venait la consacrer, en révélant et en mettant en action les forces productives du sol; et, quant au travail, il n'implique pas nécessairement la propriété, puisqu'un fermier qui a dépensé des capitaux considérables à l'amélioration du sol qu'il tient à bail, s'il peut réclamer une compensation, des dommages-intérêts, n'acquiert pas pour cela un droit de propriété sur ce domaine. Voilà ce qui est vrai, voilà ce que l'on peut dire, sans tomber dans l'exagération. Mais prétendre que le possesseur qui a cultivé un champ et qui, en le cultivant, a bonifié le sol, a augmenté le capital que le sol représente, n'a droit qu'aux fruits de l'année, c'est là une erreur manifeste. Et à qui voulez-vous qu'appartienne cette terre améliorée? Y aura-t-on incorporé un capital, un valeur nouvelle pour que cette valeur devienne la proie du premier venu? En ce cas, personne ne voudra plus travailler; car le véritable encouragement au travail, c'est la certitude de récolter ce que l'on a semé, et le capital comme les produits.

M. Proudhon reconnaît que le cultivateur, qui a fait des améliorations sur le sol, a droit à une préférence comme possesseur. Voilà donc déjà une circonstance, et le cas se présente souvent, où la propriété, pour parler la langue de son livre, cesse d'être un vol. Mais il faut aller plus loin. Sans doute le propriétaire n'a pas besoin de cultiver pour conserver son droit; mais le travail ajoute aux titres de propriété et les rend encore plus respectables. Or, le possesseur qui cultive, même sans ajouter par la culture à la valeur de la terre, se relâcherait bien vite de [469] son ardeur pour le travail s'il n'en devait retirer que le produit d'une récolte. L'agriculture est née de la permanence de la propriété, et, sans les garanties que les lois attachent à la possession, elle ne ferait aucun progrès. M. Proudhon n'a qu'à voir ce que deviennent les meilleures terres entre les mains des tribus nomades, parmi lesquelles on ne gratte le sol que pour en obtenir la maigre récolte de l'année.

Mais, dira-t-on, la terre ainsi concédée à perpétuité est séquestrée peu à peu, envahie, et les derniers venus se trouvent exposés à voir les deux hémisphères entièrement occupés par les héritiers des premiers qui ont occupé le sol ou de ceux qui l'ont arraché, soit par violence, soit par fraude, à ses premiers possesseurs. Quand cela serait, le malheur ne nous semblerait pas très-grand. La terre, grâce aux progrès de l'industrie, n'est plus la seule richesse. Celui qui ne possède pas un champ peut acheter une maison, fonder une manufacture, prendre un intérêt dans une entreprise de transport. La propriété, en supposant qu'elle ne suffit plus pour tous sous la forme territoriale, s'offrirait abondamment sous des formes nouvelles. L'appropriation antérieure du sol, au lieu de dépouiller les races futures, tend donc à les enrichir.

Mais de très bons esprits n'admettent pas cette prétendue confiscation du sol au détriment des derniers venus. M. Thiers présente sur ce point des considérations décisives que j'essayerai de résumer... « Certains ingénieurs ont pensé qu'il y avait de la houille dans les entrailles de la terre pour un millier d'années, tandis que d'autres au contraire ont cru qu'il n'y en avait pas à brûler, au train dont va l'industrie, pour plus de cent ans. Faudrait-il par hasard s'abstenir d'en user, de peur qu'il n'en restât point pour nos neveux?... La société qui ne permettrait pas la propriété foncière, de crainte qu'un jour toute la surface de la terre ne fût envahie, serait tout aussi extravagante. Rassurons-nous. Les nations de l'Europe n'ont pas encore cultivé les unes le quart, les autres le dixième de leur territoire, et il n'y a pas la millième partie du globe qui soit occupée. Les grandes nations connues ont toutes fini jusqu'ici, n'ayant encore défriché qu'une très petite portion de leur sol. Elles avaient traversé la jeunesse, l'âge mûr, la vieillesse; elles avaient eu le temps de perdre leur caractère, leur génie, leurs institutions, tout ce qui fait vivre, avant d'avoir, non pas achevé, mais un peu avancé la culture de leur territoire.

« Après tout, l'espace n'est rien. Souvent, sur la plus vaste étendue de terre, les hommes trouvent de la difficulté à vivre, et souvent au contraire ils vivent dans l'abondance sur la plus étroite portion de terrain. Un arpent de terre en Angleterre ou en Flandre nourrit cent fois plus d'habitants qu'un arpent dans les sables de la Pologne ou de la Russie. L'homme porte avec lui la fertilité; partout où il parait, l'herbe pousse, le grain germe. C'est qu'il a sa personne et son bétail, et qu'il répand partout où il se fixe l'humus fécondant. Si donc on pouvait imaginer un jour où toutes les parties du globe seraient habitées, l'homme obtiendrait de la même surface dix fois, cent fois, mille fois plus qu'il n'en recueille aujourd'hui. De quoi, en effet, peut-on désespérer quand on le voit créer de la terre végétale sur les sables de la Hollande? S'il en était réduit au défaut d'espace, les sables du Sahara, du désert d'Arabie, du désert de Cobi se couvriraient de la fécondité qui le suit; il disposerait en terrasses les flancs de l'Atlas, de l'Himalaya, des Cordillères, et vous verriez la culture s'élever jusqu'aux cimes les plus escarpées du globe, et ne s'arrêter qu'à ces hauteurs où toute végétation cesse.

« Cette surface du globe, que l'on dit envahie, ne manquera pas aux générations futures, et en attendant elle ne manque pas aux générations présentes; car de toutes parts on offre de la terre aux hommes: on leur en offre en Russie, sur les bords du Borysthène, du Don et du Volga; en Amérique, sur les bords du Mississipi, de l'Orénoque et de l'Amazone; en France, sur les côtes d'Afrique, chargées autrefois de nourrir l'empire romain. Mais les émigrants n'en acceptent pas toujours, et quand ils acceptent, si l'on n'ajoute rien au don du sol, ils vont mourir sur ces terres lointaines. Pourquoi? Parce que ce n'est pas la surface qui manque, mais la surface couverte de constructions, de plantations, de clôtures, de travaux d'appropriation. Or, tout cela n'existe que lorsque des générations antérieures ont pris la peine de tout disposer pour que le travail des nouveaux venus fût immédiatement productif. »

On le voit, la terre, malgré l'extension qu'a prise la propriété, ne manque pas à l'homme. C'est la propriété bien assise, entourée de garanties et devenue héréditaire qui rend le sol habitable et productif. Ajoutez que, sous l'influence de ce régime, le sort du cultivateur s'améliore plus rapidement encore que celui du propriétaire. C'est surtout au travail que profite la propriété.

V. Du communisme et du socialisme. — Les adversaires de la propriété se partagent en sectes qui la nient d'une manière absolue, et en sectes qui, sans afficher la prétention de la détruire, veulent en transformer la nature ou en corriger les effets. Celles-ci ont proposé divers systèmes, tels que l'association des travailleurs, le droit au travail et la banque d'échange; celles-là tendent plus ou moins directement à la communauté des biens et par conséquent des familles, et ont joui seules, dans les temps de commotions politiques ou sociales, d'une sorte de popularité.

Cette popularité se conçoit. Le peuple n'a qu'un petit nombre d'idées, et il lui faut des idées simples; il est logicien avant tout. Vous pouvez surprendre et abuser des esprits cultivés, mais peu assurés d'eux-mêmes, avec les rêveries de Saint-Simon ou de Fourier; mais si vous dites aux masses que nul n'a le droit d'occuper le sol et que la propriété individuelle est une usurpation, elles ne s'arrêteront pas à moitié chemin; elles ne se contenteront pas d'abolir l'hérédité ou de rechercher les moyens de rendre le travail attrayant, et elles iront droit à la conclusion légitime qu'entraîne la négation de la propriété, à savoir la communauté des biens.

Dans la crise révolutionnaire que nous venons [470] de traverser, les ouvriers et les paysans, que les prédications du socialisme avaient égarés, ne suivaient ni le drapeau de M. Considérant ni celui de M. Proudhon, ils étaient simplement communistes. Les disciples de Fourier n'ont trouvé personne qui consentit, après l'expérience de Condé-sur-Vègre, à leur apporter, pour la reconstruction du phalanstère, son capital et ses bras. Owen au contraire dans la Grande-Bretagne et M. Cabet en France ont recruté sans peine des hommes qui s'aventuraient même au delà des mers pour réaliser l'utopie antisociale, qui allaient mourir de misère à la Nouvelle-Harmonie ou dans la république icarienne.

En dehors de ces tentatives récentes, il existe plusieurs agrégations d'hommes, dans lesquelles on a cherché à introduire, quoique imparfaitement et sous des formes diverses, la communauté des biens. Je ne parlerai pas des communautés religieuses, dans lesquelles on s'interdit également l'accumulation du capital et la reproduction de l'espèce. Celles-là évidemment sont des exceptions et des anomalies placées en dehors du monde, qui ne peuvent servir de type à aucun ordre social; elles accomplissent, comme on l'a fait remarquer, le suicide chrétien. C'est une manière de mourir avant le temps; ce n'est pas un mode de vivre. Il existe à la vérité en Russie des communes dans lesquelles chaque année on partage à nouveau les terres cultivables entre les habitants; mais ceux-ci disposent comme ils l'entendent de la récolte qu'ils ont semée, et chacun demeure propriétaire de sa maison, de ses bestiaux, ainsi que de son capital d'exploitation. C'est la tradition de la vie nomade se continuant dans la vie sédentaire. Encore ce système ne peut-il durer quelque temps, l'amélioration du sol étant sans intérêt pour le laboureur, et devenant par conséquent impossible, qu'à la condition d'une population stationnaire ou dont le surplus serait absorbé par l'émigration.

Tous les exemples de communisme dont l'histoire dépose n'ont abouti qu'à des essais incomplets, informes et éphémères. Tels qu'ils sont, ils prouvent, en face des sociétés fondées sur la propriété et qui celles-là prospèrent, qu'aucun ordre n'a pu s'établir sur la base contre nature de la communauté des biens.

Au reste, un état social mixte ne se conçoit pas. Ou il faut que l'homme travaille pour lui-même et acquière ainsi la propriété, ou il faut qu'il travaille pour la communauté qui, recueillant les fruits de son travail, se chargera de pourvoir à ses besoins. Dans ce dernier système, l'homme ne peut mettre en réserve et individualiser ni ses intérêts ni ses affections. La communauté des biens conduit nécessairement à la communauté des femmes. « Ou tout en propre, ou rien, dit avec raison M. Thiers; alors rien, ni le pain, ni la femme, ni les enfants; tout en commun, le travail et la jouissance. »

Le communisme détruit la personnalité humaine, la liberté, le travail et la famille.

Le communisme supprime la liberté. Pour éviter les mauvaises chances à l'homme, de peur qu'il ne rencontre la pauvreté en courant après la richesse, on l'oblige à travailler pour la communauté qui lui distribue la nourriture, les vêlements et un abri; mais c'est à condition d'humilier sa volonté devant la volonté commune, de faire abnégation de son jugement et de ses penchants, de suivre littéralement l'ordre qui lui est donné, d'être mathématicien quand il voudrait cultiver la poésie ou l'histoire, d'être tisserand ou forgeron quand il voudrait labourer les champs; enfin de se laisser opprimer en tout temps par une égalité grossière. On traite ainsi l'espèce humaine comme une ruche d'abeilles ou comme un rassemblement de castors. On oublie que l'homme suit naturellement, non pas un instinct irrésistible et fatal, mais une loi morale à laquelle il conforme librement ses actes; que la liberté consiste à pouvoir se tromper et à pouvoir souffrir; que c'est là ce qui élève notre nature au-dessus de celle des animaux; et que, pour supprimer la liberté individuelle, il faudrait pouvoir annuler la responsabilité.

Le communisme détruit le travail; car il décourage l'ouvrier en éloignant le but que l'ouvrier veut atteindre. L'homme qui exécute une tâche a besoin de croire, en y consacrant toutes ses facultés, qu'il obtiendra une rémunération proportionnée à ses efforts; il y mettrait la main bien mollement s'il pouvait craindre qu'un ouvrier moins habile ou moins laborieux reçût le même salaire. Or l'égalité des salaires est la conséquence inévitable de la communauté. Ce n'est pas tout: dans la communauté, le mobile du travail manque. On ne compte ni son temps ni sa peine quand on s'efforce de produire pour soi ou pour sa famille. Mais en sera-t-il de même quand il faudra produire pour cet être de raison qu'on appelle la société? La plus simple connaissance du cœur humain enseigne que, si le législateur a raison de généraliser et d'élever la notion du devoir, il ne saurait trop individualiser celle des mobiles intéressés. Vous pouvez dire à un citoyen: « Va te faire tuer pour ton pays! » Vous seriez mal reçu à lui dire: « Veille et prodigue tes forces pour enrichir la société. » Dans les sociétés où la propriété est admise et où le travail profite à celui qui s'y livre, e'est tout au plus si l'on parvient à procurer du pain à tout le monde; mais une société communiste, endormant le zèle et glaçant les facultés de ses membres, ne tarderait pas à mourir de faim. Les tribus qui vivent à l'état sauvage, dans les savanes de l'Amérique ou dans les steppes de l'Asie, mettent à peu près toutes choses en commun; aussi, quand la famine vient les frapper, peu s'en faut que les races ne s'éteignent.

La famille n'est pas seulement un centre d'affections, embrassant la destinée de l'homme depuis le berceau jusqu'à la tombe, elle est aussi un groupe d'intérêts. Le communisme, en détruisant les intérêts, tend à ébranler les affections qui s'y rattachent. Abolissez les limites de la propriété, et vous effacez, ou peu s'en faut, les limites de la famille. Dans le régime de la communauté, un mari qui aime sa femme, un père qui chérit ses enfants, ne pouvant absolument rien pour eux, est soumis à une torture de tous les instants. La communauté encourage, engendre [471] même l'indifférence des parents pour les enfants et des enfants pour les parents. Elle étouffe ou glace les sentiments, pour ne laisser de place qu'aux appétits.

Les monstruosités du communisme s'ajustent les unes aux autres. C'est un édifice hideux à voir et inhospitalier pour l'homme, mais dont toutes les parties se rapportent du moins à un plan d'ensemble. C'est une société fantastique, si l'on veut, et placée dans les conditions de l'absurde, mais enfin une société nouvelle qui aspire à supplanter la vieille société. Le socialisme, au contraire, dans les variations infinies qu'affecte l'esprit de secte, n'est qu'un communisme inconséquent. Il laisse subsister la société actuelle en cherchant à y introduire des éléments qu'elle repousse et des germes de mort. Les socialistes admettent la propriété, mais ils attaquent le capital, la concurrence et la liberté de disposer, les conditions, en un mot, en dehors desquelles la propriété n'a rien de durable.

Tous les systèmes dont on nous a donné le spectacle peuvent se ramener, comme je l'ai déjà indiqué, à trois principaux: l'association des ouvriers entre eux, la banque d'échange ou la réciprocité des services, et le droit au travail. Chacun de ces systèmes est entré, à un moment donné, dans le domaine de la pratique. A la faveur d'une révolution formidable qui avait détendu les ressorts du gouvernement, ils ont franchi violemment le terrain d'un débat contradictoire pour introduire dans la région des faits un commencement de domination. De là vient que nous pouvons les juger non-seulement sur l'infériorité de leurs arguments, mais sur l'avortement de leur fortune.

J'ai traité ailleurs la question du droit au travail,[10] et je me bornerai à rappeler ici que M. Proudhon, en disant: « Donnez-moi le droit au travail, et je vous abandonne la propriété, » en a prononcé la condamnation la plus sévère.

Dans le système de l'association, qui a été consacré non-seulement par des réunions libres d'ouvriers, mais par des prêts d'argent faits par l'État, l'on se proposait de soustraire les ouvriers à ce que l'on appelait alors la tyrannie du capital, et le travail aux effets de la concurrence.

Une association de capitalistes se conçoit; car le capital est le levier à l'aide duquel, dans les régions de l'industrie et dans celles du crédit, on soulève les montagnes. Un concert d'intérêts entre des capitalistes et des entrepreneurs d'industries ou des directeurs du travail semble tout aussi naturel; car il y a là des forces diverses qui viennent concourir au même but, et dont chacune ajoute à la puissance des autres. A la rigueur et dans des circonstances exceptionnelles, un effet utile peut résulter de la réunion du capital et du talent avec le travail mécanique, suivant la formule de Saint-Simon. Mais agglomérer des ouvriers et les associer entre eux, c'est méconnaître la vraie matière de l'association qui suppose la combinaison de forces diverses.

Les machines les plus ingénieuses et les plus puissantes ont besoin d'un moteur. Le travail humain a deux moteurs dont il ne saurait se passer, le capital et l'intelligence. Il y a folie à prétendre que l'on peut supprimer sans inconvénient, soit dans l'industrie, soit dans l'agriculture, l'intervention des capitalistes et celle des entrepreneurs, des patrons. Les associations d'ouvriers se donnent un gérant par l'élection; mais l'élection est le plus mauvais de tous les moyens pour découvrir la capacité, et l'investiture que l'on reçoit de ses égaux ne confère ni les lumières ni l'expérience. En outre on ne conduit bien et l'on ne fait prospérer une entreprise qu'avec le stimulant et avec les inspirations de l'intérêt privé. Les associations d'ouvriers les mieux dirigées ont manqué visiblement de cet instinct commercial qui développe les affaires, qui en éclaire et qui en assure la marche. Une réunion d'ouvriers travaillant sans l'assistance des patrons, c'est le travail sans direction, une machine sans moteur, la révolte des bras contre la tête, et, pour tout dire, l'anarchie.

Toute industrie a besoin d'un capital; car c'est le capital qui fournit les outils, le fonds de roulement et les matières premières. Or les ouvriers n'ont que leurs bras à mettre en commun. Il faut que le capital leur vienne de quelque part; ils le demanderont certainement à l'État, s'ils ne le reçoivent pas librement des capitalistes. L'État cependant n'est riche que de la richesse commune. Le trésor public se forme du produit des contributions acquittées par chaque citoyen. Le gouvernement n'a pas le droit de s'en servir pour commanditer certaines combinaisons, une classe de citoyens au détriment des autres. Au fond, l'État, prêtant ou donnant le capital à des ouvriers associés, deviendrait un véritable entrepreneur d'industrie. Ce serait lui qui ferait concurrence aux capitalistes et aux patrons avec les fonds de tout le monde. Il n'y a qu'un pas d'un pareil régime au monopole, à la communauté; et ce pas serait bientôt franchi.

Il convient de remarquer encore que le système de l'association entre ouvriers, qui a été imaginé dans l'intérêt des ouvriers des grandes industries, ne saurait convenir à ceux de l'agriculture qui occupe en France vingt-quatre millions d'hommes. Ainsi l'État commettrait une injustice, il ferait de plus une détestable spéculation, et il la ferait dans l'intérêt de quatre à cinq cent mille personnes, que les doctrines socialistes ont perverties et constituées, d'une manière à peu près permanente, à l'état d'hostilité contre l'ordre public.

Reste le système de la réciprocité, la Banque du peuple: ce système n'est pas une innovation; il se compose de deux éléments déjà éprouvés, qui ont fait couler beaucoup de sang et de larmes, le maximum et les assignats. L'auteur a voulu recommencer l'expérience sur nouveaux frais. Il a ouvert, dans un moment où la passion politique venait à son aide, la souscription à la Banque du peuple. Mais ce peuple, qui verse des millions à la caisse d'épargne, est resté indifférent devant les promesses du banquier de l'échange, et n'a pas trouvé deux cent mille francs à lui offrir: en attendant l'influence de la contrainte, la combinaison sous la forme spontanée et libre a [472] complètement échoué. L'établissement est mort d'inanition, avant d'expirer sous le ridicule.

Examinons cependant le système, comme s'il était encore à expérimenter. M. Proudhon prétend décréter le bon marché et supprimer le numéraire; à ce prix, tous les maux de l'humanité seront guéris, et nous entrerons dans un âge de bonheur sans mélange, que j'appellerais volontiers l'âge d'or, par une réminiscence classique, sans l'horreur de M. Proudhon pour l'emploi des métaux précieux.

Mais comment opérer le bon marché de toutes choses, et comment amener le monde à répudier de lui-même l'usage de l'argent? Il s'agit de réduire par une décision de la puissance législative tous les revenus, tels que loyers de maisons, fermages de terres, intérêts de capitaux, salaires de toute nature; puis cela fait, et par voie de compensation, l'on diminuera d'une quantité proportionnelle la valeur des choses. Le prix des consommations s'affaiblissant en même temps et au même degré que les salaires, il y aura une sorte de réciprocité. Mais quel sera le résultat, et quel but veut-on atteindre? Évidemment cette combinaison doit avorter. Car il ne dépend ni du pouvoir qui représente la société, ni des individus qui la composent, de fixer arbitrairement le prix des choses. On peut rogner par un décret le traitement des fonctionnaires publics, et c'est une besogne dont la révolution de février s'est acquittée à la satisfaction, je pense, des niveleurs égalitaires. Mais on ne détermine à volonté ni la valeur des services ni celle des objets de consommation. Le travail et les matériaux du travail se payent plus ou moins cher sur le marché, selon qu'ils sont plus ou moins demandés. Il n'y a pas de décret qui permette d'éluder l'inflexible loi du rapport de l'offre à la demande. Mais en supposant l'impossible, que gagnerait-on au succès du système? Si les salaires sont réduits dans la proportion exacte de la réduction opérée sur le prix des choses, on ne s'en trouvera ni bien ni mal, car il n'y aura rien de changé. Personne n'en sera ni plus riche ni plus pauvre. La somme des jouissances restera la même ainsi que celle des besoins. Ce sera pour ainsi dire le mouvement sur place; on aura pris une grande peine, on aura fait mouvoir tous les rouages de la machine sociale, pour accomplir une opération qui est un pur jeu de l'esprit.

Après le bon marché, vient l'échange. Il s'agit de créer une vaste banque qui ait pour gage la production entière du pays, comme la dette publique et comme l'impôt. Cette banque sera ouverte à tout travailleur qui, sur sa demande, en recevra le papier dont il a besoin. Le papier de la banque ayant cours, comme le numéraire que l'on prétend remplacer, le travailleur pourra se procurer ainsi les moyens de produire et de jouir. C'est le crédit universel, le crédit fait à tout le monde, à ceux qui produisent comme à ceux qui ne produisent pas, aux incapables comme aux habiles, aux paresseux comme aux ouvriers diligents, et aux fripons comme aux gens honnêtes. C'est le crédit offert indistinctement aux premiers venus; car le système s'est interdit de refuser, et au premier refus, le papier d'échange aurait tous les inconvénients que l'on reproche au numéraire. Une banque, fondée sur de tels principes, n'aurait ni le droit ni le pouvoir de limiter ses émissions, elle succomberait bientôt à une dépréciation inévitable. M. Proudhon s'indignait comme d'une injure d'un rapprochement entre la banque d'échange et les assignats. Il avait tort; ce sont les inventeurs des assignats qui auraient le droit de se plaindre. Les assignats, en effet, ayant une hypothèque spéciale, offraient, jusque dans l'abîme de la dépréciation, une valeur quelconque au porteur. Les bons d'échange, hypothéqués sur la foi publique, dans un gouvernement socialiste, au milieu du discrédit général et de la ruine universelle, ne représenteraient plus rien.

En voilà bien assez, pour un travail qui doit être sommaire, sur les divers systèmes que l'on oppose à la propriété. Ces systèmes ont fait bien du mal. Quelques-uns, après avoir commencé par être des rêves, ont fini par être des crimes. Au lieu de remuer des idées, de prétendus réformateurs ont secoué sur le monde la torche qui allume les appétits et qui échauffe les passions. On a troublé ainsi, pour longtemps peut-être, les esprits en Europe; mais on n'a pas ébranlé, quoi qu'où ait dit et quoi qu'on ait entrepris, au milieu de la tourmente sociale, les fondements inébranlables de la propriété. Les socialistes de nos jours ne feront pas ce que les jacques au moyen âge et les anabaptistes au seizième siècle n'ont pas pu faire. Comme toutes les institutions qui servent de base à l'ordre social, la propriété est en progrès. Elle marche, elle s'étend, et elle comble chaque jour de ses bienfaits ceux-là mêmes qui la maudissent. Il n'y a de moralité et de richesse que là où la propriété se trouve solidement assise et fortement garantie: c'est les yeux fixés sur le passé de la propriété, que l'Économie politique en proclame le principe et en défend l'avenir.

Léon Faucher.

Notes

[1] Traité de la propriété, chap. 48.

[2] De la Propriété d'après le code civil. (Collection des Petits traités publiée par l'Académie des sciences morales et politiques.)

[3] De la propriété.

[4] De la propriété, livre I, chap. 5.

[5] ibid.

[6] De la propriété, livre I, chap. 12.

[7] De là propriété, par H. Thiers, livre I, chap. 10.

[8] Qu'est-ce que la propriété?

[9] Qu'est-ce que la propriété?

[10] Voyer, dans le Dictionnaire, l'article Droit au travail.

Bibliographie.

La question de la propriété se trouve discutée dans la plupart des traités généraux d'Économie politique, ainsi qu'on l'a vu dans le cours de cet article. Nous signalerons en outre les ouvrages suivants:

An Essay towards a general history of feudal property in Great Britain. — [Essai d'une histoire de la propriété féodale en Angleterre), par John Dalrymple. Londres, 1757, in-8, 1759, in-12.

Considerations on the polity of entrails in a nation. — [Considérations sur le droit de succession], par John Dalrymple. Edimbourg, 1765, in-8.

An Essay on the right of property in land, with respect to the foundation in the law of nature; its present establishment by the municipal laws of Europe, etc. — (Essai sur le droit de propriété territorial, considéré au point de vue du droit naturel, des lois municipales, etc., etc.). Anonyme (par M. Ogilvie). Londres, sans date, 1786, 1 vol. in 8.

De la propriété dans ses rapports avec le droit politique, par le marquis Germain Garnier. Paris, 1792, 1 vol. in-18.

Du droit d'aînesse, par M. Dupin aîné. Paris, 1826, in-8.

Traité de la propriété, par Ch. Comte. Paris, Chamerot, Ducollet. 1834, 2 vol. in-8.

Ueber das Recht des Besitzes.— (Du droit de propriété), par M. de Savigny, Ire édit., 1803. 6e édit. Giessen, 1837, in-8.

Etudes d'Économie politique sur la propriété territoriale, [473] par H. Gustave Du Puynode. Paris, Joubert, 1840, 1 vol. in-8.

Qu'est-ce que la propriété? ou Recherche sur le principe du droit et du gouvernement, par P.-J. Proudhon, 1er mémoire. Paris, Prévot, 1841, 1 vol. in-12.

Lettre à M. Blanqui, sur la propriété, 2e mémoire. Paris, le même, 1 vol. in-12.

Avertissement aux propriétaires, ou Lettre à M. Considérant sur une défense de la propriété. Paris, Garnier frères, 1 vol. in-12.

De la propriété et de son principe, par Jules Lebastier. Paris, comptoir des Impr.-Unis, 1844, 1 vol. in-8.

Propriété et loi, par Frédéric Bastiat. Paris, Guillaumin et compagnie, 1848,in-16.

Les Soirées de la rue Saint Lazare, Rechercha sur les lois économiques et défense de la propriété, par M. G. de Molinari. Paris, Guillaumin et comp., 1849, in-18.

De la propriété, par M. Thiers. Paris, Paulin, 1849, 1 vol. in-8. Réimprimé en partie, en 2 petits vol. in-16, dans la collection des Petits traités publiés par l'Académie da sciences morales et politiques.

Libération de la propriété, ou Réforme de l'administration des impôts indirects et des hypothèques, par le marquis d'Audiffret. Paris, Garnier frères, 1850, brochure in-8.